Dans son rapport intitulé « La mobilité environnementale en Tunisie à la lumière du changement climatique mondial », le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) dresse un état des lieux alarmant d’une crise humanitaire souvent « ignorée par les autorités ». Alors que le changement climatique s’impose comme un moteur majeur de déplacement de population, l’absence de statut juridique pour les déplacés environnementaux laisse des milliers de citoyens dans une précarité extrême, oscillant entre survie locale et exil forcé.
Le phénomène de la mobilité environnementale n’est plus une simple projection mais une réalité statistique concrète en Tunisie. Selon les résultats de l’Afrobaromètre 2024, environ 8 % des Tunisiens ont déjà été contraints de quitter leur région d’origine à cause de la sécheresse. Cette dynamique locale s’inscrit dans un contexte mondial où l’Observatoire des déplacements internes a recensé 45,8 millions de nouveaux déplacés climatiques pour la seule année 2024, un chiffre que la Banque mondiale estime pouvoir atteindre 216 millions d’ici 2050 en l’absence de politiques climatiques efficaces. Une étude spécifique du FTDES menée dans les régions d’el El Alaa ( Kairouan) et de Qalaat Al-Andalus révèle par ailleurs que 12 % des personnes interrogées envisagent sérieusement de migrer en raison des effets du changement climatique.
La faillite des infrastructures et l’effondrement des moyens de subsistance
Les témoignages recueillis à Kairouan, notamment dans les localités de Hammad ( délégation Sbikha) et Marmar ( délégation de Haffouz), illustrent une dégradation profonde des conditions de vie liée à la gestion défaillante des ressources hydrauliques. À Hammad, l’accès à l’eau est totalement interrompu depuis 2018 en raison de l’endettement et de la mauvaise gestion du Groupement de Développement Agricole (GDA), forçant les jeunes à l’exil et condamnant les femmes à des corvées d’eau épuisantes auprès de puits informels.
À Marmar, l’activité agricole et l’élevage se sont effondrés : un éleveur témoigne avoir vu son cheptel passer de centaines de têtes à seulement quelques dizaines à cause du coût prohibitif des citernes d’eau, tandis que la production d’huile d’olive a chuté de manière drastique. Cette précarité est accentuée par des facteurs biologiques comme la cochenille du cactus qui, depuis 2021, ravage une ressource économique vitale pour les familles rurales sans intervention efficace de l’État.
Les conséquences sociales et sanitaires d’un abandon institutionnel
L’impact de la crise environnementale sur les déplacés climatiques dépasse le cadre économique pour toucher à la dignité humaine et à la santé publique. La consommation d’eau non contrôlée dans les zones marginalisées provoque une multiplication des maladies rénales, de l’hépatite A et des pathologies gastriques. Sur le plan social, le rapport souligne une désintégration des familles où la migration forcée disperse les membres, laissant les personnes âgées dans l’isolement et privant les enfants d’un environnement scolaire sain. L’école de Hammad, bien que réhabilitée en 2024, reste dépourvue de raccordement à l’eau, ce qui compromet le droit fondamental des élèves à l’éducation et à l’hygiène.
Un cadre juridique inadapté à la situation des déplacés climatiques
Le rapport du FTDES pointe du doigt un vide législatif majeur : l’État tunisien ne reconnaît pas officiellement la catégorie de « déplacé environnemental », ce qui empêche toute protection sociale ciblée. L’article 44 de la Constitution de 2022 garantit certes un environnement sain, mais ce principe reste une déclaration d’intention sans mécanismes de mise en œuvre. De plus, certaines législations aggravent la vulnérabilité des populations, à l’instar de la loi 99 qui interdit la commercialisation des semences locales, pourtant plus résilientes au changement climatique, renforçant ainsi la dépendance des agriculteurs. La fragmentation institutionnelle entre les ministères de l’Environnement, de l’Agriculture et des Affaires sociales conduit à des politiques réactives et peu coordonnées.
Recommandations pour une justice environnementale et spatiale
Pour répondre à cette urgence, le rapport préconise une refonte globale des politiques publiques intégrant la mobilité environnementale comme une variable stratégique. Cela passe par l’intégration formelle de ce concept dans les plans nationaux et la création d’une base de données précise pour recenser les déplacés internes. Le rapport appelle à une véritable justice spatiale qui inclurait la réhabilitation urgente des infrastructures hydrauliques, le soutien aux races locales plus robustes comme la sécurisation des routes pour désenclaver les zones rurales. Enfin, une réforme du système des GDA est jugée indispensable pour garantir une distribution équitable de l’eau et prévenir les conflits locaux liés à la rareté de cette ressource vitale
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