Changement climatique, IA, cyberrisques : l’assurance à l’épreuve des mutations mondiales
À l’occasion de la conférence « Nouveaux risques, nouveaux outils » organisée par l’ESPAF Business School le 8 avril 2025 à Tunis, quatre experts de renom ont dressé un état des lieux sans concession des défis qui bouleversent le secteur assurantiel. Entre risques systémiques, révolution numérique et impératifs éthiques, une certitude émerge : l’assurance vit sa plus grande mutation depuis sa création.
En introduction à cette conférence, Serge Degallaix, diplomate et expert en développement international, a posé le cadre des débats en identifiant trois défis majeurs pour le secteur assurantiel face aux nouveaux risques. Le modérateur a d’abord souligné la nature changeante des risques contemporains, devenus « presque systémiques, parfois systémiques », plus fréquents et plus difficiles à quantifier. Cette complexité croissante nécessite selon lui l’adoption de nouveaux outils, notamment technologiques, avec une mention particulière pour l’intelligence artificielle comme moyen d’améliorer la quantification des risques et l’adaptation des tarifs.
Degallaix a ensuite évoqué la nécessaire évolution des produits d’assurance, devant s’adapter à ces nouveaux risques, ainsi qu’une transformation de la relation assureur-assuré. Face à des risques systémiques, il a noté la difficulté de calculer des primes acceptables, avec le danger que les assurés préfèrent assumer le risque plutôt que de payer des cotisations trop élevées.
Enfin, le modérateur a insisté sur l’importance d’une nouvelle approche collaborative impliquant tous les acteurs du secteur, depuis l’accueil client jusqu’aux travaux des actuaires. Cette transformation implique selon lui une adaptation des compétences, illustrée par les chiffres du marché français : un secteur employant 300 000 personnes avec un taux de renouvellement important (13% des effectifs).
Face à des risques systémiques, il a noté la difficulté de calculer des primes acceptables, avec le danger que les assurés préfèrent assumer le risque plutôt que de payer des cotisations trop élevées.
Cette introduction a ainsi dressé un panorama complet des enjeux, mettant en lumière l’interdépendance entre nouveaux risques, outils innovants et adaptation des ressources humaines, tout en préparant le terrain pour les interventions suivantes.
L’obsolescence des modèles traditionnels face aux risques systémiques
Stéphane Loisel, Professeur au CNAM et titulaire de la chaire Actuariat et Science du Risque, a développé une analyse approfondie de la transformation radicale du paysage des risques et de la pratique actuarielle au cours des vingt-cinq dernières années. Son exposé a mis en lumière l’obsolescence progressive des modèles traditionnels face à l’émergence de risques complexes et interconnectés, tout en détaillant les innovations méthodologiques et technologiques qui permettent à la profession de relever ces nouveaux défis.
Le constat initial porte sur la rupture fondamentale avec le paradigme statistique historique. Alors que les actuaires évoluaient autrefois dans un univers considéré comme stationnaire, où les risques individuels présentaient une certaine indépendance et stabilité, le contexte actuel se caractérise par une imbrication croissante des aléas et une aggravation systémique des menaces.
Le changement climatique apparaît comme le facteur le plus structurant de cette transformation, modifiant simultanément la fréquence et l’intensité des catastrophes naturelles. Un séisme d’une magnitude identique à celui d’il y a un demi-siècle aurait aujourd’hui des conséquences bien plus graves en raison de l’élévation du niveau des mers et de l’urbanisation croissante des zones côtières. Cette dynamique se retrouve dans l’ensemble des périls naturels, des incendies de forêt aux inondations, où les modèles de prévision historiques montrent leurs limites.
Un séisme d’une magnitude identique à celui d’il y a un demi-siècle aurait aujourd’hui des conséquences bien plus graves en raison de l’élévation du niveau des mers et de l’urbanisation croissante des zones côtières.
La digitalisation globale et l’instabilité géopolitique contemporaine viennent complexifier ce tableau déjà préoccupant. Les cyberattaques, de plus en plus sophistiquées et parfois instrumentalisées par des acteurs étatiques, créent des vulnérabilités systémiques capables de provoquer des cascades de crises financières à l’échelle mondiale. Loisel a particulièrement insisté sur l’illusion de diversification des risques sur les marchés financiers, où les corrélations entre places boursières se renforcent lors des crises, réduisant à néant les stratégies traditionnelles de répartition du risque. Cette interconnexion croissante des aléas rend obsolètes les anciens modèles de corrélation et nécessite une refonte complète des outils d’analyse.
Face à ces défis sans précédent, la profession actuarielle connaît une révolution méthodologique et technologique profonde. L’utilisation de données satellitaires permet désormais de détecter des mouvements de terrain infimes, de l’ordre de 2 millimètres, offrant des possibilités inédites d’anticipation des sinistres liés au retrait-gonflement des argiles. Le machine learning révolutionne l’analyse des risques en intégrant des variables jusqu’alors négligées, comme la position exacte des arbres dans un jardin ou la composition géologique précise d’un terrain. La migration des outils actuariels vers Python, facilitée par les capacités de l’IA générative, transforme radicalement les pratiques de codage et de modélisation. Ces avancées permettent le développement de modèles prédictifs hybrides combinant données traditionnelles et nouvelles sources d’information pour une évaluation plus fine des expositions.
La migration des outils actuariels vers Python, facilitée par les capacités de l’IA générative, transforme radicalement les pratiques de codage et de modélisation.
Cette transformation technologique s’accompagne d’une mutation profonde de l’identité professionnelle des actuaires. La complexité des nouveaux risques impose une collaboration inédite avec des experts d’autres disciplines – géographes, spécialistes en cybersécurité, chercheurs en santé publique – brisant les silos traditionnels de la profession. Le CNAM a adapté son offre de formation en créant des micro-certificats modulaires sur les sujets émergents, permettant aux professionnels en activité d’acquérir des compétences ciblées en changement climatique, cybersécurité ou finance durable. Cette évolution répond à la nécessité de formations continues adaptées à un environnement en mutation rapide.
Les nouveaux outils et méthodes soulèvent cependant des enjeux éthiques majeurs. La segmentation toujours plus fine des risques, permise par l’analyse massive de données et l’IA, pourrait conduire à une exclusion des populations les plus vulnérables du système assurantiel. Loisel a insisté sur l’impérieuse nécessité de préserver les principes fondamentaux de mutualisation tout en développant des solutions innovantes. Les systèmes de réassurance publique européens apparaissent comme une piste prometteuse pour concilier innovation technologique et solidarité assurantielle. La question de l’équité des algorithmes et de la prévention des biais discriminatoires dans les modèles d’IA constitue un autre chantier crucial pour la profession.
La segmentation toujours plus fine des risques, permise par l’analyse massive de données et l’IA, pourrait conduire à une exclusion des populations les plus vulnérables du système assurantiel.
Stéphane Loisel a souligné l’importance croissante des objectifs de développement durable dans l’évaluation des risques, marquant ainsi l’élargissement du périmètre de responsabilité des actuaires. La profession se trouve à un carrefour historique, où elle doit simultanément assimiler des révolutions technologiques majeures, adapter ses méthodes à des risques en constante évolution et préserver sa mission sociale fondamentale. Cette intervention exhaustive a magistralement démontré comment le métier d’actuaire, tout en conservant ses fondements scientifiques, se réinvente profondément pour répondre aux défis complexes du XXIe siècle.
Le risque comme moteur d’innovation et de progrès
Anis Matoussi, directeur de l’Institut du Risque et de l’Assurance (IRA) et de l’École d’Actuariat du Mans, a présenté une analyse approfondie des transformations majeures affectant le secteur de l’assurance face à l’émergence de risques complexes. Son intervention a mis en lumière les défis actuels tout en esquissant des pistes d’adaptation pour la profession actuarielle. Le directeur a initié son propos par une réflexion sur la nature même du concept de risque, traditionnellement perçu comme une variable négative à couvrir. Il a suggéré une approche plus nuancée, envisageant le risque comme un potentiel moteur d’innovation et de progrès.
Cette perspective se heurte cependant aux caractéristiques des risques systémiques contemporains, particulièrement ceux liés au changement climatique, aux tensions géopolitiques et à la désinformation. Ce dernier point a fait l’objet d’une attention particulière, Matoussi rappelant que les fake news ont été classées comme premier risque mondial lors du Forum de Davos en 2024, avec des conséquences potentiellement déstabilisatrices pour les démocraties et les marchés financiers.
Cette transition s’accompagne d’une remise en question du paradigme de la croissance infinie, sans pour autant rejeter l’importance d’une croissance maîtrisée dans le développement économique.
L’analyse s’est ensuite portée sur l’évolution des modèles économiques et assurantiels. Le conférencier a contrasté les approches traditionnelles, fondées sur des modèles mathématiques exploitant la loi des grands nombres dans un cadre relativement stable, avec les nécessités actuelles imposées par des risques difficilement mutualisables. Cette transition s’accompagne d’une remise en question du paradigme de la croissance infinie, sans pour autant rejeter l’importance d’une croissance maîtrisée dans le développement économique.
Les risques climatiques ont constitué un volet important de l’intervention. Matoussi a particulièrement insisté sur le phénomène de retrait-gonflement des argiles, responsable de dommages croissants aux habitations, illustrant ainsi les nouveaux défis techniques posés au secteur. Face à ces risques émergents, il a plaidé pour une approche combinant prévention active, information des populations et adaptation des pratiques de construction, dépassant ainsi le cadre traditionnel de la simple couverture assurantielle.
Anis Matoussi a insisté sur la nécessité de rompre avec l’approche traditionnelle en silos, au profit de méthodes de travail résolument pluridisciplinaires. Cette évolution implique l’intégration de compétences variées – géologie, climatologie, cybersécurité, sciences sociales – et une refonte conséquente des cursus de formation.
Cette réflexion a naturellement conduit à aborder la question cruciale de l’assurabilité. Le directeur a souligné l’apparition de zones géographiques et de secteurs d’activité progressivement exclus du champ de l’assurance traditionnelle, comme certaines régions du sud de la France ou des activités agricoles devenues trop risquées. Ces constats ouvrent selon lui la voie à de nouveaux modèles de collaboration entre assureurs et pouvoirs publics, notamment à travers des systèmes innovants de réassurance. La transformation des métiers de l’actuariat a fait l’objet d’un développement substantiel. Matoussi a insisté sur la nécessité de rompre avec l’approche traditionnelle en silos, au profit de méthodes de travail résolument pluridisciplinaires. Cette évolution implique l’intégration de compétences variées – géologie, climatologie, cybersécurité, sciences sociales – et une refonte conséquente des cursus de formation.
La place des nouvelles technologies, et particulièrement de l’intelligence artificielle, a été abordée avec une approche équilibrée. Tout en reconnaissant les craintes légitimes suscitées par ces outils (risques de biais, d’exclusion), Matoussi en a souligné le potentiel pour améliorer la modélisation des risques complexes, notamment climatiques. Son analyse a particulièrement mis en avant la capacité de ces technologies à générer des scénarios plus réalistes et à mieux appréhender l’incertitude inhérente aux nouveaux risques, tout en insistant sur la nécessité de maintenir un contrôle humain sur ces processus.
Anis Matoussi a proposé plusieurs axes stratégiques pour accompagner la transformation du secteur : développement d’indicateurs intégrant des dimensions extra-financières, création de plateformes collaboratives public-privé, et investissement accru dans la prévention.
La Tunisie face aux défis globaux de l’assurance
Rassem Ktata, Président de l’Association Tunisienne des Actuaires et Directeur Général de Nextcare & Allianz Partners, a apporté une perspective tunisienne et internationale aux débats sur l’évolution du secteur assurantiel. Son intervention a articulé analyse locale et vision globale, mettant en lumière les spécificités du marché tunisien tout en soulignant les nécessaires adaptations aux transformations mondiales.
Le dirigeant a commencé par contextualiser la situation tunisienne, évoquant les propos d’un ancien directeur général d’assurance à la retraite pour illustrer la persistance de modèles traditionnels dans le pays. Cette approche historique, viable pendant des décennies dans un environnement économique relativement protégé, montre aujourd’hui ses limites face à l’émergence de risques globaux. Pour Ktata a décrit une situation où malgré les changements mondiaux, le secteur tunisien pourrait temporairement maintenir ses pratiques actuelles.
Le modèle basé sur la fréquence des sinistres, pilier historique de l’assurance, est, selon Ktata, en train de « voler en éclat » face aux nouveaux risques nécessitant une approche par la sévérité. Cette transformation implique l’adoption d’outils mathématiques avancés et de nouvelles technologies comme les réseaux de neurones, marquant une rupture avec les méthodes passées.
La réflexion s’est ensuite portée sur les fondements mêmes de l’actuariat traditionnel. Le modèle basé sur la fréquence des sinistres, pilier historique de l’assurance, est, selon Ktata, en train de « voler en éclat » face aux nouveaux risques nécessitant une approche par la sévérité. Cette transformation implique l’adoption d’outils mathématiques avancés et de nouvelles technologies comme les réseaux de neurones, marquant une rupture avec les méthodes passées.
Le diagnostic du marché tunisien dressé par Ktata a mis en évidence plusieurs caractéristiques structurelles :
– Une gouvernance souvent réactive plutôt que stratégique
– Un régulateur intervenant pour corriger les déséquilibres plutôt que pour anticiper les transformations
– Des produits d’assurance majoritairement en dinars, avec des couvertures limitées
– Un retard dans le développement de certains segments comme l’assurance santé complémentaire
Face à ce constat, le dirigeant a cependant identifié un atout majeur pour la Tunisie : son capital humain. Cette ressource, associée à des investissements relativement modestes dans l’infrastructure technologique, pourrait selon lui permettre au pays de se positionner comme plateforme de savoir en matière de modélisation des risques émergents. Ktata a particulièrement insisté sur le potentiel de l’économie du savoir dans ce domaine, soulignant que les métiers de demain restent encore à inventer.
L’intervention a également abordé la question de l’intelligence artificielle, avec une approche équilibrée reconnaissant à la fois son potentiel transformateur et la nécessité de maintenir un contrôle humain. Ktata a évoqué les régulations européennes récentes encadrant l’IA dans les secteurs sensibles comme modèle possible pour la Tunisie. Rassem Ktata a appelé à un « saut qualitatif » pour le secteur assurantiel tunisien, lui permettant d’éviter de reproduire les erreurs des marchés développés tout en capitalisant sur ses atouts spécifiques.
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