L’ancien ministre tunisien des Finances, Mohamed Nizar Yaïche, a pris part à une conférence organisée par HEC Tunisie au sein de la prestigieuse école HEC Paris. Face à une assemblée composée d’étudiants, d’universitaires et de professionnels, il a délivré une analyse rigoureuse des bouleversements géopolitiques, économiques et technologiques qui redéfinissent l’ordre mondial.
Dans un échange nourri, il a également exposé sa vision pour la Tunisie, entre souveraineté financière, transition énergétique et leadership technologique.
La première partie des échanges a porté sur la notion de polycrise, un terme devenu emblématique de notre époque. En effet, Nizar Yaïche a identifié plusieurs tendances structurelles qui alimentent ces désordres. Les changements démographiques représentent un défi majeur. L’Afrique, dont la population devrait doubler d’ici 20 à 25 ans, fait face à des enjeux de développement colossaux, tandis que des pays, comme le Japon ou l’Italie, subissent un vieillissement accéléré, avec des taux de dépendance économiquement insoutenables.
Le dérèglement climatique a également été souligné comme facteur aggravant. L’année 2024 a été la plus chaude jamais enregistrée, avec des conséquences directes sur les ressources hydriques, l’agriculture et la stabilité économique.
L’endettement global a atteint des niveaux alarmants. Depuis 2008, la dette publique mondiale a doublé, dépassant désormais les 100 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB mondial. Cette situation est exacerbée par le resserrement des politiques monétaires, avec des taux directeurs élevés (5,5 % pour la Fed, 4,5 % pour la BCE) qui alourdissent le service de la dette et limitent les marges de manœuvre budgétaires.
Les tensions géopolitiques ont quant à elles atteint une intensité inédite depuis 1945, avec une multiplication des conflits armés et une course aux armements sans précédent (2 400 milliards de dollars dépensés annuellement en défense, en hausse de 7 % par an).
Yaïche pointe du doigt l’affaiblissement des institutions multilatérales, qu’il s’agisse de l’ONU, de l’OMC ou de la Cour pénale internationale, minées par des vétos croisés et une perte de crédibilité. « Nous assistons à un retour de la loi du plus fort », a-t-il déploré, citant les attaques récentes contre des procureurs de la CPI par des États se réclamant pourtant de l’État de droit.
Yaïche pointe du doigt l’affaiblissement des institutions multilatérales, qu’il s’agisse de l’ONU, de l’OMC ou de la Cour pénale internationale, minées par des vétos croisés et une perte de crédibilité. « Nous assistons à un retour de la loi du plus fort »
La reconfiguration du système financier international : vers un monde multipolaire ?
Interrogé sur l’émergence d’une finance alternative portée par les BRICS et la dédollarisation, Yaïche a reconnu que les pays du Sud avaient des raisons légitimes de contester l’ordre actuel.
L’impact asymétrique des politiques monétaires a été au cœur de son argumentaire. Les hausses de taux décidées par les banques centrales occidentales ont, selon lui, imposé une « taxe cachée » sur les économies émergentes : renchérissement des dettes libellées en dollars, fuite des capitaux, inflation des importations. « Ces politiques ont coûté des centaines de milliards de dollars au Grand Sud », a-t-il estimé.
Face à cette situation, il a salué les initiatives comme la Nouvelle Banque de Développement des BRICS, tout en soulignant leur limite : « Sans coordination renforcée, ces efforts resteront insuffisants. »
Et pour les pays arabes et musulmans, il plaide en faveur d’une monnaie commune numérisée, un projet qu’il a présenté récemment devant les Nations unies. « Dans 20 ou 30 ans, nos enfants nous reprocheront de ne pas avoir agi », a-t-il lancé.
La Tunisie face à la tempête : entre résilience et nécessité d’une refonte stratégique
La deuxième partie de la discussion s’est concentrée sur le cas tunisien, un pays « à la jonction de plusieurs sphères d’influence » et confronté, de ce fait, à des défis économiques majeurs.
Solvabilité et dépendance financière
Yaïche a fermement écarté tout risque de crise de solvabilité à court terme : « La Tunisie honorera ses engagements ». Il a néanmoins reconnu la fragilité structurelle des finances publiques, marquée par un endettement croissant et une rigidité budgétaire (47 % du budget consacré aux salaires de la fonction publique).
Pour sortir de cette dépendance, il a appelé à :
- Une réforme fiscale pour élargir l’assiette fiscale et réduire l’économie informelle.
- Une flexibilisation du budget, avec une réallocation des dépenses vers l’investissement productif.
- Une diversification des partenariats, évitant de tomber dans de nouvelles dépendances géopolitiques.
Énergie et souveraineté industrielle
Alors que la Tunisie mise sur les énergies renouvelables (objectif de 35 % d’électricité verte d’ici 2030), Yaïche a critiqué l’approche actuelle qu’il juge trop timide. « Pourquoi se limiter à 2 GW alors que nous pourrions fournir 10 % des besoins de l’Europe ? », interroge-t-il, plaidant pour un mégaprojet méditerranéen intégrant câbles sous-marins et financements innovants.
L’urgence technologique
Malgré des succès comme InstaDeep (rachat à 700 millions de dollars) ou Africa Invest, Yaïche a souligné le retard tunisien en infrastructures et R&D. « Nous avons les talents, mais pas les moyens de rivaliser seuls ». Il a cité en exemple la bibliothèque nationale numérique tunisienne, lancée avec une IA locale et offerte gratuitement aux étudiants, comme modèle de coopération entre diaspora et institutions publiques.
« Nous avons les talents, mais pas les moyens de rivaliser seuls ». Il a cité en exemple la bibliothèque nationale numérique tunisienne, lancée avec une IA locale et offerte gratuitement aux étudiants, comme modèle de coopération entre diaspora et institutions publiques.
En conclusion de cette conférence riche en analyses géopolitiques et économiques, Mohamed Nizar Yaïche a partagé des enseignements précieux tirés de son expérience gouvernementale durant la période cruciale de 2020-2021, marquée par la gestion de la pandémie de la Covid-19. Ces réflexions offrent un éclairage rare sur l’art de gouverner en temps de crise.
La méthode Yaïche : une approche systémique du leadership
L’ancien ministre des Finances a détaillé sa méthode de travail, forgée dans l’urgence sanitaire mais applicable à toute situation de crise complexe. Sa journée commençait invariablement à 5h30 du matin, consacrant la première heure à une réflexion stratégique solitaire. Ce moment privilégié lui permettait d’analyser les données, d’anticiper les scénarios et de préparer les décisions à venir, loin du tumulte des réunions et des sollicitations permanentes.
Cette discipline personnelle s’accompagnait d’une méthode rigoureuse de consultation d’experts. Yaïche recevait quotidiennement quatre catégories distinctes de spécialistes : des stratèges capables d’une vision globale, des spécialistes sectoriels maîtrisant parfaitement leur domaine, des acteurs de terrain rapportant la réalité concrète, et surtout – point original de sa méthode – des contradicteurs assumés. Ces derniers, souvent issus d’écoles de pensée différentes, permettaient de tester la robustesse des analyses et d’éviter les pièges de la pensée unique.
Le courage politique face aux consensus mous
Parmi les exemples concrets partagés, Yaïche a relaté une décision emblématique prise en 2020. Face à la chute historique des cours du pétrole, une majorité d’experts recommandaient l’achat de produits financiers de couverture (hedging) pour protéger le budget de l’État. Après une analyse minutieuse menée avec des polytechniciens tunisiens, il avait refusé ces instruments jugés trop coûteux et mal calibrés, économisant ainsi près de 70 millions de dollars. Cette décision, impopulaire sur le moment, fut validée par l’évolution ultérieure des marchés. « Parfois, la solution politiquement la plus facile n’est pas la meilleure pour le pays », a-t-il commenté, soulignant l’importance du courage politique.
Cette décision, impopulaire sur le moment, fut validée par l’évolution ultérieure des marchés. « Parfois, la solution politiquement la plus facile n’est pas la meilleure pour le pays », a-t-il commenté, soulignant l’importance du courage politique.
Une vision ambitieuse pour la Tunisie de 2035
Tourné vers l’avenir, Yaïche a esquissé sa vision pour une Tunisie renouvelée, articulée autour de quatre pôles stratégiques complémentaires. Le premier concerne la transformation du pays en un hub technologique de premier plan, capitalisant sur l’économie du savoir et l’innovation digitale. Cette ambition s’appuierait sur les atouts existants : une diaspora qualifiée, des réussites comme InstaDeep, et les 60 000 ingénieurs formés chaque année.
Le deuxième pilier envisage la Tunisie comme un hub éducatif régional, capable d’attirer des étudiants de toute l’Afrique. Avec ses universités historiques, son coût de vie compétitif et sa position géographique, le pays pourrait selon lui devenir une plaque tournante de la formation panafricaine.
Le troisième axe stratégique positionnerait la Tunisie comme plateforme logistique entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Cette triangulation permettrait de valoriser les compétences tunisiennes en matière de commerce international et d’industrie.
Enfin, le quatrième pilier concerne le tourisme, mais dans une approche repensée. Au-delà des plages et des hôtels, Yaïche imagine une valorisation systématique du patrimoine historique exceptionnel du pays, des médinas aux sites archéologiques souvent méconnus. « Nous avons 750 sites culturels rien qu’à la Médina de Tunis », a-t-il rappelé, soulignant le potentiel inexploité.
Un appel à l’engagement des nouvelles générations
En conclusion, l’ancien ministre a lancé un appel vibrant à la jeunesse tunisienne et africaine présente dans l’auditoire. « L’engagement n’est pas une option, c’est un devoir », a-t-il affirmé, précisant que cet engagement pouvait prendre des formes multiples : retour au pays bien sûr, mais aussi investissements à distance, partage d’expertise, ou simple promotion de l’image tunisienne à l’étranger.
Il a particulièrement insisté sur l’importance des valeurs dans l’exercice du leadership : « Les meilleurs ambassadeurs de la Tunisie sont ceux qui incarnent ses valeurs d’ouverture, de compétence et de respect. » Un message qui résonnait particulièrement dans l’enceinte de cette grande école française, où de nombreux étudiants tunisiens viennent se former avant de contribuer, chacun à leur manière, au développement de leur pays.
Cette dernière partie de la conférence, plus personnelle, a révélé non seulement la méthode d’un technocrate aguerri, mais aussi la vision d’un homme convaincu que la Tunisie peut jouer un rôle bien plus important sur la scène internationale, à condition de combiner audace stratégique, rigueur managériale et fidélité à ses valeurs historiques.
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