Production Invisible 8:45 : quand l’art se mobilise pour l’égalité des genres
Le 8 mars 2025, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, ONU Femmes Tunisie, en collaboration avec le ministère de la Jeunesse et des Sports, a inauguré les résidences artistiques « Production Invisible 8:45 » à la Madersa Slimeneya, situé au cœur de la Médina de Tunis.
Cet événement artistique et engagé a mis en lumière le travail de soin non rémunéré, un sujet souvent invisible mais essentiel, à travers trois créations artistiques originales.
La première, intitulée « Intouchable », est une performance théâtrale immersive qui donne voix à des personnages confrontés aux inégalités liées à la répartition du travail domestique et de soin. La deuxième, « Women Carry War in Their Bodies », propose une installation artistique poignante explorant la notion de soin comme un labeur invisible, souvent confiné à l’espace domestique et attribué aux femmes.
Enfin, « Wizdom », un concert de rap engagé, déconstruit les normes sociales et révèle l’invisibilité du travail de soin, trop souvent marginalisé.
Ces œuvres, réalisées dans le cadre du projet Dare to Care, visent à sensibiliser le public aux inégalités de genre et à la charge disproportionnée que représentent les tâches domestiques et de soin pour les femmes en Tunisie.
L’art comme levier de transformation sociale
Florence Basty, représentante d’ONU Femmes en Tunisie et en Libye, a joué un rôle central dans la conception et la mise en œuvre de ce projet. Lors d’une visite exclusive réservée aux journalistes, elle était invitée pour découvrir les installations artistiques. Elle a expliqué les enjeux du travail de soin non rémunéré, un sujet encore trop souvent ignoré.
« Le travail de soin non rémunéré englobe toutes les tâches domestiques, ainsi que les soins prodigués aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes en situation de handicap. En Tunisie, ce fardeau repose majoritairement sur les femmes, qui y consacrent en moyenne 8 heures et 45 minutes par jour, contre seulement 45 minutes pour les hommes », a-t-elle déclaré.
Cette répartition inégale a des conséquences directes sur l’accès des femmes au marché du travail. Malgré un taux de diplômées de 70 % parmi les étudiants, les femmes sont plus nombreuses à être au chômage que les hommes. Florence Basty souligne que cet écart s’explique en grande partie par la charge mentale et domestique qui pèse sur elles. « Lorsque vient le choix entre leur carrière et les responsabilités familiales, beaucoup de femmes se tournent vers la sphère privée faute de soutien dans la répartition des tâches domestiques », explique-t-elle.
Pour aborder cette problématique de manière innovante, ONU Femmes a choisi l’art comme vecteur de changement. Le projet Dare to Care a ainsi lancé une résidence artistique impliquant 27 artistes tunisiens dans trois régions du pays : Tunis, Le Kef et Gabès. L’objectif était de leur offrir un cadre de réflexion sur les normes sociales et les inégalités de genre, en tenant compte du contexte juridique tunisien et des engagements internationaux du pays en matière de droits des femmes.
« Nous avons voulu nous éloigner des conférences classiques et privilégier une approche plus immersive et artistique, afin de toucher un public plus large et notamment les jeunes générations », précise Florence Basty. Les artistes, sélectionnés après un appel à candidatures, ont bénéficié d’une formation juridique dispensée par une experte tunisienne sur les droits des femmes et les conventions internationales, avant de laisser libre cours à leur interprétation artistique.
Florence Basty insiste également sur l’impact progressif de l’art dans l’évolution des mentalités : « Même si une œuvre ne change pas tout, elle peut planter des graines qui, à terme, feront évoluer les comportements et les croyances. » Elle rappelle par ailleurs que la Tunisie dispose d’un cadre légal avancé en matière d’égalité des sexes, notamment grâce à la ratification de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Toutefois, elle souligne l’écart entre la loi et son application concrète, encore entravée par les normes sociales et les pressions familiales.
Impliquer les jeunes pour changer les mentalités
Boutheina Hammami, coordinatrice du projet Dare to Care au sein d’ONU Femmes Tunisie, a mis en avant l’importance d’impliquer les jeunes dans le changement des mentalités sur l’égalité des sexes. Elle s’appuie sur une étude réalisée par ONU Femmes en 2022, qui révèle un paradoxe préoccupant : en Tunisie, les jeunes générations ont tendance à adopter des mentalités plus conservatrices que leurs aînés en matière d’égalité hommes-femmes.
Face à ce constat, ONU Femmes a décidé d’orienter son action vers la sensibilisation des jeunes, en misant sur l’art comme outil de transformation sociale. Boutheina Hammami souligne que l’objectif des résidences artistiques de Dare to Care est de permettre aux jeunes créateurs de produire des œuvres qui interrogent et suscitent la curiosité de leur génération sur les enjeux des stéréotypes de genre et du travail invisible non rémunéré.
« L’art constitue un puissant levier de changement car il touche un public large, au-delà des cercles militants ou académiques. En donnant aux jeunes artistes l’opportunité d’exprimer leur vision à travers diverses formes artistiques – installations, hip-hop, arts visuels –, le projet vise à provoquer une prise de conscience et à enclencher un dialogue au sein de la société tunisienne », explique-t-elle.
Un travail de soin non rémunéré qui pèse lourd sur les femmes
Une étude réalisée par Oxfam en Tunisie en partenariat avec AFTURD en 2021 apporte des chiffres édifiants sur la répartition inégale du travail de soin non rémunéré. Selon cette étude, les femmes tunisiennes consacrent entre 8 et 12 heures par jour à ces tâches, indépendamment de leur âge, de leur situation familiale, économique ou de leur lieu de résidence. En comparaison, les hommes y consacrent en moyenne seulement 45 minutes par jour.
En d’autres termes, les femmes passent entre 33 % et 50 % de leur budget-temps quotidien à des tâches domestiques et de soin, contre seulement 3 % pour les hommes. L’étude estime que la valeur du travail domestique des femmes représente 47,4 % du PIB tunisien. Selon les résultats de l’étude budget-temps en Tunisie (2005/2010), publiée par le Ministère de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes Âgées, la valeur de ce travail non rémunéré est estimée à 23,8 milliards de dinars tunisiens.
Ces chiffres soulignent l’urgence de rééquilibrer la répartition des tâches domestiques et de soin, un enjeu central pour l’égalité des sexes en Tunisie. Avec le projet Dare to Care, ONU Femmes espère encourager une réflexion collective sur cette problématique, en utilisant l’art et la culture comme leviers essentiels du changement. « L’objectif n’est pas que les femmes prennent le pouvoir sur les hommes, mais de rééquilibrer une situation profondément inégale », conclut Florence Basty, convaincue que l’art et la culture peuvent jouer un rôle clé dans cette transformation sociale.
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