Faut-il vraiment s’allier à l’Otan, ce renard dans le poulailler arabe?
Ceux-là mêmes qui ont salué la chute du tyran en Syrie et qui estiment que la Tunisie gagnerait à se ranger sous la bannière de l’Otan, dont notre pays est déjà depuis 2015 un allié majeur non membre, pour se protéger d’éventuels périls extérieurs, devraient comprendre que le prix à payer d’un tel alignement pourrait être prohibitif. Explications…
Dr Mounir Hanablia *
Faut-il se ranger sous la bannière de l’Otan? Depuis la chute du régime Al-Assad en Syrie, la question rebondit. Deux éminents anciens diplomates et ambassadeurs en ont exprimé la nécessité en arguant des limites de la puissance russe, éprouvée en Ukraine, absente en Syrie, et de l’éloignement du colosse chinois, qui serait plus occupé en mer de Chine du Sud qu’en Méditerranée.
Outre le caractère sommaire de ce jugement, puisque la Chine par le biais du port pakistanais de Gwadar possède un portail sur la mer d’Oran, le corollaire en est clair: il faudrait se mettre aux normes politiques et économiques américaines, autrement dit la démocratie et le libéralisme économique. En échange, nous serions assurés de la protection qui compte, puisque les Etats-Unis sont le seul pays disposant d’une flotte de guerre avec ses facilités et ses ports d’attache couvrant simultanément les différents théâtres d’opérations militaires du monde, et capable de projeter sa puissance. Il faudrait donc déjà savoir contre qui et contre quoi cette protection serait indispensable.
Les conditions de la stabilité en Tunisie
A l’est, il y a évidemment l’hypothèque libyenne, mais la Libye est dans les faits partagée entre Benghazi soutenue par l’Egypte et ses alliés saoudiens et émiratis, et Tripoli dont le régime est consolidé par la présence de l’armée turque non loin de la frontière tunisienne. Or la Turquie, quoique proche des islamistes d’Ennahdha et dont les liens avec les jihadistes sont apparus en Syrie au grand jour, est alliée au Qatar et de surcroît membre de l’Otan, ce qui ne laisse pas d’inquiéter d’autres pays méditerranéens membres de l’Otan comme la Grèce, l’Italie, et la France. Et on l’a bien constaté, il y a plusieurs mois, lorsque la Turquie avait envoyé ses bateaux prospecter dans les eaux territoriales que la Grèce considérait comme siennes. Elle l’a donc sans doute fait avec l’assentiment américain car ainsi que l’a démontré l’affaire du Nord Stream, l’Amérique tient à garder l’Europe sous sa dépendance, particulièrement en matière de ressources énergétiques. De là à dire que grâce à l’armée turque, elle tient dans sa ligne de mire le gazoduc algéro-italien qui transite par la Tunisie pour alimenter l’Europe, il n’y a qu’un pas.
Ceci amène évidemment à parler du voisin de l’ouest, l’Algérie qui possède un intérêt stratégique évident en Tunisie, celui de la sécurité de son gazoduc, et par voie de conséquence, de sa stabilité politique, d’autant que les généraux algériens ne veulent pas d’un modèle politique dans un pays voisin qui remettrait le leur en question et qui hypothèquerait leur marge de manœuvre; d’autant que ce modèle, la démocratie, avait mené les islamistes algériens au seuil du pouvoir et déclenché une guerre civile de dix ans.
L’Algérie a donc vu d’un bon œil les changements politiques qui sont intervenus en Tunisie, et qui ont brisé l’étau dans lequel menaçaient de la plonger ses relations tumultueuses avec le Maroc, assuré de garder le Sahara occidental et soutenu par Israël et les Etats-Unis. Mais l’Italie, le pays de destination du gazoduc algérien, a aussi évidemment les mêmes intérêts que l’Algérie, celui de la stabilité de la Tunisie. D’autant que la question migratoire rend impératif pour les Italiens et les Européens l’existence dans notre pays d’un Etat fort ayant la volonté sinon de la résoudre, du moins de la limiter, ainsi que le faisaient en leur temps Ben Ali et Kadhafi.
Il apparaît donc que ce sont nos voisins du nord et de l’ouest qui ont le plus intérêt à assurer notre stabilité et notre sécurité, beaucoup plus que ne le feraient les Etats-Unis, certes alliés de l’Europe, d’un point de vue militaire, mais peu désireux de lui ôter la bride lorsqu’il s’agit d’intérêts économiques divergents. Et on avait déjà bien vu comment Mattei, le PDG italien de l’Eni, avait fini dans un accident d’avion lorsqu’il avait voulu concurrencer les majores pétrolières.
Inutile d’évoquer le rôle qu’avait joué la Tunisie en 1943 de tremplin de la conquête de la Sicile puis l’Italie par les troupes anglo-britanniques interdisant tout renfort allemand durant la bataille de Koursk en Ukraine. On n’imagine en effet pas qui pourrait de nos jours faire de même ni pour quelles raisons.
Néanmoins, on ne peut ignorer pour autant la valeur aéronavale unique du port de Bizerte commandant le passage entre la Méditerranée occidentale et orientale, et par voie de conséquence le trafic maritime entre l’Europe Occidentale et l’Extrême-Orient. Cela confère une autre raison à l’intérêt que peut nous accorder une puissance comme la Turquie lorsque son puissant parrain américain désire accroître la pression sur ses alliés européens autant par la perturbation de l’approvisionnement en gaz que par l’émigration et, il ne faut pas l’oublier, le terrorisme. Si donc la Tunisie court actuellement un danger, on ne voit pas de quelle autre partie il pourrait venir.
Les périls liés aux bouleversements géostratégiques
Naturellement d’aucuns, inquiets de l’intensité de l’émigration subsaharienne transitant sur notre territoire, arguent du «grand remplacement» en se faisant l’écho des théories de l’extrême droite européenne. Il est certain qu’elle pourrait être beaucoup mieux gérée qu’elle ne l’est actuellement, en particulier sur le plan de la porosité des frontières. Néanmoins malgré les problèmes qu’elle engendre, ceux ci demeurent localisés et ne mettent pas en question la stabilité ou la sécurité du pays, du moins pour le moment.
Il reste que le plus grand danger pourrait voir l’Etat Islamique surgir du Sud en embrigadant autant ces émigrés là que d’autres venus du Moyen-Orient, pour déstabiliser ce géant gazier que constitue l’Algérie, qui, de toute évidence, demeure la cible la plus importante de la région dans toute tentative éventuelle d’accaparer la production mondiale des hydrocarbures.
Si l’Iran tombe, ce qui est dans le domaine du possible, étant données les mœurs devenues belliqueuses du couple israélo-américain, et sa volonté de mettre sous l’éteignoir toute velléité de puissance arabe ou musulmane, il est probable que la cible suivante puisse être l’Algérie. Et dans ce cas, la Tunisie doit éviter de constituer une base d’agression contre nos voisins dont nous ne retirerions aucun bénéfice.
Ainsi que le disait le regretté Ahmed Mestiri, ce qui se passe en Algérie a toujours des répercussions sur la Tunisie, et l’inverse est aussi vrai. Or c’est bien ce qu’une coopération avec l’Otan risquerait de nous imposer.
Eu égard à tout cela, le refus de tout crédit supplémentaire du FMI assorti des conditions habituelles tendant autant à mettre notre économie en berne qu’à susciter des troubles sociaux, paraît relever de la sagesse la plus élémentaire.
Certes, on arguera que le Maroc a emprunté cette voie. Mais le Maroc est un royaume pluriséculaire dont le peuple est doté d’une forte conscience nationale incarnée dans la fidélité à son souverain, et qui dispose de ressources autrement importantes.
En Tunisie, malheureusement, le sentiment d’unité nationale a été mis à mal par dix années de multipartisme et de partitocratie, dont les conséquences n’ont pas encore été surmontées.
Ceux-là mêmes qui ont salué la chute du tyran en Syrie s’aperçoivent peut-être, du moins l’espère-t-on, que le prix à payer s’avère prohibitif. Dans ces conditions, le mieux est de traiter avec les pays dont les intérêts coïncident avec les nôtres, et éviter les fauteurs de guerre, ceux qui, par le biais de la dette, veulent nous astreindre à devenir les instruments de leurs entreprises impérialistes et colonialistes dont nous ne saurions être que les premières victimes. L’Ukraine qui s’était déjà bernée de l’illusion de la sécurité obtenue par l’adhésion à l’Otan, en constitue le sanglant démenti.
* Médecin de pratique libre.
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