Principal enseignement de l’histoire : la croissance ne se décrète pas. Elle se construit laborieusement, patiemment et savamment. Il faut aller la chercher avec les dents, là où elle est ensevelie et là où elle se trouve. Ici et ailleurs. Exercice difficile s’il en est, dès lors qu’il exige une concordance de temps, de ton et de moyens. Aucun élément des ingrédients matériels, humains, financiers et institutionnels ne doit faire défaut. L’économie tunisienne ne déroge pas à la règle, à ce sacro-saint principe. Mieux : parce qu’elle est le ventre mou de la région à cause d’une croissance atone, victime qu’elle est d’euthanasie précoce, rien ne doit être laissé au hasard. Tout doit concourir pour vaincre la loi de la gravité et soulever la fusée économie, longtemps clouée au sol, en panne ou à l’arrêt. On comprend qu’il faille une très forte poussée coordonnée et synchronisée pour la faire décoller et la placer sur une trajectoire de croissance forte et inclusive.
L’annonce faite au cours de la présentation du budget économique par le chef du gouvernement, Kamel Maddouri, d’un taux de croissance prévisionnel de 3,2% pour 2025 est de nature à mettre du baume au cœur si elle ne paraissait quelque peu déconnectée de la réalité. Elle ne fait pas l’unanimité chez nos économistes, alors même que ce niveau s’inscrit au plus bas de l’échelle de croissance des pays à revenus intermédiaires et émergents. Elle semble même hors de notre portée, au vu de l’état de santé de l’économie tunisienne.
Est-ce à dire qu’il faut s’interdire une telle audace et une telle ambition, du reste à peu de frais ? Bien sûr que non. De toute évidence, il est de bon ton sinon de bonne guerre de placer le curseur de la croissance, comme le fait le chef du gouvernement, plus haut que plus bas. Cette approche ajoute au crédit de l’homme politique, qui fait ainsi la démonstration de son volontarisme et de son attitude conquérante, en osant défier obstacles et contraintes en tout genre. Le pays n’en attend pas moins.
Las des difficultés quotidiennes, des conditions de vie qui se dégradent, le moral au plus bas en l’absence de perspectives pour le moins rassurantes, les Tunisiens, toutes catégories confondues, espèrent une éclaircie dans le ciel chargé et brumeux du pays.
Las des difficultés quotidiennes, des conditions de vie qui se dégradent, le moral au plus bas en l’absence de perspectives pour le moins rassurantes, les Tunisiens, toutes catégories confondues, espèrent une éclaircie dans le ciel chargé et brumeux du pays. Ils aspirent à pouvoir enfin relever la tête, en même temps que se redresse l’économie en retrouvant les chemins de la croissance et de la prospérité qui nous ont fait tant défaut. Nous avons fini par nous accommoder de la stagnation, de la récession, de la flambée des prix et par nous laisser gagner par une sorte de résignation. Pour autant, il n’y a aucune fatalité à la persistance de la crise économique et sociale.
Le chef du gouvernement est dans son rôle. Son discours a une forte tonalité volontariste. Objectif de croissance: 3,2%, alors que de partout, les oracles nous prédisent des niveaux beaucoup plus bas. Dans la foulée, il dessine à grands traits le périmètre d’un Etat social au cœur du quinquennat présidentiel. Il avance à cet égard tout un train de mesures comme gages de crédibilité à l’effet de simplifier, de faciliter et d’accélérer la finalisation des projets en souffrance. Plus de 1200 projets structurants seraient en rade, à l’arrêt en début ou en fin de parcours, à la destinée aléatoire en raison d’excès de modalités ou de formalités administratives, bref, de tout un maquis bureaucratique pour qui le temps est dépourvu de valeur.
Le discours de Kamel Maddouri a sa propre cohérence, sauf qu’il est quelque peu détaché de la réalité. Il est bâti sur un postulat, sur une série d’hypothèses pour le moins problématiques. A commencer par l’évolution du PIB, largement surestimée. Il y a loin de la coupe aux lèvres. On ne peut tordre le cou à la réalité et considérer avec légèreté les lois de l’économie. Par quel miracle peut-on passer du simple au double sans même se donner les moyens dont on disposait un an plus tôt ? En 2025 (comme en 2024), les taux d’investissement et d’épargne seront au plus bas et il n’y a rien qui laisse présager une quelconque amélioration. L’investissement public, inchangé ou presque, aux alentours de 5 milliards de dinars (MD), moins de 7% du budget, est réduit au rôle de variable d’ajustement. Il ne peut à ce niveau amorcer la pompe de l’investissement privé et étranger.
La fiscalité, devenue confiscatoire et rédhibitoire, se limite à la collecte de l’impôt, au mépris de toute politique d’offre. Elle frappe autant les entreprises locales que les IDE. On n’a pas, à cet égard, besoin de redoutables concurrents pour craindre le risque de décrochage. Les taux d’intérêt sont deux fois plus élevés que ce qu’ils sont au Maroc ou en Europe. Et pour ne rien oublier, la situation des entreprises publiques qui tirent vers le bas ne fait qu’empirer, sans réelle perspective de transformation. Certaines d’entre elles ne font que produire des déficits que rien ne justifie; elles accumulent des dettes et plombent la croissance. Jusqu’à quand et jusqu’où ? Situation peu soutenable, surtout à l’annonce du recul de la zone euro, Allemagne et France en tête, deux de nos principaux partenaires de tout temps. Il n’y a rien de plus facile et de plus direct que la propagation de la crise. Il est vain et illusoire de s’attendre à un appel d’air ou à une bouffée d’oxygène du côté des BRICS, par qui le déficit commercial abyssal arrive.
La situation est beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît ou telle qu’elle est décrite. Trop de contraintes subies ou voulues se dressent contre un rebond et un retour à la croissance, aussi modeste soit-elle. Eternel cri de ralliement : libérer l’investissement
La situation est beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît ou telle qu’elle est décrite. Trop de contraintes subies ou voulues se dressent contre un rebond et un retour à la croissance, aussi modeste soit-elle. Eternel cri de ralliement : libérer l’investissement. De fait, certains raccourcis s’imposent, sachant que le mieux n’est pas toujours l’ennemi du bien. En boudant le financement extérieur, on réduit notre effort d’investissement et on restreint notre potentiel de croissance, de création de richesse et d’emplois. Sur les 27 milliards de dinars que l’Etat projette d’emprunter en 2025 pour boucler son budget, 21 MDT seront mobilisés localement et donc soustraits du financement de l’économie. A peine 2 milliards d’euros d’emprunts extérieurs. Moins que ce qu’il faut pour régler la facture des importations incompressibles telles que les céréales, les carburants, les viandes, le lait, les médicaments…
Que reste-t-il pour les importations de matières premières et de biens d’investissement nécessaires à la relance de l’activité ? Avec en toile de fond le remboursement du service de la dette extérieure. L’aide internationale, après que le pays a prouvé sa capacité de s’en passer, nous sera d’une grande utilité. Elle nous permettra un gain de temps et un déploiement d’activité sur une plus grande échelle pour fluidifier l’économie et réactiver au plus vite tous les moteurs de la croissance. L’investissement, la consommation et les exportations repartiront de plus belle, aussitôt ouvertes les mannes du financement extérieur auprès des organismes internationaux, des pays et des marchés à des conditions bien meilleures que celles que nous avons subies jusque-là.
Il fut un temps pas très lointain où une croissance à 3,2% relevait plus de l’échec que de l’exploit. Aujourd’hui, au terme d’une décennie peu glorieuse, tout au moins en économie, ce taux est perçu différemment, il est à la fois peu et beaucoup. Reste qu’on peut le porter à des niveaux beaucoup plus élevés au regard de notre énorme potentiel de développement, qui aura, quand même, subi des altérations significatives. La voie est toute tracée : injecter de l’efficacité dans les entreprises publiques, libérer l’investissement du contrôle tatillon et de l’emprise de l’Administration, construire la confiance et nous réconcilier avec les bailleurs de fonds et les marchés financiers.
L’endettement n’a pas que le côté sombre, il a aussi d’immenses vertus quand il est utilisé à bon escient et qu’il contribue à l’effort de développement tout en étant contenu dans des limites tolérables. Vu sous cet angle, il n’est pas en contradiction avec la volonté du « compter-sur-soi ». Le recours à l’emprunt extérieur c’est aussi l’affirmation du droit au développement et d’un réel désir d’aller vite et loin, sur la voie de l’émergence. C’est la manifestation d’une ambition nationale qui n’a rien à voir avec la mendicité.
Pourquoi se priver d’investissements d’avenir à peu de frais qui font sens avec notre attachement à notre souveraineté nationale ? L’Etat social a besoin d’un tel apport. Il en faut beaucoup pour mettre au niveau des standards mondiaux les prestations publiques : infrastructures, hôpitaux, écoles, universités, habitat, transport public et toutes sortes de transferts. C’est la face visible de l’Etat social qui cimente la cohésion et l’union et signifie le rejet de toute forme d’inégalité.
Cet édito est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n° 907 du 20 novembre au 4 décembre 2024.
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