Pendant des dĂ©cennies, nous avons grandi en regardant des westerns oĂč les Indiens Ă©taient prĂ©sentĂ©s comme des sauvages sanguinaires, attaquant sans raison de paisibles colons blancs. Ils scalpaient, violaient, tuaient, et nous les dĂ©testions. Pourquoi donc ? Parce que les films et les sĂ©ries amĂ©ricains le disaient, et nous nâavions aucun autre rĂ©cit pour contredire cette vision.
Pendant des annĂ©es, les « mĂ©chants » Ă©taient les Russes. Lâennemi ultime. Ils Ă©taient froids, brutaux, inhumains, toujours en train de comploter contre le monde libre. LĂ encore, pourquoi les haĂŻssions-nous ? Parce que Hollywood, avec une efficacitĂ© redoutable, imposait cette image dans lâinconscient collectif.
Puis est venue lâĂšre oĂč le « mĂ©chant arabe » est devenu la figure incontournable du mal dans les blockbusters. Un mal caricatural, sale, fanatique, barbu, hurleur, porteur de bombes et destructeur de tout ce qui ressemble Ă une civilisation. Cela aussi, nous lâavons vu Ă lâĂ©cran, encore et encore, jusquâĂ ce que cela devienne, pour beaucoup, une vĂ©ritĂ©.
Dans tous ces rĂ©cits, les AmĂ©ricains, eux, sont toujours du bon cĂŽtĂ©. MĂȘme quand le danger vient dâau-delĂ des Ă©toiles, ce sont encore eux qui sauvent le monde. Les extra-terrestres attaquent la Terre ? Ce sont les pilotes amĂ©ricains qui volent Ă la rescousse, la Maison Blanche qui dirige la riposte, le prĂ©sident amĂ©ricain qui prononce le discours qui galvanise lâhumanitĂ©. MĂȘme dans lâimaginaire intergalactique, câest toujours lâAmĂ©rique qui incarne lâordre, la justice et le salut. Et il faut reconnaĂźtre quâelle a su, avec constance et talent, construire cette image rassurante dâelle-mĂȘme, en investissant massivement dans son industrie culturelle.
Le cinĂ©ma amĂ©ricain, en particulier, a permis au monde entier de connaĂźtre lâAmĂ©rique et son histoire, dans ses moindres dĂ©tails : depuis lâarrivĂ©e des premiers pionniers, en passant par la guerre de SĂ©cession, la catastrophe de Pearl Harbor, la Seconde Guerre mondiale, la guerre du Vietnam, la prohibition⊠Par la puissance de son narratif, lâAmĂ©rique a imposĂ© ses exploits, ses inventions, et mĂȘme ses drames, auxquels nous avons spontanĂ©ment compati, comme le meurtre de Kennedy ou les attentats du 11 septembre. LâAmĂ©rique a su se rendre proche, familiĂšre, mĂ©morable. Elle a su faire en sorte quâelle devienne une rĂ©fĂ©rence, une figure connue de tous, presque intime. Elle a su, par la force de son rĂ©cit, entrer dans notre imaginaire collectif, dans nos Ă©motions, dans notre idĂ©al, parfois mĂȘme dans notre aspiration Ă lui ressembler.
Ce nâest pas un hasard. Câest une construction. Une stratĂ©gie. Un choix culturel mĂ»rement entretenu. Car le narratif, ce nâest pas seulement raconter une histoire. Câest imposer une vision du monde. Câest diffuser un imaginaire qui, Ă force dâĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©, devient une rĂ©fĂ©rence, puis une vĂ©ritĂ©.
Et pourtant, nous, arabes, avons aussi notre propre Histoire. Nous avons notre version et notre lecture du monde. Nous avons notre identitĂ©. Nos propres exploits. Nos grandes figures, nos luttes, nos rĂȘves, nos blessures, nos belles pĂ©riodes⊠Mais tout cela reste mĂ©connu, marginal, pĂ©riphĂ©rique. Parce que nous ne lâavons pas racontĂ©, ou pas assez. Parce que nous avons laissĂ© dâautres peuples raconter pour nous â parfois contre nous.
Ce constat ne relĂšve ni du ressentiment ni de la plainte. Il nây a lĂ aucun reproche envers ceux qui ont su construire leur propre rĂ©cit et lâimposer au monde. Il y a seulement la luciditĂ© de reconnaĂźtre quâĂ force de silence, dâoubli ou de passivitĂ©, nous avons laissĂ© les autres peupler notre imaginaire Ă notre place. Et quâil est temps dâinverser le mouvement.
Les peuples qui ne maĂźtrisent pas leur propre narratif, qui ne racontent pas eux-mĂȘmes leur Histoire et leurs histoires, qui ne diffusent pas leur vision du monde, se retrouvent piĂ©gĂ©s dans les rĂ©cits des autres. Et câest ce qui est arrivĂ© â et arrive encore â aux Arabes. Non seulement nous ne contrĂŽlons pas lâimage que les autres se font de nous, mais nous ne la produisons mĂȘme pas.
Car un narratif puissant ne se construit pas en une gĂ©nĂ©ration. Il repose sur une continuitĂ©, une production massive et rĂ©guliĂšre, une capacitĂ© Ă se raconter, Ă sâimposer dans lâimaginaire collectif mondial. Les AmĂ©ricains lâont compris trĂšs tĂŽt, les Russes lâont tentĂ© avec plus ou moins de succĂšs, les Indiens y parviennent de plus en plus grĂące Ă lâessor de Bollywood. Mais le monde arabe, malgrĂ© sa richesse culturelle, peine encore Ă se rĂ©approprier son propre rĂ©cit.
Or, le cinĂ©ma, la tĂ©lĂ©vision, la littĂ©rature, le jeu vidĂ©o, le théùtre mĂȘme : tous ces outils sont des champs de bataille contemporains. Ce sont eux qui forgent lâimaginaire mondial. Ce sont eux qui dĂ©terminent qui est « le bon », qui est « le mĂ©chant », qui est « moderne », « arriĂ©rĂ© », « civilisĂ© », « dangereux », « fascinant », « exotique »âŠ
Il est temps, donc, non pas de pleurer sur le narratif des autres, mais de construire le nĂŽtre. De produire, de diffuser, de raconter. Dâoser des rĂ©cits forts, multiples, complexes. De ne plus toujours attendre que lâOccident nous filme, nous dĂ©crive, nous caricature.
Parce quâun peuple sans rĂ©cit, ou dont le rĂ©cit est toujours dictĂ© par les autres, est un peuple qui disparaĂźt de lâimaginaire mondial. Et Ă terme, de lâHistoire.
NeĂŻla Driss
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