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Les potins du cardiologue: le malade, le cardiologue et la dynamique de groupe

17. November 2024 um 09:26

C’est bien de travailler en groupe; c’est bien connu, en médecine comme ailleurs. Encore faudrait-il que la structure du groupe engendre des rapports plus d’échange et d’adaptation que de domination.

Dr Mounir Hanablia

L’une des vérités immanente à la pratique médicale libérale est la prééminence du médecin chirurgien ou du praticien interventionnel, bref de celui qui exerce l’acte. C’est même paradoxal étant donné que l’intellectuel a toujours eu dans la société moderne une position supérieure à l’artisan.

En médecine, c’est le spécialiste, l’artisan qui traite de ses mains, qui prédomine par rapport au généraliste, qui ausculte, et use du stylo et de l’ordonnance pour prescrire. Mais quoiqu’on en pense une limite infranchissable s’est ainsi établie entre ceux qui font, et ceux qui ne font pas.

Le problème peut se poser lorsque le groupe se forme d’une manière informelle entre ceux qui font de leurs mains, mais dans des spécialités différentes. Dans ce cas, c’est celui qui le premier a hospitalisé le patient qui prend le pas sur les autres. ²Pourquoi est-ce ainsi ? Peut être une réminiscence des effluves émanant du Code de déontologie médicale oublié dans les tiroirs poussiéreux. 

Dans les cliniques, on le qualifie de médecin traitant, ce qu’il n’est certainement pas. Le médecin traitant constitue l’alibi commode selon lequel un praticien n’a plus le droit de traiter un patient dès lors que l’un quelconque de ses collègues peut se prévaloir de l’avoir fait, ce qui joue avant tout dans le sens de l’hyper-sélection pratiquée en faveur des «gros porteurs» dans les cliniques par les directeurs médicaux, et leurs surveillants.

Divergence dans le groupe médical constitué

Pour en revenir au sujet, dans le groupe médical constitué, en général, les anesthésistes réanimateurs jouent un rôle majeur, parce que ce sont eux qui sont le plus en contact avec les membres des différentes spécialités. Ce sont les moines de la médecine, qui passent leur vie toujours enfermés dans les unités postopératoires et les salles d’opération. Et naturellement ils sont avant tout au service du praticien traitant qui n’a d’autre choix que de les recruter pour opérer, donc du médecin traitant. Ils sont la grande muraille infranchissable contre la douleur.

C’est donc toujours le médecin traitant qui commande, autrement dit celui dont les intérêts priment par rapport aux autres, y compris le patient.

Ces réflexions me sont venues lorsqu’un patient ayant dépassé la soixantaine diabétique dont le bilan cardiaque préopératoire ne rapportait rien de particulier, a présenté après une intervention chirurgicale des douleurs rétrosternales nocturnes avec élévation des troponines, qui sont connues comme étant les enzymes de l’infarctus du myocarde. L’ECG était significativement modifié.

En principe, un tel tableau clinique doit faire pratiquer une coronarographie, l’opacification des artères coronaires, et plutôt en urgence, pour voir ce qui s’y passe et prendre au vu de cela la bonne décision.

Néanmoins ce qui frappait dans la prise en charge du patient était non seulement son admission en chambre individuelle, mais surtout son traitement par l’Héparine et l’Aspégic, une manière identique de traiter les infarctus du myocarde à celle qui avait cours dans les années 80. Qui plus est l’écho doppler cardiaque montrait une bonne contractilité globale avec un territoire (antéro-septal) hypokinétique, un peu affaibli.

Renseignement pris (par le biais du réanimateur) il s’est avéré que le chirurgien récusait absolument et formellement le Plavix (le fluidifiant) et pour cette raison toute perspective de stent. La raison? Un risque hémorragique qualifié de «vital» par le réanimateur.

Ainsi un chirurgien, l’opérateur, mettait son véto à une exploration cardiaque qui ne relevait nullement de ses compétences, parce qu’il estimait qu’un saignement potentiel qui ne s’était pas encore produit était plus vital qu’un infarctus du myocarde qui se déroulait sous ses yeux. Pour dire les choses plus crûment, il ne voulait pas de décès imputable à l’opération qu’il avait pratiquée. Le réanimateur avait surenchéri. Et le cardiologue (alibi) en charge du patient ne l’avait pas convaincu du contraire, si tant est qu’il en eût bien eu l’intention.

Dynamique interne du groupe et dilution des responsabilités

Pourtant la décision la plus logique était donc qu’il fallait savoir ce qui se passait dans les coronaires afin de décider en toute connaissance de cause ce qu’il y avait ou non lieu de faire.

L’organisation en équipe a du bon. Elle donne l’impression au patient d’être pris en charge correctement, les décisions prises collectivement étant évidemment qualifiées volontiers de scientifiques. Elle assure aux médecins une dilution des responsabilités, précieuse dans le contexte de judiciarisation professionnelle qui s’est désormais installée.

Néanmoins la dynamique interne du groupe constitue la partie immergée de l’iceberg, dont le médecin dit traitant, autrement le client de l’établissement en charge de l’acte curatif, constitue la part essentielle.

La médecine étant devenue un champ professionnel lucratif aux multiples intervenants, il est non moins évident que les établissements de soins privés y possèdent des intérêts financiers prédominants dont le directeur médical se fait l’avocat.

Ainsi dans un établissement qui a fait le choix de ne pas installer dans ses locaux une salle de cathétérisme, il est possible qu’un infarctus postopératoire soit vécu comme un drame pour avoir des conséquences médico-légales potentielles malvenues, et que l’une des manières de s’y soustraire soit de le minorer, de le traiter «à minima», et de majorer d’autres risques. Il ne faut pas oublier que les médecins sont avant tout des êtres humains.

Il reste la dernière question. Qu’aurait-il fallu faire pour savoir que ce patient était avant l’opération coronarien?

Pouvoir se regarder dans un miroir

En général on se contente d’un examen, d’un ECG et d’un écho doppler cardiaque et c’est suffisant. Il n’est pas sûr que l’épreuve d’effort eût été d’une grande utilité, parce ce que ce qui détermine la genèse de l’infarctus n’est pas la sténose, mais la rupture de la plaque de cholestérol. Et pour ce faire, un simple spasme coronaire peut suffire.

Donc l’examen Holter des 24 heures à la recherche de signes coronariens paroxystiques peut dans le contexte être d’un apport certain, et il faut en avoir dans le cas précis l’indication large pour détecter d’éventuelles ischémies, souvent silencieuses chez le diabétique, il ne faut pas l’oublier.

En conclusion, rare est le cardiologue qui, pour pouvoir se regarder dans un miroir, a le courage d’imposer ses vues lorsqu’elles sont correctes face au chirurgien, à l’urologue, au réanimateur, ou au directeur médical, dans l’intérêt du malade qui n’est pas le sien, même s’il doit pour cela être mis à l’écart de l’activité d’un établissement qui assure une bonne part de son activité professionnelle.

* Médecin de libre pratique.

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‘‘L’invention de Dieu’’: de l’orage aux armées d’Israël

17. November 2024 um 08:39

Rien dans l’Histoire ne confère un quelconque droit exclusif à un supposé peuple juif sur une quelconque terre ancestrale. Israël était une configuration de tribus locales identique aux autres, le temple de Jérusalem un parmi tant d’autres consacrés aux dieux, et le Judaïsme une religion élaborée par une minorité d’exilés de retour dans les fourgons d’une armée étrangère.

Dr Mounir Hanablia *

Comment est né le monothéisme que nous connaissons? Selon l’auteur de ce livre se référant au récit biblique et aux découvertes archéologiques, à partir de la croyance par Israël en un Dieu qui avait la particularité de ne pas porter de nom, et qu’on appelait «Ô, il est»,  «ياهو» «Yahvé». Mais qu’était Israël à l’origine? Une confédération de tribus locales que rien ne distinguait des autres peuples de Canaan, en dehors d’une origine commune, et qui ont adopté le nom de la tribu peut être la plus puissante comme plus tard la Gaule se nommerait France par référence aux Francs qui l’avaient conquise, ou bien l’Angleterre aux Angles. Mais à l’origine ce Dieu qui n’avait pas de nom était celui de l’orage et du tonnerre, et il était vénéré par les peuples sémites vivant  dans les terres semi désertiques à l’est du Jourdain, dans la partie de l’Arabie riveraine du bras de mer la séparant de la péninsule du Sinaï, et qu’on appelait Médian, et dans le Sud du désert du Néguev.

A partir d’un obscur dieu du tonnerre

Or ce Dieu qu’on vénérait par des autels, et des stèles en pierre, était souvent associé à une épouse nommée Asherah, l’Ashtart de Babylone, qui représentait la fertilité.

Néanmoins le culte de Yahvé, ce dieu de l’orage et du tonnerre adoré sur les montagnes, s’était propagé jusqu’au royaume sud de Judah dont la ville la plus importante était Jérusalem où il était représenté par le Soleil, et au Royaume nord d’Israël dont la capitale était Samarie, où on lui prêtait l’image du taureau, celui de Baal Melqart (Moloch) le dieu Phénicien.

Judah et Israël étaient souvent en guerre, mais finalement Israël et sa capitale Samarie furent conquis par l’Assyrie, et la population dispersée dans l’empire Assyrien vers environ 722 avant l’ère universelle (AEU), elle fut repeuplée par des Araméens et des Arabes, peuples polythéistes, qui y introduisirent les cultes de leurs dieux, ou bien adoptèrent les dieux cananéens locaux, à l’instar d’El.

Les habitants de Samarie allaient dès lors être tenus en forte suspicion par ceux de Judah, dont la capitale Jérusalem sous l’impulsion de deux rois, Ezechias et Josias, passa du polythéisme au culte d’un seul Dieu, dont la maison était le temple de Jérusalem.

En réalité et à l’origine, le temple de Jérusalem abritait plusieurs dieux, dont la déesse Asherah, mais finalement sous l’impulsion du roi Josias, un seul culte et une seule statue y furent tolérés, ceux de Yahvé, le dieu soleil, peut être dans un souci de se démarquer des royaumes voisins, d’Egypte et de Mésopotamie.

Yahvé était devenu le Dieu national du Royaume de Judah, un dieu anthropomorphe auquel on sacrifiait des animaux, et parfois des êtres humains.

En 582 AEU, Judah était envahi par Babylone et sa population déportée en Mésopotamie. La statue de Yahvé fut probablement emmenée par les vainqueurs comme butin et objet de triomphe, selon les coutumes de l’époque.

Contrairement aux Assyriens, les Babyloniens permirent aux populations déportées de Judah, en général l’élite cultivée et les prêtres, de se regrouper dans leur exil, et de prospérer. Dès lors deux préoccupations principales devaient les guider : préserver l’identité de leur communauté à Babylone, ville cosmopolite et polythéiste; expliquer la défaite et la dispersion de la population, autrement dit l’abandon par Yahvé du royaume qu’il était censé protéger.

Environ 80 années plus tard, Cyrus roi de Perse détruisait le royaume de Babylone et permettait aux différents peuples captifs de regagner leurs pays. C’est ainsi qu’Esdras et Noemiah, deux judéens, se retrouvaient à la tête de Judah pour le compte du Roi de Perse, et pour justifier le pouvoir des immigrés de retour, réécrivaient une histoire édulcorée du peuple d’Israël, faisant la part belle à l’enseignement de Moise, appelé Pentateuque.

La restauration du Temple de Yahvé à Jérusalem fut parachevée mais aucune statue n’y fut désormais tolérée; seuls le récit de l’épopée d’Israël et l’enseignement de Moïse, diététique et éthique, regroupés sous le nom de Torah dans des rouleaux écrits, seraient dès lors vénérés en tant que parole du Dieu qui n’a ni nom et ni images.

C’est ainsi que naquit la religion juive que nous connaissons, à partir d’un obscur dieu du tonnerre et de l’orage de régions semi désertiques et marginales situées entre l’Egypte, et le Croissant fertile. Par la volonté de quelques rois il devint celui des armées, et selon ses fidèles le protecteur du peuple qu’il avait élu auquel il n’imposait les épreuves que pour mieux en raffermir la foi, et qu’il n’abandonnait jamais.

Dès lors qu’il disposait ainsi de la parole divine qu’il pouvait écouter et lire à n’importe quel endroit où qu’il se trouvât, ce peuple n’avait plus besoin de territoire, de souveraineté politique, pour le protéger de l’anéantissement et de la disparition. Qui plus est le judaïsme allait faire florès grâce au Christianisme et à l’Islam, qui s’en réclameraient.

Par les temps troubles que nous vivons, il est dès lors nécessaire d’affiner certains concepts. Les tribus d’Israël ne furent en réalité dès le XIIe siècle AEU qu’un conglomérat de tribus locales que rien ne distinguait de toutes autres et qui portaient le nom d’un dieu local Cananéen, El. Une partie de ces tribus, Judah, en conquérant Jérusalem adoptèrent un dieu étranger, Yahvé, qui était celui de leur maison royale. L’autre partie, Israël, s’attacha plus aux dieux locaux traditionnels du Proche-Orient, Baal, Melqart, El, Asherat.

En fin de compte, les exilés de Judah, de retour après la déportation à Babylone, et opérant pour le compte du Roi de Perse, autrement dit une minorité, s’installèrent à Jérusalem, écrivirent selon toute probabilité une histoire religieuse justifiant leur récente prise de pouvoir politique et excluant autant les opposants qualifiés de faux prophètes, que les rois. Ils allaient dès lors s’appeler juifs et leur religion serait le judaïsme que nous connaissons actuellement. Mais le Judaïsme n’allait entrer dans le cours de l’Histoire qu’avec la conquête du pays de Canaan par les Macédoniens, la tentative des conquérants de helléniser les habitants, en introduisant des statues dans le Temple et en supprimant la circoncision, et la résistance de ces derniers contre l’occupant, lors de la révolte des Macchabées, le respect des règles du judaïsme relevant dès lors de la préservation de l’identité nationale. Mais surtout c’est la traduction de la Bible en langue grecque à Alexandrie sous les Ptolémée, une langue étrangère, qui allait impulser au judaïsme un destin international.

Vents de l’Histoire et aléas des légendes

Est-ce que cela confère un quelconque droit exclusif à un supposé peuple juif sur une quelconque terre ancestrale? Yahvé ne fut à l’origine qu’un dieu local marginal, Israël une configuration de tribus locales identique aux autres, le temple de Jérusalem un parmi tant d’autres consacrés aux dieux, comme celui de Betel, ou celui du mont Garizim jusqu’à nos jours haut lieu du culte des Samaritains, et le Judaïsme fut une religion élaborée par une minorité d’exilés de retour dans les fourgons d’une armée étrangère.

C’est uniquement durant près de 130 ans, pendant le règne des Macchabées, que la population de Canaan fut de force convertie au judaïsme, avant de voir finalement le pays occupé par les Romains. Cela ne confère évidemment aucun droit historique particulier relativement aux autres peuples, dont une grande partie furent amenés par les Assyriens, en particulier les Arabes au VIIIe siècle AEU.

Il est donc faux de dire que les Arabes ne furent que des colonisateurs venus du désert avec les armées de l’Islam. La réalité est que ce que nous nommons actuellement Palestine ne fut que très rarement, contrairement aux prétentions sionistes, un territoire exclusivement juif, et le seul Etat juif qui y fut bâti ne dura pas plus de 130 ans, le temps de la colonisation française en Algérie. Les Juifs n’y furent jamais qu’une minorité comme toutes les autres livrée aux vents de l’Histoire, aux aléas des légendes, et qui justement réussirent à survivre grâce au texte sacré, sans souveraineté politique. Leurs droits sur un territoire ne sauraient à cause de cela surpasser ceux légitimes d’une quelconque autre communauté.

* Médecin de libre pratique.  

‘‘L’Invention de Dieu’’, de Thomas Römer, éd. Seuil, Paris 2014,  352 pages.

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 ‘‘La disparition de Majorana’’ ou les mystères d’un physicien de génie

03. November 2024 um 08:23

Les relations entre les milieux académique et politique sont complexes et souvent opaques, particulièrement au sein des dictatures. L’affaire de la «disparition» du physicien italien Ettore Majorana en 1937 pendant la traversée sur la ligne Napoli-Palerme souligne cette complexité dans ce qu’elle peut avoir de plus tragique.  

Dr Mounir Hanablia *

Un homme de sciences doit-il établir avec sa discipline un intérêt limité à ses aspects techniques (dans le sens de spécificité des connaissances), pratiques, et académiques? Question complexe parmi toutes mais depuis le réchauffement climatique et les désordres écologiques en résultant, dont le dernier en date semble être l’émergence de virus inconnus, elle n’en acquiert que plus d’importance. La question de la production d’énergie n’en rend la recherche de solutions que plus ardue.

L’arme nucléaire ne pouvait pas ne pas susciter de questions d’ordre éthique, même si finalement c’est la peur d’une destruction totale qui en a limité (jusqu’à quand?) l’utilisation, mais pas la diffusion. Mais qu’en était-il avant sa fabrication, au moment de la controverse Bohr-Einstein (Dieu ne joue pas aux dés), au cours des années 30 du siècle dernier, quand il ne s’agissait encore que de théorie quantique et que le principe d’incertitude de Werner Heisenberg et l’introduction des statistiques pour expliquer les phénomènes physiques suscitait les plus grandes réserves?

Ce livre du grand écrivain sicilien Léonardo Sciascia traite de l’étrange affaire de la disparition en 1937, à l’apogée du régime fasciste italien, de son compatriote sicilien Ettore Majorana, un homme que, dans les milieux de la physique, on qualifie toujours de génie.

Un génie au comportement troublant

Après des études d’ingénieur, Majorana est admis en 1927 à l’Institut de physique de Rome dirigé alors par le célèbre Enrico Fermi, le futur prix Nobel, celui qui en 1938 fera défection après avoir refusé à Stockholm au moment de la remise de sa récompense de faire le salut fasciste, et qui contribuera d’une manière décisive à la réussite du projet Alamos de bombe atomique américaine.

Mais en 1928, à l’Institut de physique  de Rome, Majorana et Fermi traitaient donc d’égal à égal, et quand Fermi montrait ses statistiques, Majorana revenait le lendemain avec une démonstration rédigée dans le tramway sur un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes, en confirmant la justesse, qu’il s’empressait une fois énoncée de jeter au panier.

Majorana avait été le premier à évoquer la théorie quantique de l’électron et du positon, la validité des statistiques en physique et en sciences sociales, et l’existence des neutrons, mais il avait toujours refusé de communiquer et de publier, et c’est ainsi que plusieurs de ses découvertes avaient finalement plusieurs années plus tard été attribuées à d’autres que lui. Mais en 1933, Majorana fut admis pendant 8 mois à l’Institut de physique de Leipzig, dirigé alors par Heisenberg, l’un des pères fondateurs de la théorique quantique.

Il semble que les deux hommes eussent eu de longs échanges de points de vue en se portant mutuellement une grande estime. Mais à son retour, Majorana déserta l’Institut de Rome. Selon ses collègues il semblait absorbé, probablement par un travail de recherches. Mais quelques mois plus tard le ministère de l’enseignement italien ouvrait un concours d’attribution de chaire universitaire en physique.

Des trois candidats retenus dont le classement avait été prévu à l’avance, avec évidemment l’assentiment de Fermi, sans qui rien ne pouvait se faire en physique, l’un était le fils d’un philosophe célèbre. C’est alors que Majorana à la surprise générale présentait sa propre candidature, venant ainsi semer le trouble parmi ses collègues. Mais le problème serait vite résolu et le concours se déroulerait finalement comme prévu. Il allait ainsi être nommé «à titre exceptionnel» professeur de la chaire de physique à l’Université de Naples.

Quatre années plus tard il disparaissait  définitivement, après avoir acheté un billet de voyage en bateau aller-retour sur la ligne maritime Naples-Palerme, en laissant deux lettres, l’une dans sa chambre d’hôtel destinée à sa famille et leur demandant de porter son deuil pendant trois jours, l’autre à un collègue de l’université annonçant son suicide pendant la traversée vers Palerme. Mais une seconde lettre adressée à ce collègue de Palerme viendra lui demander de ne pas donner suite à la première et lui promettre des explications lors de son retour.

Les morts ne disparaissent pas

L’affaire fit grand bruit. Mussolini ne put admettre que dans l’Italie fasciste dont les masses étaient encadrées par un parti politique et une police omniprésents, un savant d’une aussi grande renommée pût ainsi disparaître sans laisser de traces, et demanda au chef de la police qu’on le retrouvât à tout prix. Mais ainsi que l’écrivit ce dernier, «les morts ne disparaissent pas, seuls les vivants le font». Quoiqu’il en soit, la mère de Majorana ne crut jamais à sa mort, et à la fin de sa vie, elle lui légua sa part d’héritage.

Ce livre a suscité des polémiques lors de sa parution en 1975, près de 40 ans après les faits, il soutenait que Majorana ne s’était pas suicidé et qu’il avait disparu parce qu’il avait mesuré longtemps à l’avance les conséquences de l’énergie nucléaire et la fabrication de la bombe atomique avant même sa mise en pratique, une vision qu’il partagerait avec Heisenberg dont l’échec de l’Allemagne à produire la bombe atomique serait imputable à son manque de collaboration avec les Nazis.

Ainsi Fermi, le célèbre savant, le produit modèle de la filière académique, celui qui n’hésitait pas à trafiquer les concours d’agrégation universitaires en Italie pour favoriser la nomination de ses amis, par ailleurs très compétents, allait contribuer à «trahir» son pays en donnant à Truman, un homme ordinaire contrairement à Hitler, ainsi que le précisait Sciascia, les bombes d’Hiroshima et Nagasaki.

Quant au génial Majorana, il préférerait disparaître, et on arguerait ainsi d’un désordre de la personnalité, d’un comportement asocial l’ayant poussé à un acte irréparable après un drame familial. Et entre les deux, se situerait Heisenberg, l’un des fondateurs de la théorie quantique, dont la collaboration aurait été aussi apparente que l’opposition réelle.

Les relations entre les milieux académique et politique sont d’autre part complexes et souvent opaques, particulièrement au sein des dictatures. En Tunisie, comme ailleurs, d’aucuns, occupant toujours des postes d’influence et de pouvoir, leur doivent leurs carrières. Mais de temps à autre émerge une affaire, la dernière en date étant celle du doyen Habib Kazdaghli accusé par ses collègues de sionisme pour avoir participé à des congrès internationaux.

On constate ainsi que l’appartenance au milieu académique n’est pas synonyme de modération et suscite parfois des haines inassouvies. Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. La lecture d’articles scientifiques dans sa propre spécialité laisse deviner toutes les compromissions qui ont toujours cours dans les concours universitaires et la course vers les carrières académiques et les titres universitaires; au point de préférer désormais les ignorer ainsi que la société savante qui en cautionne la publication. Et quant à tout cela se mêle l’appât du gain, on conçoit vers quels abîmes une profession est inévitablement entraînée.  

‘La disparition de Majorana’’, de Leonardo Sciascia , traduit de l’italien, éd. Allia. janvier 2012, 128 pages.

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