Sophie Bessis : « Une imposture historique nommée civilisation judéo-chrétienne »
Lâhistorienne et intellectuelle franco-tunisienne Sophie Bessis a prĂ©sentĂ©, vendredi 19 avril, son dernier ouvrage, La civilisation judĂ©o-chrĂ©tienne : Anatomie dâune imposture. Il est paru aux Ă©ditions Les liens qui libĂšrent en 124 pages, Ă la librairie Mille Feuille, Ă La Marsa.
La salle qui a abritĂ© lâĂ©vĂ©nement Ă©tait archicomble. Devant une assistance attentive, Sophie Bessis a livrĂ© une prĂ©sentation dense des grandes idĂ©es de son dernier essai, marquĂ©e par une critique vigoureuse de lâinstrumentalisation politique et idĂ©ologique de ce concept de « civilisation judĂ©o-chrĂ©tienne », quâelle qualifie sans ambages dâ« imposture historique ». DĂšs les premiers instants de son intervention, elle sâest attachĂ©e Ă dĂ©monter les fondements de cette notion. « LâidĂ©e de civilisation judĂ©o-chrĂ©tienne est une invention rĂ©cente », affirme-t-elle, en soulignant quâelle nâa Ă©mergĂ© quâau XXá” siĂšcle, en particulier aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. Selon elle, cette construction sert Ă réécrire lâhistoire des relations entre judaĂŻsme et christianisme, en occultant des siĂšcles dâantijudaĂŻsme chrĂ©tien et dâexclusion. Elle rappelle que lâEurope chrĂ©tienne sâest historiquement constituĂ©e dans une opposition frontale au judaĂŻsme : « La premiĂšre vĂ©ritĂ© de lâEurope chrĂ©tienne, câest sa haine des Juifs. » Une idĂ©e centrale de son livre, quâelle dĂ©cline en soulignant la violence symbolique et politique quâa reprĂ©sentĂ© cet antijudaĂŻsme fondateur.
Du rejet à la judéophilie instrumentalisée
Lâhistorienne note un basculement idĂ©ologique significatif : « On est passĂ©s dâune judĂ©ophobie historique Ă une judĂ©ophilie officielle. » Cette derniĂšre serait, souligne-t-elle, tout aussi problĂ©matique que la premiĂšre. Car elle repose sur une mĂȘme logique dâessentialisation du Juif â quâil soit haĂŻ ou encensĂ©. Mme Bessis dĂ©fend le droit Ă la diffĂ©rence et plaide pour une vision oĂč le judaĂŻsme serait traitĂ© sans fascination ni rejet. « Tant quâon continue Ă voir les Juifs comme exceptionnels, positivement ou nĂ©gativement, on perpĂ©tue un rapport malsain », avertit-elle.
Lâombre portĂ©e de lâĂtat dâIsraĂ«l
La confĂ©rence a aussi Ă©tĂ© lâoccasion de rĂ©flĂ©chir Ă la place de lâĂtat dâIsraĂ«l dans ce rĂ©cit idĂ©ologique. Pour Sophie Bessis, la crĂ©ation de lâĂtat en 1948, bien que comprĂ©hensible dans le contexte de lâaprĂšs-gĂ©nocide, a Ă©tĂ© investie dâun rĂŽle quasi messianique en Occident : incarner la rĂ©paration morale de lâEurope.
Mais cette sacralisation de lâĂtat dâIsraĂ«l pose aujourdâhui problĂšme, estime-t-elle. Elle dĂ©nonce le « caractĂšre victimaire » attribuĂ© Ă IsraĂ«l, qui permettrait de justifier toutes ses politiques, y compris les plus contestables : « Il est de plus en plus difficile de dĂ©fendre le caractĂšre Ă©thique dâun gouvernement israĂ©lien, surtout aprĂšs sa rĂ©ponse Ă lâattaque du Hamas en 2023 », dit-elle. Dans le mĂȘme contexte, elle cite une phrase du penseur amĂ©ricain dâorigine palestinienne Edward SaĂŻd, qui Ă©crivit un jour : « Enfin les Palestiniens sont devenus les victimes des victimes. » Elle insiste aussi sur la nĂ©cessitĂ© de dĂ©connecter judaĂŻsme et politique israĂ©lienne : « LâĂtat dâIsraĂ«l ne reprĂ©sente quâenviron la moitiĂ© des Juifs dans le monde. Et de plus en plus de voix juives, y compris en IsraĂ«l et aux Ătats-Unis, dĂ©noncent la dĂ©rive suprĂ©maciste du pouvoir. »
Les dĂ©rives de lâextrĂȘme droite
Autre cible de lâanalyse de lâĂ©crivaine : lâappropriation de la notion de civilisation judĂ©o-chrĂ©tienne par les extrĂȘmes droites contemporaines. Elle rappelle que des partis comme le Rassemblement National en France, lâAfD en Allemagne ou encore Viktor OrbĂĄn en Hongrie utilisent ce concept pour masquer leur passĂ© et leurs idĂ©ologies antisĂ©mites.
Elle ironise sur le fait que le Premier ministre israĂ©lien Netanyahou lui-mĂȘme se soit Ă©rigĂ© en dĂ©fenseur de cette prĂ©tendue civilisation. Une alliance paradoxale, selon elle, entre extrĂȘme droite israĂ©lienne et extrĂȘme droite europĂ©enne, historiquement marquĂ©e par lâantisĂ©mitisme.
Un plaidoyer pour lâuniversel
En conclusion, lâauteur distingue entre « valeurs » et « principes ». Elle sâoppose Ă la rhĂ©torique occidentale sur les « valeurs », quâelle juge dĂ©sormais vidĂ©e de sens, car utilisĂ©e de maniĂšre sĂ©lective et hypocrite. Ă lâinverse, elle dĂ©fend des principes universels, malmenĂ©s mais encore porteurs dâĂ©mancipation sâils sont rĂ©appropriĂ©s de maniĂšre critique, Ă lâimage des penseurs postcoloniaux qui nâont pas rejetĂ© lâuniversalisme en soi, mais son instrumentalisation.
Son propos, Ă©rudit et engagĂ©, a Ă©tĂ© saluĂ© par le public prĂ©sent, qui a poursuivi lâĂ©change lors dâun dĂ©bat nourri. Le livre de Sophie Bessis sâannonce dĂ©jĂ comme une contribution majeure aux rĂ©flexions contemporaines sur lâhistoire, la mĂ©moire et les usages idĂ©ologiques du religieux.
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