La situation environnementale à Gabès semble avoir atteint un point de non-retour, forçant la population à une mobilisation massive et inédite.
Dans une déclaration à L’Économiste maghrébin, Ines Labyedh, coordinatrice du projet de justice environnementale au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), alerte sur les effets cumulatifs catastrophiques de la pollution engendrée par le Groupe chimique tunisien (GCT) à Gabès.
Ce modèle de développement, qualifié d’extractiviste, domine la région de Gabès depuis plus de cinquante ans, surexploitant les ressources tout en générant une pollution dépasse les normes admises.
14 000 tonnes de phosphogypse déversées quotidiennement dans la mer
Le GCT est responsable du déversement quotidien de 14 000 tonnes de phosphogypse dans la mer de Gabès. Cette quantité dépasserait le poids de la Tour Eiffel à Paris, rejetée chaque jour dans le golfe de Gabès, selon les études citées par Ines Labyedh. Cette production s’inscrit dans la fabrication de phosphate, notamment le Di-Ammonium Phosphate (DAP 46), exporté presque entièrement vers la France.
La gravité de ce déversement est amplifiée par l’écologie du milieu marin. Les experts et scientifiques soulignent que le renouvellement des eaux dans le golfe de Gabès est extrêmement lent, ne se produisant qu’une fois tous les cent ans. Par conséquent, même si la pollution cessait immédiatement, il faudrait un siècle, voire plus, pour que la vie marine, les écosystèmes et les ressources halieutiques se rétablissent dans cette zone, s’alarment-ils.
« En Tunisie, les considérations économiques ont trop souvent primé sur les coûts environnementaux et humains », regrette Ines Labyedh. « Auparavant, la région de Gabès reposait sur la pêche, l’agriculture et le tourisme, avant de basculer vers ce modèle économique unique, faisant du complexe chimique le principal, voire l’unique, employeur de la zone ».
Une mobilisation historique des habitants
Face à l’ampleur des dégâts – environnementaux et humains -, la population a réagi par une protestation d’une magnitude jamais vue. Bien que des actions aient eu lieu par le passé, la marche populaire organisée cette semaine aurait mobilisé quelque 63 000 citoyens, un chiffre confirmé par le Conseil local de Chott Essalam, l’autorité locale.
Pour la coordinatrice du FTDES, cette mobilisation témoigne d’une prise de conscience profonde : des citoyens, même s’ils reconnaissent le risque de se retrouver au chômage si l’usine devait fermer, ont affirmé préférer ne plus vivre dans un environnement pollué.
Cette vague de protestation inclut les travailleurs du Groupe chimique eux-mêmes, premières victimes de la pollution, étant en contact direct avec les substances toxiques. L’UGTT et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme ont appelé à des actions de protestation suite à la marche populaire, avec la participation des employés du GCT qui ont d’ailleurs tenu leurs propres sit-in.
Quatre solutions urgentes pour sortir de la crise
Le département de la justice environnementale du FTDES avance plusieurs solutions urgentes pour répondre à cette crise. Premièrement, il est impératif que les unités polluantes qui émettent des fumées et des gaz toxiques cessent immédiatement leurs activités.
Deuxièmement, une prise en charge complète des personnes touchées et empoisonnées par cette pollution est nécessaire.
En troisième lieu, il est crucial d’ouvrir une enquête pour déterminer et désigner les responsabilités des manquements ayant conduit à cette situation écologique et sociale.
Enfin, il faut engager, avec l’État, la société civile et les travailleurs, une réflexion globale en vue de mettre en place un modèle alternatif de développement pour la région.
Ines Labyedh a également souligné que la crise a été aggravée par des défaillances techniques. Pour rappel, un ancien directeur du GCT a publiquement évoqué des erreurs techniques où des blocs contenant des substances chimiques n’auraient pas fonctionné correctement, menant à des réactions incontrôlées entre différents compartiments. Ce manquement technique est qualifié d’extrêmement grave, d’autant que les fuites causées par ces problèmes ne sont toujours pas corrigées depuis septembre dernier, augmentant ainsi les cas d’intoxication parmi la population.
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