Le paradoxe économique : la souveraineté vs la prospérité
Entre souveraineté proclamée et dépendance assumée, l’économie moderne se cherche un sens. Le paradoxe est simple : exister librement ou prospérer sous tutelle. Mais la vraie richesse d’un pays ne réside ni dans sa monnaie ni dans ses taux : elle tient à cette force tranquille – savoir qui l’on est, avant de savoir ce que l’on vaut.
La liberté a un prix, et parfois c’est celui du manque
Chaque nation moderne semble placée devant une équation insoluble : être souveraine ou prospère. La première exige l’indépendance – politique, énergétique, alimentaire, technologique – tandis que la seconde suppose l’interdépendance et la circulation mondiale des capitaux, des biens et des idées. Entre ces deux pôles, les États se débattent, comme s’il fallait choisir entre dignité et confort.
Mais le vrai drame n’est peut-être pas dans ce choix. Il est dans la manière dont on a réduit la souveraineté à une stratégie et la prospérité à une statistique.
L’indépendance économique : une illusion noble
Tous les pays du monde se proclament souverains – ils le signent, ils l’affirment, ils le répètent dans les discours et les constitutions. Mais cette souveraineté proclamée ne dit rien de la souveraineté vécue.
Pour les peuples, la souveraineté n’est pas une clause diplomatique : c’est une question de pain. Tant qu’un citoyen dépend de l’étranger pour se nourrir, se soigner ou se loger, sa liberté reste théorique. Certains diront que c’est une vision réductrice – qu’on ne peut réduire la souveraineté à l’estomac. Mais la faim, elle, ne connaît pas la philosophie : elle commande, elle soumet, elle abaisse.
La dépendance alimentaire ou économique n’est pas seulement un manque matériel ; c’est une soumission silencieuse, une violence institutionnalisée. L’homme qui a faim n’a pas le temps d’être citoyen, et celui qui mendie son pain finit par douter de sa propre dignité.
La dépendance alimentaire ou économique n’est pas seulement un manque matériel ; c’est une soumission silencieuse, une violence institutionnalisée. L’homme qui a faim n’a pas le temps d’être citoyen, et celui qui mendie son pain finit par douter de sa propre dignité.
Ainsi, la souveraineté véritable ne se mesure pas au drapeau hissé sur le palais présidentiel, mais à la capacité du peuple à vivre sans craindre de manquer. La souveraineté, avant d’être une politique, est une éthique : celle de ne pas faire de la survie le prix de la loyauté.
La prospérité : dépendance consentie et piège doré
La prospérité suppose des alliances, des échanges, parfois des concessions. Les chaînes de valeur mondiales ont permis des gains de productivité inédits, mais elles ont aussi créé des dépendances invisibles.
Celui qui importe son blé, son énergie ou ses circuits imprimés n’est pas libre – il est riche de la liberté des autres. La prospérité devient alors une cage dorée : brillante, confortable, mais verrouillée de l’extérieur.
Sous couvert d’ouverture, on se rend indispensable aux autres tout en les laissant indispensables à soi. La dépendance se maquille en modernité. Et plus on croit avancer dans la mondialisation, plus on s’éloigne du centre de gravité : celui de notre propre économie intérieure.
Celui qui importe son blé, son énergie ou ses circuits imprimés n’est pas libre – il est riche de la liberté des autres. La prospérité devient alors une cage dorée : brillante, confortable, mais verrouillée de l’extérieur.
Le paradoxe comme condition moderne
On dit souvent que notre époque assiste à la mort de l’éthique. Mais cette mort est une illusion – une invention commode pour ceux qui veulent que l’obéissance remplace la conscience.
L’éthique ne disparaît pas : elle se fragmente. Chacun, chaque groupe, chaque nation façonne la sienne. Ce que l’on appelle crise morale n’est peut-être que la coexistence de fidélités contradictoires : une fidélité à soi qui refuse la compromission, et une infidélité à l’autre perçue comme condition de survie.
En termes moins durs, c’est le signe d’une identité lucide, ni prête à se soumettre ni disposée à se laisser absorber. Entre l’intégration forcée et l’isolement orgueilleux se tient une ligne étroite : celle de la dignité.
Le vrai paradoxe moderne n’est donc pas économique, mais moral. Il réside dans la tentative de concilier la cohérence intérieure avec la coexistence extérieure – de rester soi sans devenir contre l’autre.
Le vrai paradoxe moderne n’est donc pas économique, mais moral. Il réside dans la tentative de concilier la cohérence intérieure avec la coexistence extérieure – de rester soi sans devenir contre l’autre.
Vers une économie du sens
L’économie n’est pas un salaire. Le salaire, c’est la traduction comptable de la valeur d’un être – comme si exister devait passer par une fiche de paie.
Travailler pour exister : voilà le drame moderne. Nous avons inversé le sens des choses. Ce n’est plus le travail qui exprime l’existence, c’est l’existence qui doit se justifier par le travail.
Travailler pour exister : voilà le drame moderne. Nous avons inversé le sens des choses. Ce n’est plus le travail qui exprime l’existence, c’est l’existence qui doit se justifier par le travail.
L’économie du salaire a fait de chacun une cellule comptable : utile s’il produit, inutile s’il s’arrête. Mais un peuple n’est pas un tableau Excel, et une nation n’est pas un bilan trimestriel.
Une économie du sens commence lorsque le travail redevient un geste de contribution, non une condition de survie. Elle ne nie pas la valeur, mais elle refuse la marchandisation du vivre. Elle redonne à l’acte de produire une signification, celle d’habiter le monde ensemble, et non d’y survivre séparément.
L’économie d’un pays ne tient pas seulement à ses taux, à ses bilans ou à ses partenariats. Elle tient, ou devrait tenir, à une force tranquille : celle de savoir qui nous sommes.
Le juste milieu du courage
L’économie d’un pays ne tient pas seulement à ses taux, à ses bilans ou à ses partenariats. Elle tient, ou devrait tenir, à une force tranquille : celle de savoir qui nous sommes.
Dans la sphère géoéconomique, cette question n’est pas métaphysique : c’est une boussole. Elle détermine qui nous connectera, et qui ne nous connectera pas. Elle agit comme un clignotant dans la circulation mondiale – un signal pour le FMI, la Banque mondiale, les marchés, mais surtout, une résonance intérieure plus qu’un indice extérieur. Car une nation qui sait qui elle est ne cède pas sa trajectoire aux modèles importés. Elle échange sans se vendre, elle s’ouvre sans se dissoudre. La souveraineté n’est pas alors une posture politique, mais une cohérence, une fidélité à ce qu’on ne peut pas acheter : la dignité, la mémoire, et la liberté de se définir soi-même.
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Ilyes Bellagha
Architecte ITAAUT – Chercheur indépendant
Fondateur du collectif Architectes Citoyens
bellagha_ilyes@yahoo.fr
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