Le leadership en Tunisie à l’épreuve de la transformation numérique. D’où l’importance de comprendre les freins et le rôle de l’IA. Car le terme « transformation » est aujourd’hui omniprésent dans le discours des entreprises tunisiennes. Pourtant, les changements concrets dans les comportements de leadership et dans les résultats se font encore trop rares. Lotfi Saibi, est à la fois Fondateur, 4D Leadership House, consultant international senior et conseiller exécutif spécialisé dans la transformation du leadership, la performance organisationnelle et l’alignement stratégique. Fort de plus de 30 ans d’expérience en Amérique du Nord, en Europe et dans la région MENA, Lotfi Saïbi a accompagné de nombreux dirigeants et comités exécutifs dans les secteurs de la banque, de l’investissement, de la fintech et des technologies, en apportant des résultats concrets dans des environnements à forts enjeux. Interview:
Pourquoi observe-t-on si peu de changement réel malgré la volonté affichée de transformation ?
Lotfi Saïbi : beaucoup d’équipes dirigeantes confondent transformation et simple modernisation technologique. Il remarque des entreprises qui créent des départements digitaux, renommant des postes et multipliant les discours autour de l’agilité, sans pour autant modifier la centralisation des décisions ou le partage du pouvoir. Ce dernier reste verrouillé et la culture d’entreprise évite de le remettre en question.
Le vrai obstacle n’est donc pas la technologie, mais l’état d’esprit. Une étude distingue trois trajectoires en gestion des ressources humaines : le statu quo, l’efficience et la création de valeur. En Tunisie, la majorité des entreprises restent figées entre les deux premières, sans progresser vers une réelle création de valeur. Seules celles qui adoptent une approche comportementale, alimentée par des données, enregistrent des progrès tangibles.
Pourquoi placer l’intelligence artificielle (IA) et l’analytique au cœur du développement du leadership et de la performance ?
Il faut comprendre que l’IA ne remplace pas les leaders, mais les révèle. Elle apporte un éclairage inédit sur des schémas comportementaux que les méthodes traditionnelles ne détectent pas, comme qui évite les décisions difficiles, qui cultive la confiance ou qui reste lucide dans l’incertitude. A l’instar d’une simulation où un manager réputé pour sa force a cédé sous la pression; tandis qu’un autre plus discret a pris l’initiative. L’analytique comportementale, appuyée par l’IA, a confirmé cette réalité cachée : le potentiel était mal identifié.
L’IA collecte les données, mais c’est au leader de les interpréter. Le rôle consiste à s’assurer que les organisations ne ferment pas les yeux sur les signaux que ces données rendent visibles.
Qu’en est-il de cette “peur du leadership” souvent évoquée ?
Ce n’est pas qu’un malentendu face aux outils numériques, c’est une vraie peur, souvent cachée derrière une prudence stratégique. Peur d’être marginalisé, peur de voir ses décisions contestées par la data. Certains dirigeants avouent : « Je suis un goulot d’étranglement, mais je ne sais pas comment me retirer sans tout faire tomber. »
Cette peur freine l’adoption de l’analytique. Une entreprise attribuait le départ de ses talents à des questions salariales alors que les données comportementales révélaient un manque de sécurité psychologique lié à une gestion managériale rigide. L’analyse a permis de diagnostiquer ce problème que les dirigeants refusaient de voir.
Où se situe réellement le marché tunisien parmi ces trajectoires RH ?
La majorité des entreprises sont entre le statu quo et l’efficience, qui optimise des systèmes parfois obsolètes sans les réinventer. La création de valeur, elle, demande du courage et un changement profond. Grâce à des outils d’IA et des simulations comportementales, des potentiels internes ignorés peuvent être révélés, comme dans le cas où deux collaborateurs internes ont été promus, réduisant le besoin de recrutements externes, avec un retour sur investissement visible par une meilleure visibilité comportementale.
Un exemple concret de changement induit par l’analytique et l’IA ?
Une entreprise de distribution moyenne pensait que les middle managers partaient pour des raisons salariales. Pourtant, l’analyse des données RH et comportementales montraient que les décisions restaient concentrées entre les mains des fondateurs, ne laissant aucune autonomie. Après la mise en place d’un tableau de bord comportemental et la délégation progressive du pouvoir, deux nouvelles antennes dirigées par des talents internes ont vu le jour en un an, sans transformation coûteuse, mais grâce à une plus grande transparence et des actions ciblées.
Autre cas : pour identifier ses futurs leaders, une entreprise a utilisé des mises en situation pilotées par IA recoupées avec ses données RH. Cinq profils invisibles ont émergé, deux ont été promus et l’un a redressé une unité en crise. Le directeur général a dit : « C’est la première fois que j’ai des options, pas juste des fidèles. »
Comment une DRH peut-elle démarrer cette transition vers un leadership piloté par les données ?
Il faut commencer par observer les comportements réels : qui prend la parole, qui canalise les tensions, qui aggrave les conflits. Ces observations ne sont pas basées sur des impressions, mais sur des schémas répétitifs. Beaucoup d’organisations ont déjà ces données sans les exploiter.
Démarrer par un pilote est recommandé : diagnostic comportemental, atelier de leadership orienté données, suivi des feedbacks. Par exemple, un client a détecté grâce à des croisements de données un manager freinant l’initiative dans plusieurs départements, sans besoin d’investir dans de nouvelles plateformes, juste en regardant les données existantes avec volonté.
Quelles sont les conséquences pour les entreprises qui tardent à opérer cette transformation ?
Elles risquent de perdre leur pertinence progressivement. La nouvelle génération de collaborateurs veut être reconnue, écoutée et responsabilisée. Les modèles de leadership basés sur le contrôle plutôt que sur l’analyse perdront leurs meilleurs talents.
Les entreprises les plus agiles n’adoptent pas simplement des outils numériques : elles utilisent l’IA et l’analytique pour repenser le repérage, le développement et la confiance envers leurs leaders. Ce n’est pas une révolution digitale, c’est une véritable mise à l’épreuve du leadership.
La question n’est plus de savoir si elles vont s’adapter, mais si elles seront toujours crédibles au moment où elles le feront. Vous êtes dirigeant, DRH ou membre d’un conseil d’administration ? Interrogez-vous : Savez-vous comment vos leaders réagissent réellement sous pression ? Exploitez-vous les données existantes pour améliorer vos décisions humaines ? Êtes-vous prêts à laisser l’IA révéler ce que vous avez peut-être préféré ignorer ?
Le moment est venu de lancer un diagnostic comportemental. Commencez par mesurer ce qui compte réellement et apportez de la clarté là où règne l’ambiguïté. Le futur du leadership, en Tunisie comme ailleurs, appartiendra à ceux qui sauront allier lucidité comportementale et actions concrètes.
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