Par Hatem KOTRANE *
«Le mai le joli mai…». En reprenant le titre de ce poème de Guillaume Apollinaire, sans doute un des plus beaux de la poésie, en ce même jour du 1er mai, l’auteur de ces quelques lignes rappelle que nous célébrons, en Tunisie comme dans le reste du monde, la fête du travail.
Une fête qui est née dans le pays de la libre entreprise, les USA, lorsque, ce jour de l’an 1886, une grève généralisée, suivie par 400.000 salariés, paralyse un nombre important d’usines, réclamant la journée de 8 heures de travail. Le mouvement s’internationalise et l’Internationale socialiste, réunie dans la capitale française en 1889, adopte le 1er mai comme la journée internationale des travailleurs.
Il faut attendre en réalité l’avènement, en 1919, de l’Organisation internationale du travail (OIT) rassemblant gouvernements, employeurs et travailleurs dans le cadre d’une institution tripartite, en vue d’une action commune pour promouvoir les droits au travail , encourager la création d’emplois décents, développer la protection sociale et renforcer le dialogue social dans le domaine du travail.
En Tunisie, la célébration du 1er mai coïncide cette année avec la présentation par le gouvernement depuis le 14 mars 2025 d’un projet de loi relatif à la réglementation des contrats de travail et à l’interdiction de la sous-traitance, actuellement en phase avancée de discussion au sein de l’Assemblée des représentants du peuple et qui répond à l’appel du Président de la République d’en finir avec toutes les formes de travail précaire, mettant en exergue les principes et valeurs consacrés dans le chapitre II de la Constitution adoptée par le référendum du 25 juillet 2022, «Droits et libertés», y compris le droit au travail dans des conditions décentes et à une juste rémunération (article 46).
La réforme la plus importante du code du travail depuis son adoption en 1966
Alors même qu’il aurait gagné à être inséré dans une réforme d’ensemble du Code du travail, vivement souhaité par l’auteur de ces lignes dans un plaidoyer édité en 2017, le projet de loi est sans aucun doute la réforme la plus importante du Code du travail depuis son adoption par la loi n° 66-27 du 30 avril 1966, qui devrait avoir un impact particulier, à travers la réorganisation des modalités de contrats de travail, en particulier la distinction de base entre le contrat de travail à durée déterminée (CDD) et le contrat de travail à durée indéterminée (CDI), autour de laquelle gravitent, non seulement les dispositions organisant «Le contrat de travail» (Livre I, Titre premier), mais également les dispositions organisant des questions aussi diverses que la représentation du personnel dans l’entreprise (Livre III, Titre unique) et les relations collectives du travail, y compris les syndicats professionnels (Livre VII, Chapitre I). De ce fait, cette réforme aura plus d’impact sur les relations de travail et représente une étape différente de l’approche essentiellement libérale précédemment adoptée par le législateur, notamment à travers la loi n° 94-29 du 21 février 1994 et la loi n° 96-62 du 15 juillet 1996, qui ont touché une grande partie du Code du travail dans tout ce qui concerne les modalités du contrat de travail par une réglementation plus souple du contrat de travail à durée déterminée, du contrat de travail à temps partiel, et du régime de licenciement pour motif personnel et du licenciement pour motif économique ou technologique.
Reconnaissance expresse du principe que le contrat a durée indéterminée est la forme normale et générale de la relation de travail.
C’est l’apport principal du projet de loi que de proclamer ouvertement ce principe et de limiter, d’une façon subséquente, la possibilité de recourir à la modalité du CDD à des cas exceptionnels et objectifs qui, seuls, le justifient, à savoir «… l’exécution de travaux nécessités par une augmentation exceptionnelle du volume des services ou des travaux, le remplacement temporaire d’un employé permanent absent, l’interruption de l’exécution d’un contrat de travail, ou la réalisation de travaux saisonniers ou d’autres activités qui, selon les usages ou par leur nature, ne peuvent faire l’objet de contrats à durée indéterminée…».
L’autre grand apport décisif du projet de loi est l’interdiction de tous les contrats ou accords relatifs à la sous-traitance de main-d’œuvre sous peine de sanctions pénales sévères
Seules demeurent licites les contrats de prestation de services ou d’exécution de travaux.
Insuffisances du projet de loi et recommandations
Malgré les nombreux aspects positifs du projet de loi, certaines critiques et recommandations pourraient être formulées afin de lever certaines ambiguïtés ou insuffisances et de parvenir à un arbitrage plus cohérent entre les considérations sociales qui doivent être réaffirmées, d’une part, et les considérations économiques de mobilité et d’ajustement constant de l’emploi aux besoins des entreprises, d’autre part.
Envisager d’ajouter d’autres cas exceptionnels autorisant le recours à la formule du contrat de travail à durée déterminée
Tout en maintenant la primauté du CDI, il s’agit d’étendre les cas exceptionnels autorisant le recours au CDD, par exemple, comme formule d’incitation à l’investissement, comme dans le cas couvert par l’article 6.4.1° du Code du travail dans sa version actuelle, à savoir «l’accomplissement de travaux de premier établissement ou de travaux neufs ». Il serait également utile d’autoriser le recours au CDD à titre d’incitation à l’emploi des jeunes où cette modalité de contrat viendrait accompagner des stages de formation ou en en faisant une sorte de contrat-relais destiné à des chômeurs inscrits dans les bureaux publics de l’emploi, etc.
Réglementer l’activité des entreprises de travail temporaire et les bureaux de placement privés
L’analyse révèle l’impérieuse nécessité de réglementer les diverses formes et pratiques de travail intérimaire ou temporaire qui ne peuvent à l’évidence faire l’économie d’une réforme omise par le projet de loi relatif à la réglementation des contrats de travail et à l’interdiction de la sous-traitance, afin de concilier normes et pratiques professionnelles et d’encadrer, ainsi, ces formes d’emploi triangulaires, et ce, conformément aux instruments internationaux de protection et à l’aune des tendances les plus adaptées en droit comparé.
Redynamiser le dialogue social et la consultation tripartite préalable et restaurer la valeur du travail
L’examen du projet de loi au sein de l’ARP a été utilement accompagné par une consultation d’organisations patronales dont au premier chef l’Utica et la Conect, de fédérations sectorielles et de chambres de commerce, d’experts, etc.
Notre avis est que la consultation préalable doit être poursuivie et étendue aux organisations représentatives de travailleurs, dont au premier chef l’Ugtt, en vue de parvenir à redynamiser le dialogue social, composante essentielle de la Tunisie moderne depuis son indépendance, impliquant la nécessité d’établir de nouvelles formes de partenariat Etat-acteurs sociaux rompant avec le centralisme dans lequel l’Etat providence est considéré comme le seul agent du changement social pour une perspective où les acteurs sociaux jouent réellement un rôle déterminant dans les relations du travail.
Convient-il de rappeler à cet égard la ratification par la Tunisie d’un certain nombre de conventions internationales du travail qui obligent à suivre l’approche de la négociation collective, y compris la convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation et la convention (n° 144) sur les consultations tripartites (normes internationales du travail), marquant tout autant le souci de l’Etat de promouvoir la négociation collective et d’asseoir durablement les droits et garanties en faveur des acteurs du dialogue social.
Il incombe également de rappeler que la communauté nationale dans son ensemble est appelée à restaurer la valeur du travail qui constitue la seule vraie richesse de la Tunisie et de l’inculquer, par tous les moyens actifs et appropriés, aux plus jeunes.
C’est à ce prix en tout cas que les Tunisiens, notamment les plus jeunes d’entre eux, pourront réinscrire éternellement la Tunisie dans leur confiance et accueillir chaque 1er mai, la fêté du travail, en scandant «le mai, Le joli mai…» !
H.K.
* Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis