La littérature comme moyen d’aborder les grandes questions de société ? Rien de plus juste. C’est précisément dans cette perspective que nous avons choisi d’explorer ce thème en allant à la rencontre de Moncef Chebbi — historien, militant, poète, romancier et éditeur — dont la plume et l’engagement offrent un éclairage précieux sur notre époque.
Parlez-nous de votre parcours.
Moncef Chebbi : Issu d’une famille ancrée dans l’opposition et dans le panarabisme, mon destin semblait, dès le départ, tracé en dehors des sentiers du pouvoir. Mon père, magistrat de carrière, a été chef de cabinet de Salah Ben Youssef au ministère de la Justice entre 1950 et 1952.
Youssefiste convaincu, il a connu de nombreuses entraves dans son parcours, mais cela ne l’a pas empêché d’atteindre les plus hauts sommets de la hiérarchie judiciaire. Cette filiation m’a transmis une posture naturellement méfiante vis-à-vis du système en place.
Lorsque j’ai été sollicité pour rejoindre un parti politique pour la première fois, j’ai immédiatement opté pour le parti Baath, sans vraiment comprendre les implications de ce choix. Ma famille, très arabisante, m’avait imprégné de cette culture, et mon adhésion tenait plus d’un réflexe identitaire que d’un véritable choix politique. C’était un acte de solidarité, un geste culturel davantage que militant. Un an plus tard, je me suis retrouvé en prison, sans savoir pourquoi.
C’est derrière les barreaux que j’ai reçu mes premiers rudiments de formation politique, aux côtés de figures aguerries comme feu Mokhtar Arbaoui, Messaoud Chebbi ou Ezzeddine Chebbi. Leur engagement m’a profondément influencé et a marqué le début de mon propre parcours militant. À ma sortie de prison, j’ai poursuivi mon engagement à l’université, au sein de l’UGET (Union générale des étudiants de Tunisie), me positionnant dans un camp d’opposition claire au régime de Bourguiba.
J’ai participé au célèbre congrès de Korba, qui a profondément marqué le mouvement étudiant. Par la suite, j’ai siégé au comité interfacultaire, un groupe de 25 étudiants chargé de préparer une nouvelle édition du congrès usurpé en août 1971, organisée sur le campus le 5 février 1972.
Face à la répression, j’ai dû me cacher à Tunis, avant de fuir à pied vers l’Algérie. J’ai ensuite poursuivi mon exil en France et dans plusieurs pays arabes, une traversée de douze ans que je qualifie d’« exil forcé ». À ce moment-là, mon engagement avait évolué : je m’étais éloigné du Baath pour intégrer le groupe marxiste-léniniste de Tunisie, en dialogue avec la direction de Perspectives.

J’ai également milité au sein de Al Aâmil Ettounsi, un groupe dont le journal, initialement publié en dialecte tunisien par un coiffeur de Belleville, a été arabisé avec ma participation.
Mon parcours m’a aussi conduit à m’impliquer dans la cause palestinienne, un engagement* constant dont je parle dans mon ouvrage « Chemins de traverse ». J’ai été en contact avec plusieurs courants de la résistance et j’ai œuvré pour diverses causes progressistes.
Après des années d’exil, j’ai négocié mon retour avec l’ambassadeur tunisien à Paris, Si Hedi Mabrouk. Mais à mon arrivée, j’ai de nouveau été incarcéré, quoique brièvement cette fois. J’ai repris mes activités militantes en Tunisie, toujours fidèle à mes convictions.
Pionnier de l’engagement partisan en Tunisie, j’ai appartenu ou contribué à la création de neuf partis politiques. Cela ne reflète pas une instabilité, mais plutôt une exigence de cohérence : à chaque fois que je me suis senti à l’étroit, je suis parti sans heurts.
Aux côtés d’Abderrahmène Tlili et Moncef Lassoued, nous avons créé l’Union Démocratique Unioniste. Ce projet visait à rassembler les différentes familles du nationalisme arabe. Une tentative qui, à certains égards, a porté ses fruits.
J’ai essayé tout au long de mon parcours d’être patriote, intègre, propre avec un penchant social très important, étant donné que j’ai été marxiste-léniniste et que je gardais cet élan irréductible vers la justice sociale.
J’ai été, en outre, membre de la Chambre des conseillers (la deuxième Chambre du Parlement tunisien). J’ai appris plus tard que cela était en lien avec le fait que le président de la République considérait qu’au sein de cette institution prestigieuse, il fallait qu’il y ait des voix autres que destouriennes. On m’a laissé m’exprimer comme je le voulais, et j’ai pu le faire sans la moindre entrave. Après la révolution, j’ai fondé un parti éphémère.
Votre engagement personnel a-t-il influencé la manière dont vous avez construit vos personnages dans votre nouveau roman « Pile et Face » ?
Évidemment, si j’ai créé les personnages de Hamid, de Zina et d’autres encore, c’est parce que ces injustices ont existé, et existent sans doute encore. Ce qui arrive à Hamid et à sa mère Beya dans mon récit s’inscrit dans une réalité culturelle profondément enracinée : celle d’un droit de cuissage tacite, d’un droit de s’en prendre à une femme sans défense, puis de l’écarter sans ménagement et sans conséquences.
Dans ce cas précis, cette violence prend la forme d’une fausse opportunité offerte à la victoire : poursuivre ses études en France, construire une carrière… une fuite vers l’avant. Mais dans bien d’autres situations, la victime est simplement détruite ou réduite au silence.
Il y a dans tout cela une note sociale, une fatalité arbitraire. Mais ce qui m’importe avant tout, c’est le drame humain. Peut-être est-ce lié à ma propre trajectoire : j’ai passé ma vie à gérer des drames politiques, des ruptures, des réconciliations, des alliances – presque des mariages – avec des partis. On pourrait dire que je suis polygame en politique.
Il y a eu des moments où j’avais un pied ici et l’autre ailleurs, tiraillé entre différents engagements. Cela fait partie de ce que je suis, parce que j’appartiens à une société elle-même morcelée, incomplète et ne sachant à quel dieu se vouer. Cela dit, j’ai toujours su entretenir de bonnes relations avec des militants ayant fait des choix différents des miens. L’adversité ne m’a jamais empêché de reconnaître la valeur des autres parcours.
S’agit-il d’un livre féministe ?
Il y a, bien sûr, un aspect féministe dans mon travail. Je crois profondément en la défense des femmes. D’ailleurs, les moments les plus forts, ceux qui m’ont ému jusqu’aux larmes, sont ceux où cette dimension humaine et féminine prend le dessus. La rencontre entre les deux Beya, par exemple – la fille de Hamid et la mère de ce dernier –, est, à mes yeux, le point culminant du livre. C’est son sommet émotionnel.
Cette scène n’a rien d’anodin. Je ne l’ai pas écrite par hasard. Elle symbolise la réconciliation, la sortie de l’isolement, la transmission silencieuse entre deux femmes marquées par l’histoire. Je lui ai consacré beaucoup de temps et d’espace.
C’est votre premier roman. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir ce genre littéraire ?
Je n’étais pas monolithique en politique, pourquoi le serai-je en littérature ? Je suis à la base scientifique. J’ai écrit plusieurs livres d’histoire. Je garde, cependant, un côté romantique.
J’ai publié un recueil de poésie et je compte en publier un ou deux autres. J’écris beaucoup de poésie. Je suis toujours inspiré. J’aime faire ça. J’ai écrit plusieurs nouvelles qui paraîtront probablement dans des recueils qui seront publiés chez Arabesques ou une autre maison d’édition. Écrire un roman a été pour moi une sorte de pari. C’est au public de juger la valeur littéraire de ce que je publie. Je ne demande pas à être loué ou applaudi. Je demande juste à être lu et jugé.
Quel genre littéraire vous ressemble le plus ?
Je suis très poète en matière de littérature. En lisant mon roman, on peut constater que mon esprit est très poétique. Mon esprit ne fait que ça ! Je me sens plus poète que romancier.
Comment avez-vous trouvé le titre de votre livre ?
Écoutez ! La vie de chaque individu est faite de joies et d’amertumes. Elle est faite de rires et de larmes. Elle est même faite de rires aux larmes. Ainsi, cette amertume, qui a été le lot du personnage de Hamid pendant si longtemps, a basculé en retrouvailles joyeuses et émouvantes, constituant les deux faces d’une monnaie, les deux pages d’une feuille, le jour et la nuit, plutôt la nuit et le jour. Ce mot est tout de suite venu. Certains m’ont conseillé d’intituler le livre « images d’une vie ». J’ai refusé parce que j’ai voulu que le titre soit sec. Par contre, je ne sais pas s’il a déjà été utilisé dans la littérature internationale.
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