Le long-métrage “Promis le ciel” de la cinéaste franco-tunisienne Erige Sehiri a remporté le Prix de la Critique, ainsi que le Prix Les Grenades lors de la 25ème édition du Festival Cinéma Méditerranéen de Bruxelles (Cinemamed), qui s’est tenue du 27 novembre au 5 décembre 2025.
Cette distinction, annoncée dans le palmarès, dévoilé hier lors de la soirée de clôture, a été attribuée à la cinéaste pour la force de son film et pour le regard qu’elle porte sur la place des femmes dans la migration au sein du continent africain.
Selon le jury du prix de la Critique, co-décerné par l’Union de la Critique de Cinéma (UCC) et l’Union de la Presse Cinématographique Belge (UPCB) pour distinguer un film pour sa qualité artistique, sa mise en scène ou son propos critique, ce récit à trois voix plonge le spectateur dans la communauté ivoirienne de Tunis. Le film suit le quotidien de trois femmes : une journaliste instruite, pasteur et cheffe d’une communauté religieuse évangéliste ; une étudiante ; et une troisième femme plus débrouillarde, dont les activités exactes restent mystérieuses. Le quatrième personnage est une fillette de quatre ans, “sauvée des eaux” après le naufrage d’une embarcation de migrants, l’une des rares survivantes. Sa spontanéité et son naturel en font un personnage fascinant et attachant.
Tout au long du film, la caméra souple et les cadres précis créent une atmosphère immersive, presque documentaire, accentuant le sentiment de découverte. Le film apparaît ainsi comme une enquête sociologique finement féministe et politiquement engagée, offrant un regard inédit sur la place des femmes dans la société et dans la migration, un sujet encore trop peu exploré au cinéma.
Pour le jury du Prix Les Grenades, composé de journalistes du collectif Les Grenades (RTBF), qui décerne ce prix à une réalisatrice dont le travail fait bouger les lignes, interroge les stéréotypes et propose une nouvelle lecture des questions de genre, “Promis le Ciel” s’est distingué par le regard singulier qu’il porte sur le rôle des femmes, par l’interprétation des quatre actrices principales et par la complexité de ses personnages.
Sélectionné dans la compétition officielle des longs métrages de fiction de la 36ème édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC, 13-20 décembre 2025), “Promis le Ciel” sera présenté en avant-première dans le cadre de la 28ème édition du Festival Cinéma Télérama-AFCAE (21-27 janvier 2026), avant sa sortie en salles en France le 28 janvier 2026.
Le Cinemamed, dont le Grand prix a été remporté lors de cette 25ème édition anniversaire, par le film égyptien “My Fadher’s Scent” de Mohamed Siam, met à l’honneur chaque année les cinémas du bassin méditerranéen en récompensant des films forts, audacieux et engagés. Plusieurs jurys aux profils variés -professionnels du secteur, jeunes talents, journalistes, citoyens- attribuent des prix officiels qui valorisent la diversité et les voix singulières du monde méditerranéen.
Présenté en première mondiale dans la section « Horizons du cinéma arabe » de la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire, Complaint No. 713317, premier long métrage du jeune réalisateur égyptien Yasser Shafiey, prouve qu’un beau film peut naître d’un incident domestique minuscule. Pas de grands décors, pas de distribution pléthorique, pas de récit spectaculaire : un appartement modeste à Maadi, un couple de retraités, un réfrigérateur qui ne ferme plus. À partir de là, Yasser Shafiey déploie un film qui est à la fois chronique conjugale, satire sociale, portrait du vieillissement et réflexion têtue sur la dignité. Le film a remporté le Prix du Meilleur scénario lors de cette 46ᵉ édition, consacrant la finesse de son écriture et la précision de son observation du quotidien.
Le point de départ est presque risible : la porte du congélateur qui refuse de se fermer, un peu de glace qui bloque, un mari qui s’obstine à « dépanner » lui-même l’appareil, et qui finit par percer la paroi. Sauf que dans cet univers clos, ce détail devient la première fissure visible d’un ensemble déjà fragilisé : le couple, l’économie domestique, le rapport au temps, la manière dont chacun se perçoit dans ce duo à la fois solide et vacillant.
Yasser Shafiey s’inspire d’une expérience personnelle, enregistrée à l’époque sous le numéro de dossier « 71 ». En allongeant ce nombre pour en faire Complaint No. 713317 (Réclamation N°713317), il inscrit d’emblée l’histoire dans la logique d’un système qui multiplie les chiffres, les dossiers et les plaintes, jusqu’à vider les individus de leur énergie. Le numéro n’est pas qu’un détail administratif : il dessine le cercle sans fin des réclamations, des attentes, des promesses non tenues, et de la lassitude.
Dans cet appartement de Maadi, Magdy et Sama vivent ensemble depuis trente-sept ans. Leur intérieur raconte leur histoire : meubles un peu datés, objets accumulés, souvenirs d’un autre temps, ordinateur poussiéreux, bibelots et magnets en forme de légumes accrochés sur la porte du frigo. Tout donne l’impression d’un lieu figé, à la fois refuge et cage. C’est un espace où l’on sent la vie passée – les années de travail, les repas, les fêtes – mais où l’avenir semble réduit à la répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases, des mêmes silences.
Le film s’attache à ce couple dans ce moment précis de bascule : Sama s’apprête à partir à la retraite, avec une prime qui dépasse ce que Magdy touche lui-même. Ce simple décalage financier ouvre une brèche dans la perception que Magdy a de lui-même. Pour lui, qui a déjà vu son rôle social diminuer au fil des années, le fait que sa femme reçoive davantage devient une blessure sourde, difficile à nommer. Le scénario ne l’explicite pas lourdement, mais tout ce qui se joue autour du réfrigérateur en porte la trace : quand Magdy insiste pour prendre les décisions, pour régler le problème, pour assumer le rapport avec l’entreprise de maintenance, c’est autant une question de fierté intime qu’une affaire domestique.
Sama, elle, est dans une autre logique. Elle veut que la maison fonctionne, que les choses soient simples, que l’on répare ou que l’on remplace, mais qu’on cesse d’envenimer la situation. Elle a porté le foyer pendant des années, elle a assumé la gestion pratique de la vie quotidienne, et elle aspire à une retraite apaisée. Le film capte très précisément cette asymétrie : lui veut prouver qu’il existe encore, qu’il compte, qu’il est capable de « tenir tête » ; elle voudrait simplement que l’on retrouve un minimum de confort, sans y sacrifier les derniers fragments de paix conjugale.
Le réfrigérateur devient ainsi bien plus qu’un objet. C’est un miroir implacable qui renvoie au couple son propre état : rempli de restes, de choses qu’on accumule sans jamais tout vider, d’habitudes qu’on garde par automatisme. Quand la porte ne ferme plus, ce n’est pas seulement le froid qui s’échappe, c’est tout ce qui était maintenu en place par l’inertie qui commence à se dérégler. À partir de cette panne, les sentiments étouffés, les jalousies muettes, les frustrations anciennes trouvent un chemin vers la surface.
Ce qui frappe, c’est la façon dont Yasser Shafiey filme la relation de Magdy et Sama sans jamais la juger ni la caricaturer. Il montre un couple pris entre amour et lassitude, solidarité et rancune, tendresse et exaspération. Ils continuent à se préparer du thé, à se parler à voix basse, à se regarder parfois avec une forme de douceur, mais le moindre incident peut provoquer un éclat. Une remarque maladroite, un mensonge de fierté autour de l’argent versé au réparateur, une allusion à la retraite, et le ton monte. Ces disputes ne sont pas spectaculaires, mais elles sont précises : ce sont des conflits miniatures où affleurent des décennies de compromis non-dits.
L’une des forces du film est de montrer que Magdy et Sama, malgré tout, restent liés. Leurs gestes parlent plus que leurs mots. Ils s’énervent, se blessent, se crispent, mais ne se quittent pas. Cette ambivalence, cette impossibilité de se séparer autant que celle de continuer comme avant, est au cœur du film.
L’autre grand axe du film, indissociable du premier, est le combat obstiné de Magdy contre l’entreprise de maintenance. Dès qu’il appelle pour demander une réparation, il entre dans un théâtre de l’absurde où chaque interlocuteur est un acteur d’un système qui promet beaucoup et accomplit peu. Le technicien qui se présente à la maison – interprété par Mohamed Radwan – est le prototype du réparateur hâbleur qui noie ses lacunes sous un flot de récits invraisemblables : il se dit ingénieur brillant, spécialisé en soudures, ancien salarié à l’étranger, marié à une Américaine, presque héros de guerre. À chaque visite, il raconte une histoire plus extravagante que la précédente, promet une solution définitive, repart en laissant la situation à peine modifiée.
Ce personnage n’est pas seulement un ressort comique. Il incarne une forme de discours qui s’est substitué au service réel : des mots, des promesses, une mise en scène de compétence qui masque l’incapacité ou le désintérêt. La patronne de l’entreprise, elle, apparaît polie, souriante, presque maternelle, mais parfaitement inefficace. Elle écoute, rassure, promet de « suivre le dossier », de « faire le nécessaire », sans que rien ne change vraiment. On devine qu’elle a vu défiler des centaines de clients comme Magdy, et qu’elle a appris à désamorcer leur colère par un mélange de gentillesse et de vide.
Face à ce système, Magdy refuse de se taire. Il ne se contente pas de se plaindre une fois ou deux. Il rappelle, il insiste, il argumente, il demande des comptes, il exige des explications. Lorsqu’il comprend qu’on se moque de lui, il décide de porter l’affaire plus loin : il saisit une association de défense des consommateurs, il cherche à formaliser sa plainte, à la traduire en langage administratif pour qu’elle soit entendue. Ce n’est plus une simple histoire de frigo : c’est le moment où un homme qui a passé sa vie à accepter, à encaisser, à minimiser, décide enfin de ne plus laisser passer.
C’est là que le film touche à quelque chose de profondément politique, sans jamais sortir du cadre intime. Le combat de Magdy n’a rien d’héroïque au sens traditionnel : il ne renverse aucun système, ne provoque aucune révolution. Mais pour lui, c’est une question de dignité. Il l’a dit lui-même : il a vécu, il s’est approché de la mort sans jamais « prendre son droit », sans jamais obtenir ce qu’il estimait juste. Cette fois, il ne lâchera pas. Même si le prix à payer est lourd dans sa relation avec Sama, même si tout le monde autour de lui le trouve excessif ou pénible, il veut que justice soit faite – pour un appareil qu’il a payé et qui doit être réparé comme promis.
Ce double mouvement – la fissure du couple et la révolte de Magdy – est porté par deux interprètes qui donnent au film sa densité émotionnelle. Mahmoud Hemida fait de Magdy un homme à la fois ridicule et très digne. Ridicule, parce qu’il s’acharne sur un frigo comme si sa vie en dépendait ; digne, parce que derrière cet acharnement se devine une existence entière de renoncements, de petites humiliations avalées. Il joue sur les nuances : une colère brusque, une voix qui tremble, un regard fuyant, un sourire satisfait quand il croit reprendre le dessus sur le réparateur ou sur la responsable de l’entreprise. Mahmoud Hemida a été parfait dans ce rôle. Il a incarné Magdy avec une justesse bouleversante, lui donnant une âme, une profondeur humaine rare. C’est sans doute l’un de ses plus beaux rôles, un personnage qu’il habite de l’intérieur, sans artifice, avec une sincérité désarmante.
Sherine, en face, compose une Sama d’une discrétion trompeuse. Elle n’est pas seulement l’épouse patiente qui subit les humeurs de son mari. Elle a ses propres blessures, ses propres frustrations : le sentiment d’avoir donné sa vie au travail et au foyer, pour se retrouver au seuil de la vieillesse dans un appartement qui tombe en morceaux, dans un couple qui se dispute à propos d’un congélateur. Elle essaie de tempérer, de négocier, de ménager les uns et les autres, mais elle finit elle aussi par exploser, par dire qu’elle en a assez des mensonges, des faux-semblants, des excuses. La relation avec leur fils, qui esquive les invitations et se dérobe derrière le prétexte du travail, ajoute une couche de solitude : ce sont deux parents qui se retrouvent face à face, sans plus personne pour les détourner d’eux-mêmes.
La mise en scène de Yasser Shafiey accompagne ces mouvements avec une grande maîtrise. La caméra reste souvent à distance, dans des plans fixes, comme si l’appartement lui-même observait ses habitants. Les cadres sont construits de manière presque théâtrale : une porte entrebâillée, un couloir étroit, un fauteuil qui occupe le centre de l’image, le frigo qui revient sans cesse, comme un personnage silencieux. La lumière, souvent douce et légèrement jaunie, donne à l’ensemble la patine des lieux qui ont beaucoup vécu. Rien n’est tape-à-l’œil, tout est au service du regard que le film porte sur ce couple et sur ce combat.
L’ambiance évoque parfois celle de Villa 69 d’Ayten Amin : même huis clos habité par la mémoire, même lenteur méditative, même atmosphère d’enfermement à la fois physique et intérieur. On y retrouve cette sensation du temps suspendu, où les objets et les murs deviennent des témoins du passé.
Complaint No. 713317 – Sama (Sherine), Magdy (Mahmoud Hemeda) et le réparateur (Mohamed Radwan).
L’humour, lui, naît de la collision entre cette mise en scène posée et l’absurdité des situations. Quand le réparateur, sûr de lui, expose ses exploits imaginaires, ou quand la patronne du service fait mine de tout comprendre sans rien résoudre, le film touche à une forme de comédie noire très reconnaissable, ancrée dans la réalité égyptienne mais universelle dans ce qu’elle dit des rapports entre citoyens et institutions. On rit, mais c’est un rire teinté de malaise, car on sait que ce type d’histoire pourrait arriver à n’importe qui.
Au fil du récit, le numéro de la plainte – Complaint No. 713317 – prend tout son sens. Ce n’est pas seulement le titre d’un dossier ; c’est le signe d’une série infinie de cas similaires, empilés dans des archives que personne ne consulte jamais. Yasser Shafiey joue avec cette idée de boucle : les démarches se répètent, les interlocuteurs changent sans que rien n’évolue, les promesses se renouvellent au même rythme que les déceptions. Ce mouvement circulaire se retrouve dans le motif visuel de la porte du réfrigérateur, tantôt entrouverte, tantôt bloquée, tantôt enfin réparée – du moins en apparence.
La dernière image, où l’on voit Magdy et Sama enlacés, reflétés dans cette même porte, dit à la fois la victoire et ses limites. Oui, Magdy a tenu bon, il a obtenu quelque chose. Oui, le couple se retrouve, au moins pour un instant, dans un geste de tendresse. Mais ils restent enfermés dans ce cadre étroit, dans ce décor qui les contient, avec les mêmes murs, les mêmes meubles, les mêmes blessures. La vie continuera, avec d’autres pannes, d’autres attentes, d’autres frustrations.
Complaint No. 713317 reste longtemps en tête après la projection parce qu’il conjugue plusieurs lignes de force sans en sacrifier aucune : le portrait très fin d’un couple en fin de parcours ; l’observation précise d’un système de services et de bureaucratie qui use les individus ; et le récit d’un homme qui, tardivement, décide de refuser l’injustice, même minuscule, qui lui est faite. Le réfrigérateur n’y est jamais seulement un objet : il est le condensé d’une vie de compromis, le lieu où se joue ce qui reste de fierté, de colère et d’amour.
Yasser Shafiey signe ainsi un premier film où la comédie de l’absurde et la douleur du réel cohabitent, où l’intime et le social se répondent. À travers Magdy et Sama, il raconte tous ces couples qui ont vieilli ensemble en silence, et tous ces citoyens qui, un jour, décident de ne plus se laisser marcher sur les pieds – fût-ce pour une simple réparation.
Présenté pour la première fois à Cannes, dans la sélection de l’ACID, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh a depuis entamé un long parcours international. Arrivé en Égypte, à El Gouna, le film a remporté deux distinctions – le Prix du meilleur documentaire et celui du meilleur documentaire arabe – avant d’être présenté hors compétition au Festival international du film du Caire, lors de sa 46ᵉ édition (12 au 21 novembre 2025), dans la section « Projections spéciales ».
D’une enfance entre Paris et l’Égypte à une œuvre profondément intime
Ce film profondément personnel, à la fois journal de deuil, geste de fidélité et exploration de la mémoire, prolonge la démarche d’un auteur qui, depuis ses débuts, n’a cessé de sonder la frontière entre la vie et le cinéma. Né à Paris en 1974 dans une famille copte égyptienne, formé à la FEMIS, Namir Abdel Messeeh a toujours fait dialoguer ses deux mondes : la France où il a grandi et l’Égypte dont il porte la mémoire.
Toi, Waguih et La Vierge, les Coptes et moi : les premières pierres d’un triptyque
Après le court métrage Toi, Waguih (2005), consacré à son père, il s’était fait connaître avec La Vierge, les Coptes et moi (2011), sélectionné à Cannes à l’ACID et récompensé du Tanit d’argent documentaire aux Journées Cinématographiques de Carthage en 2012. Ce film, à la frontière du documentaire et de la fiction, posait déjà les questions qui traversent toute son œuvre : comment filmer ses proches, comment faire du cinéma avec eux, sans les trahir ni les enfermer.
Filmer les siens pour interroger la foi, le cinéma et l’héritage
Dans La Vierge, les Coptes et moi, Namir Abdel Messeeh filmait déjà sa propre famille. Parti dans le village de ses parents, il interrogeait les récits d’apparitions de la Vierge Marie tout en filmant sa mère, ses oncles, ses tantes et les habitants du village. En cherchant à comprendre ces phénomènes, il signait un film à la fois spirituel, drôle et lucide, où la quête de vérité religieuse se mêlait à une réflexion sur le cinéma lui-même. En mêlant documentaire et reconstitution, sérieux et humour, il s’y mettait déjà en scène, interrogeant sa place de cinéaste, de fils et d’héritier. Ce geste intime, où l’autodérision côtoie la tendresse, annonçait déjà La Vie après Siham.
La Vie après Siham, un récit de deuil et de transmission
Ce nouveau film s’inscrit dans cette même continuité. Huit ans après la mort de sa mère, Siham, puis celle de son père, Waguih, le cinéaste se retrouve face à un double deuil et à une promesse : raconter leur histoire. De ce serment naît un film de mémoire et de transmission, où le réalisateur convoque des images d’archives, des séquences filmées en Égypte et en France, et des extraits de films de Youssef Chahine pour tisser un récit à la fois intime et universel.
Au Caire, l’émotion d’un retour symbolique
Lors de la projection au Caire, l’émotion était palpable. Pour Namir Abdel Messeeh, montrer ce film dans le pays de ses parents avait une résonance particulière : « C’était la première fois que je voyais la version arabe de La Vie après Siham avec le public égyptien, et c’était angoissant pour moi », confie-t-il. « Chaque projection a été différente : en Égypte, en Espagne, en Allemagne, en France… À chaque fois, les réactions changeaient. »
Il se souvient : « Au Caire, le public a applaudi à plusieurs reprises, en plein milieu du film. C’est quelque chose que je n’avais jamais vécu ailleurs. En Allemagne, les gens m’ont dit qu’ils avaient aimé, mais leurs émotions restaient plus silencieuses. Et c’est ça, la force du cinéma : chaque projection a sa propre vie, influencée par le lieu, la taille de la salle, le nombre de spectateurs. »
Cette projection au Caire, entre compatriotes, amis et proches, avait valeur de retour symbolique. « Je suis né en France, mais je suis égyptien. Mon père et ma mère sont restés égyptiens même après avoir émigré en France. Ils n’ont jamais renié leur égyptianité, même s’ils ont été enterrés là-bas. Et moi aussi, je suis égyptien. C’est pour cela que j’ai voulu raconter cette histoire, cette hadouta masreya (clin d’œil à Youssef Chahine ?!). »
Une rencontre avec les étudiants : pourquoi et comment filmer ?
Après la projection, le réalisateur a animé une rencontre intitulée La vie après Siham : construire la mémoire à travers le documentaire (étude de cas), essentiellement destinée aux étudiants en cinéma, où il a livré un témoignage dense, empreint d’humour et d’émotion, sur sa relation au cinéma, à ses parents et à lui-même.
Des tournages insatisfaisants à la découverte de son véritable sujet
« J’ai étudié le cinéma en France et pendant mes études, j’ai tourné des films, mais je n’en étais jamais satisfait. J’ai compris qu’un film doit dire quelque chose de toi. Les miens ne disaient rien de moi. » Cette réflexion, à la fois simple et décisive, marque pour lui un tournant.
Il raconte ses débuts : « Même après l’école, j’ai fait un court métrage, mais je n’étais toujours pas content. J’ai senti qu’en filmant, j’avais face à moi quarante personnes que je ne connaissais pas. J’avais pris du temps pour écrire un scénario, et je me trouvais face à des étrangers, comme s’ils me volaient quelque chose. J’ai compris qu’il fallait que je filme des gens que j’aimais, des gens que je connaissais. »
Cette prise de conscience change son regard : « J’ai arrêté de me demander : qu’est-ce que je veux raconter ? et j’ai commencé à me demander : qui est-ce que je veux filmer ? La réponse m’est venue instinctivement : je voulais filmer mon père. »
Filmer le père : un refus, dix mois de supplications et un film de relation
Son premier film sur son père est né presque par hasard. « J’avais déposé un projet à un concours et je l’avais oublié. Un jour, j’ai appris que j’avais gagné un prix de 10 000 euros, à condition de livrer le film en un an. J’ai voulu faire un court documentaire, d’une trentaine de minutes. Mon père a refusé. Il ne comprenait pas pourquoi je voulais le filmer. »
Dix mois de discussions et de supplications s’ensuivent. « J’ai dû le supplier. Et puis, j’ai compris que je devais trouver un moyen de filmer quelqu’un qui refusait d’être filmé. La seule solution, c’était que le film soit sur nous deux. Notre relation devant la caméra. Je devais être là pour le rassurer. »
Cette décision donne naissance à un film d’une nature nouvelle : non plus un portrait, mais une conversation. Le cinéma devient une manière de recréer un lien. « C’est à ce moment-là que j’ai compris que le cinéma pouvait être un moyen d’aimer, de comprendre. »
Sa mère, apprenant le projet, ne cache pas sa jalousie. « Elle m’a dit : pourquoi lui et pas moi ? » racontera-t-il en souriant. Cette remarque, à la fois drôle et sincère, deviendra le point de départ d’un autre film, et d’une réflexion sur la manière de filmer ceux qu’on aime.
Un père cultivé, des désaccords de cinéma et une larme fondatrice
« Ma relation avec les films est plus importante qu’avec les êtres humains. Un film parle, un film communique, un film est émotions… un film est vivant. » C’est à ce moment précis qu’il découvre ce qu’est un réalisateur : « Et c’est ainsi que j’ai compris qu’il existe quelqu’un qui s’appelle le réalisateur. C’est lui qui raconte cette histoire. Pourquoi et comment ? Un film est le portrait d’un réalisateur. C’est ce qui m’a fait aimer les films. »
Namir Abdel Messeeh évoque souvent son père avec admiration. « Mon père était très instruit : il lisait beaucoup, allait au théâtre, au cinéma. Mais nous n’aimions pas les mêmes films. »
Cette différence de goût nourrit leurs échanges, parfois leurs désaccords. « Il n’a pas aimé La Vierge, les Coptes et moi. Il ne comprenait pas qu’on puisse faire un film pour raconter une personne, ou une famille, ni comment ce film avait pu obtenir des prix. »
Et pourtant, c’est une scène muette de ce père cultivé et pudique qui devient le cœur de son inspiration. « Le jour de sa retraite, il devait faire un discours. Il n’avait pas pu. Une collègue a pris la parole à sa place. J’ai commencé à filmer notre famille et tous nos événements très tôt. Donc ce jour-là, j’étais là, je filmais la fête. Et j’ai filmé une larme qui a glissé sur sa joue. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je voulais faire un film pour qu’il puisse dire ce qu’il n’avait jamais dit. »
CIFF 2025 – Namir Abdel Messeh lors de la rencontre avec les étudiants
La peur du ridicule et la décision d’assumer sa famille à l’écran
Le réalisateur, en préparant La Vierge, les Coptes et moi, et alors qu’il devait aller filmer sa famille dans leur village, décide d’appeler sa mère via Skype. « J’ai demandé à mon équipe de filmer la conversation sans qu’elle le sache. Elle posait plein de questions. Quand elle a su que j’allais filmer ma famille, elle s’est mise en colère. Elle m’a dit qu’elle allait leur dire de refuser de tourner, qu’elle porterait plainte contre moi s’il le faut. »
« Je ne savais plus quoi faire et je regarde le caméraman, il riait. »
Ce moment, aussi drôle que violent, révèle une peur enfouie. « Ma mère avait peur que les gens se moquent de sa famille, de leur pauvreté, de leur ignorance. » En revoyant les rushs, il comprend que cette peur est elle-même un sujet, et décide de garder cette scène pour son film. « J’ai pris cette responsabilité et j’accepte la réaction des spectateurs. Peut-être que certains se sont moqués d’eux. Peut-être que certains les ont détestés. Mais d’autres les ont aimés, parce qu’ils ont senti que moi, je les aimais. »
Pour lui, filmer quelqu’un, c’est avant tout une question d’amour. « J’ai demandé à Yousry Nasrallah s’il aimait ses acteurs. Il m’a répondu : oui, comme un père. Cet amour est essentiel. Moi, je ne peux filmer une personne que si je l’aime. »
« Je reviens à la question : pourquoi tu fais des films ? Si c’est pour que les gens t’aiment, c’est ton droit. Moi, je veux aimer mes films et les spectateurs sont libres d’aimer ou pas ! »
Cannes : une projection éprouvante, entre fatigue et panique
Quand il évoque La Vie après Siham, la voix du réalisateur se charge d’émotion. « Pendant la projection à Cannes, j’ai pleuré. C’était dans la section ACID, il y avait quatre cents exploitants de salles. C’était le troisième jour, tout le monde était fatigué. »
Il se souvient d’une scène censée être comique : personne n’a ri. Aucune réaction. Aucune réaction jusqu’à la fin. « J’étais assis, et je commençais à paniquer. J’avais ouvert les portes de chez moi et j’y ai invité des inconnus, et je me disais que je ne voulais plus les voir chez moi. Je pleurais aussi parce que pendant dix ans, j’avais travaillé mon film, il était mon bébé et en même temps je sentais ma mère avec moi. Mais c’était fini, je perdais le contrôle de mon film. Je devais accepter que c’était fini : ma mère est morte et le film ne m’appartient plus. Je devais dire adieu à un process, comme si j’avais un enfant qui venait d’atteindre dix-huit ans et qu’il fallait le laisser vivre sa vie, et accepter qu’il allait prendre ses propres décisions. »
Les films de Youssef Chahine comme mémoire collective et refuge
Il en tire une leçon : « Si ton film réussit, tant mieux. Sinon, il faut comprendre les raisons de son échec et apprendre pour mieux faire ensuite. Mon premier court, que j’ai détesté, m’a appris beaucoup de choses. »
Il raconte ensuite comment est née l’idée d’utiliser des extraits des films de Youssef Chahine. « Je ne me rappelle plus exactement comment j’ai eu cette idée, mais j’ai compris que les films de Chahine font partie de notre mémoire collective. En les utilisant, je créais une connexion entre ma mère et les spectateurs. »
Pendant le montage, il réalise que montrer trop de photos de sa mère ne produirait pas l’effet espéré. « Les spectateurs ne la connaissent pas. Ces images ne les toucheraient pas. Mais tout le monde connaît les films de Chahine. Ils font partie de notre inconscient collectif et ces scènes créent un lien et expriment des émotions. »
Il se souvient d’une scène bouleversante : « Ma mère était très malade. Sa bouche était enflée, elle avait du mal à articuler. Elle m’a dit : Namir, tu avais dit que tu irais à Cannes un jour. Tu n’as encore fait aucun film qui y soit allé. Si un jour tu y vas, sache que je serai avec toi et que je te ferai un signe de la main. »
Cette scène, son monteur et lui l’ont revue plusieurs fois, mais elle était insoutenable. « Son visage était trop enflé. Je ne pouvais pas la montrer ainsi. J’ai remplacé cette séquence par des images de Chahine. Elles disaient la même chose, sans la montrer diminuée. »
Dépression, doute et nécessité d’une équipe qui croit au film
Mais La Vie après Siham n’a pas été un film facile à faire. « Après avoir commencé le tournage, j’ai fait une dépression pendant trois ans. J’ai cru que le film ne se ferait jamais. »
C’est son monteur qui l’a poussé à continuer. « Il m’a dit : il te faut un producteur et un scénariste qui croient en toi. » Namir rencontre alors une productrice passionnée, prête à défendre le projet. « Il faut quelqu’un qui ait du recul, qui comprenne ton film et qui te soutienne. »
Faire un film personnel, dit-il, demande de la force et de la patience. « Ce genre de cinéma est difficile, pas seulement pour des raisons artistiques, mais parce qu’il t’oblige à te confronter à toi-même. Il faut accepter d’être fragile. »
Un homme, sa caméra et une famille qui le prend pour un idiot
Le sujet du film, c’est celui d’un type qui, depuis toujours, filme sa famille, toujours, et sa famille le traite d’idiot. C’est comme si la caméra, depuis toujours, était sa mémoire. Ce film a été difficile à trouver. Il a fallu trouver le personnage principal et, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ce n’est pas Siham, c’est Namir. C’est son histoire avec la caméra depuis de très longues années, avant même l’idée de ces films.
Au Caire, devant les étudiants, il parle de cette fragilité avec une franchise rare. « La Vie après Siham est un film douloureux, mais il est aussi plein de vie. Ce genre de sentiments, on passe souvent notre existence à essayer de les éviter. Le film m’a obligé à les affronter. » Et il conclut simplement : « Filmer, c’est aimer. C’est comprendre. C’est dire adieu sans oublier. »
S’enraciner entre l’Égypte et la France, et transmettre cet héritage
À travers ses trois films, Namir Abdel Messeeh n’a cessé de creuser un même sillon : celui de la mémoire et de l’appartenance. En filmant son père, sa mère, sa famille égyptienne, son village, puis leur souvenir, il a voulu retenir ce qui risquait de s’effacer : les gestes, les voix, les visages, la langue d’un pays quitté mais jamais perdu. Son cinéma s’enracine dans cette Égypte intérieure, transmise par ses parents. Il la porte en lui, au plus profond de son être. Et il cherche à la préserver du temps, comme s’il craignait que ses racines se diluent.
Ce travail de mémoire est aussi une manière de se construire. Français par la naissance et par la vie, égyptien par le sang et par le cœur, il relie ces deux parts de lui-même pour en faire un lieu de passage : un pont entre deux histoires, deux imaginaires, deux façons d’exister. Il documente pour se souvenir, mais aussi pour ne pas rompre la chaîne – pour que le lien continue à vivre à travers les images.
Et lorsque La Vie après Siham referme ce long chapitre de deuil et de transmission, une autre question demeure, suspendue : cet héritage qu’il a sauvé, le transmettra-t-il à son tour ? Ses enfants poursuivront-ils cette œuvre de mémoire, ce dialogue ininterrompu entre les racines et le présent, entre l’Égypte et la France, entre la vie et ce qu’elle laisse ?
Nach seiner Erfahrung mit der Association pour la Sauvegarde de la Ville de Nabeul (Vereinigung zum Schutz der Stadt Nabeul) bei der Realisierung seines ersten
Présenté en hors compétition lors de la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire (CIFF), dans la section « Projections spéciales », Chopin, Chopin ! de Michał Kwieciński est un film d’époque d’une facture somptueuse, mais dont la beauté visuelle ne cherche jamais à flatter : elle sert, au contraire, à rendre sensible l’épuisement d’un monde. À travers la figure du compositeur polonais, le cinéaste filme une société à la veille de sa disparition, celle des salons parisiens, des rituels aristocratiques et d’un ordre social sur le point de vaciller.
Le film n’a rien d’un biopic traditionnel. Kwieciński refuse la chronologie et la narration linéaire : Chopin, Chopin ! est fait de fragments, de moments suspendus, de scènes d’intimité et de concerts mondains, où la musique devient à la fois langage et refuge. Ce choix, risqué mais cohérent, construit un portrait sensible d’un homme usé, conscient que son art survivra à son corps. Dans le rôle principal, Eryk Kulm incarne un Chopin fragile, presque effacé, à la fois présent et déjà absent. Sa performance, toute en retenue, repose sur le souffle, les silences, la lenteur du geste, et refuse l’emphase attendue d’un personnage mythique.
L’histoire nous plonge dans le Paris du XIXᵉ siècle : Chopin, figure incontournable des nuits parisiennes, est adulé et admiré, le compositeur romantique par excellence. Mais la maladie avance, ses poumons saignent, et il sait que ses jours sont comptés. Composer devient pour lui à la fois refuge et ultime acte de défi, tandis que la société autour de lui continue de briller, superficielle et insouciante.
La reconstitution visuelle, signée par des artisans polonais de premier plan, est l’une des grandes réussites du film. Les décors, les costumes, les chandeliers, les instruments : tout semble avoir été filmé à la lueur d’une vérité retrouvée. Mais cette lumière n’est jamais célébration. Elle éclaire la fatigue, les visages, les ombres qui s’allongent sur les murs. La clarté des scènes publiques — les salons, les concerts, les soirées mondaines — souligne d’autant mieux la nuit qui s’avance, celle de la maladie, de la solitude et de la fin d’une époque.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la fin d’un monde. Le film se déroule dans une France d’après-révolution, où l’aristocratie tente de sauver les apparences d’une grandeur passée. L’Histoire est là, en arrière-plan, non comme un événement qu’on raconte, mais comme une menace silencieuse, un changement inévitable que les personnages refusent encore de nommer. La Révolution française, sans jamais être montrée, plane comme une ombre sur cette société qui continue de danser, de jouer, de composer, tout en sentant que le sol se dérobe sous ses pas.
Kwieciński n’illustre pas les faits : il les fait résonner. Il choisit d’observer les signes du basculement dans le détail — un regard, une toux, un geste trop lent — plutôt que dans la grande fresque historique. Ce refus du spectaculaire peut dérouter, mais c’est là que réside la force du film : Chopin, Chopin ! raconte la fin d’un monde par la lente extinction d’un homme. Et, inversement, la disparition du compositeur devient l’allégorie de celle d’une civilisation.
Kwieciński explore avec une sobriété remarquable la tension entre génie et fragilité. Chopin n’est jamais idéalisé : il est montré comme un homme en lutte contre son propre corps, mais surtout contre le temps qui lui échappe. Cette conscience aiguë de la fin irrigue le film tout entier, jusque dans sa manière d’aborder la création.
Le film revient à plusieurs reprises sur ces partitions inédites que Chopin composait, des œuvres audacieuses et avant-gardistes dont il parlait avec Franz Liszt, admiratif mais inquiet qu’elles ne soient pas comprises. À la fin, alité, Chopin demande qu’on les brûle. Les pages livrées aux flammes scellent ce renoncement : non par vanité, mais par lucidité. Kwieciński filme cet instant sans pathos, comme le dernier acte d’un artiste qui préfère effacer plutôt que voir son œuvre trahie.
Ce geste, ultime, condense le sens du film : une méditation sur la mémoire et sur la responsabilité de l’artiste face à son propre héritage. Chopin, conscient de ce que la postérité transforme, choisit le silence comme vérité ultime.
La musique, évidemment, traverse le film comme une matière vivante. Les morceaux de Chopin — mazurkas, nocturnes, préludes — ne servent pas de simple illustration : ils deviennent le fil dramatique lui-même. La caméra s’attarde sur les doigts, les respirations, les silences entre les notes. On sent la maladie, la toux, l’effort que demande chaque accord. Le pianiste et le cinéaste travaillent main dans la main pour transformer l’épuisement physique en mouvement esthétique.
Mais la musique n’est pas seule. Kwieciński inscrit Chopin dans un environnement social qui s’effrite : le vernis des conversations, la fausse légèreté des salons, la manière dont on applaudit sans écouter vraiment. Le film montre ce monde comme une scène de théâtre où chacun s’accroche à un rôle devenu vide. Chopin, en cela, n’est pas seulement un malade : il est le témoin impuissant d’une époque qui se meurt sans oser se l’avouer.
Visuellement, Chopin, Chopin ! déploie une photographie de clair-obscur qui évoque parfois Rembrandt ou Caravaggio. La lumière semble filtrée à travers la maladie elle-même : elle vacille, tremble, s’éteint avec le souffle du pianiste. L’esthétique du film épouse littéralement la respiration du corps filmé. Kwieciński, déjà connu pour ses productions soignées, confirme ici une maîtrise rare du rythme visuel.
Si le film divise, c’est précisément parce qu’il refuse la grandiloquence. Michał Kwieciński ne cède jamais à la tentation du pathos ni à l’image romantique d’un Chopin martyrisé par la maladie. Il choisit au contraire une mise en scène d’une grande pudeur, presque austère, qui rend le personnage d’autant plus humain. Cette distance émotionnelle, loin d’un simple effet de style, fait partie du projet : montrer un artiste confronté à sa propre disparition, dans une tension constante entre la fragilité du corps et la permanence de la musique.
Le film n’est donc pas un récit, mais une méditation. Il s’interroge sur ce que signifie « laisser une trace », sur la responsabilité de l’artiste face à son époque. En filmant un compositeur qui s’éteint pendant que le monde autour de lui s’accroche à des illusions, Kwieciński construit une réflexion plus large sur la disparition, la mémoire et la beauté. Chopin, Chopin ! ne cherche pas à faire revivre le passé ; il cherche à comprendre comment il s’efface.
À la fin, alors que la musique se tait, le silence n’est pas absence mais continuation. La lumière, une dernière fois, envahit le cadre avant de s’éteindre. Ce n’est pas une fin, mais une suspension. Comme si le film, à l’image du compositeur, retenait son dernier souffle avant de disparaître — et, ce faisant, de durer.
À la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire (CIFF 2025), Round 13 de Mohamed Ali Nahdi se présente au public dans la compétition « Horizons du Cinema Arabe », au cœur d’une section consacrée aux cinémas arabes contemporains. L’équipe du film, arrivée directement d’Estonie après sa première mondiale au Tallinn Black Nights Film Festival, accompagne cette œuvre profondément tunisienne dans son passage d’un grand rendez-vous européen à l’une des manifestations majeures du cinéma arabe.
Round 13 de Mohamed Ali Nahdi s’inscrit dans une double dynamique : celle d’un cinéma tunisien qui interroge sa propre réalité sociale, et celle d’un récit intime qui met en lumière la fragilité d’une famille confrontée à l’inimaginable. Réalisé par Mohamed Ali Nahdi, écrit par Sophia Haoues avec la participation du cinéaste, et interprété notamment par Helmi Dridi et Afef Ben Mahmoud, le film déroule un drame qui dépasse largement le cadre de la boxe pour donner corps à une histoire où les épreuves de la vie prennent l’allure d’un dernier round.
Le point de départ est simple et brutal. Kamel, ancien champion de boxe ayant abandonné les rings pour fonder une vie paisible avec sa femme Samia et leur fils Sabri, voit cette stabilité s’effondrer lorsque tous deux apprennent que leur enfant souffre d’une tumeur osseuse maligne, après ce qui semblait n’être qu’une chute anodine. Ce diagnostic fait basculer l’existence de la famille dans une succession de chocs et de bouleversements : la maladie grave d’un enfant, l’annonce de traitements lourds, la peur omniprésente de la mort, l’effondrement progressif du père qui sombre dans la colère et la perte de contrôle, la résistance obstinée de la mère qui s’accroche à l’espoir, et le courage silencieux du fils. Ces éléments structurent le premier axe majeur du film, celui d’un drame familial où chaque membre réagit différemment à la catastrophe, où la maladie devient un révélateur des forces et des fragilités de chacun.
Une des grandes qualités de Round 13 est précisément de ne pas tomber dans le mélodrame ni dans le pathos facile. Le film n’est pas conçu pour « faire pleurer dans les chaumières », il ne cherche pas l’émotion à tout prix, il est fait avant tout pour raconter et dénoncer. Bien sûr, on peut verser une larme, et même plusieurs, surtout lorsqu’on a déjà traversé une épreuve comparable : la maladie d’un enfant, surtout lorsqu’il est en très bas âge, et la menace de sa mort, restent parmi les drames humains les plus terribles que l’on puisse avoir à affronter. Accepter la mort éventuelle de son propre enfant est au-delà du supportable, et le film laisse affleurer cette horreur sans la souligner, sans l’exploiter, en la laissant simplement s’imposer au spectateur à travers les gestes, les regards, les silences.
Mais Round 13 ne se contente pas de raconter une histoire individuelle. Le film décrit une réalité tunisienne, celle que vivent chaque jour des familles issues de classes sociales défavorisées confrontées à la maladie grave d’un proche. Le choc de l’annonce, dans un pays où la perspective de traitements longs et coûteux provoque immédiatement une angoisse matérielle, se double d’une autre réalité tout aussi éprouvante : l’hôpital public ne remplit pas son rôle. Dans le film, les files d’attente interminables, les retards, les examens décalés, les prescriptions impossibles à obtenir et la lenteur générale du système occupent une place centrale. Les attentes y sont immenses, parfois désespérées, tandis que les prix pratiqués dans le secteur privé sont hors de portée pour une grande partie de la population. À cela s’ajoute la crise des médicaments, omniprésente dans la Tunisie contemporaine, où certains traitements indispensables sont introuvables, obligeant les familles à multiplier les démarches, à se tourner vers le marché noir et la contrebande ou à renoncer à une prise en charge optimale.
Cet ancrage social constitue le second grand axe du film, abordé de façon explicite, sans artifice ni détour. La maladie grave d’un enfant n’est pas seulement un drame familial ; elle est également un révélateur structurel. Le film montre comment la précarité se mêle à la détresse émotionnelle, comment l’impossibilité d’accéder à un traitement rapide ou complet accroît les tensions au sein du foyer, comment la fatigue, la peur et la pression matérielle déforment les relations entre les parents et l’enfant. Dans Round 13, les obstacles administratifs et médicaux ne sont pas des éléments secondaires : ils font partie intégrante du combat que mène cette famille, autant que le diagnostic lui-même.
Dans cette tempête, un détail qui n’en est pas un apparaît clairement : c’est la mère qui reste le pilier de la famille. Samia tient bon lorsque tout vacille autour d’elle, elle tient la maison, le fils, le mari, et elle continue d’avancer malgré la fatigue et la peur. Ce n’est pas un hasard : dans la société tunisienne, c’est très souvent la mère qui occupe ce rôle central, celle qui reste debout quoi qu’il arrive, celle sur qui l’on peut compter lorsque les épreuves s’accumulent. Le film en fait un clin d’œil appuyé sans jamais l’énoncer théoriquement : il suffit de la regarder, de la suivre, pour comprendre sur qui repose l’ossature du foyer.
Ce contexte explique la spirale dans laquelle plonge Kamel, dont la descente vers la colère et la violence est inscrite comme la conséquence d’un double effondrement : celui de son fils, et celui des institutions censées le protéger. Une altercation, provoquée par l’accumulation de tensions, conduit à son arrestation. Lorsqu’il sort de prison, le temps a passé, et le film s’oriente vers un « dernier round », un combat qui n’a plus lieu sur un ring mais dans l’intimité d’un foyer qui tente de se reconstruire malgré la maladie, la peur, le manque de moyens et l’usure des épreuves.
L’écriture cinématographique de Mohamed Ali Nahdi s’appuie sur sa propre trajectoire de réalisateur et d’acteur. Formé au Théâtre National Tunisien puis au Conservatoire Libre du Cinéma Français, il a élaboré au fil des années un regard particulièrement attentif aux émotions et aux trajectoires intimes. Round 13, son deuxième long métrage après Moez, prolonge cette approche en s’inscrivant dans la continuité d’un cinéma tunisien contemporain qui explore la réalité sociale du pays à travers des récits profondément humains. Le choix de traiter un sujet aussi lourd que la maladie infantile, mais en l’ancrant dans le quotidien des familles modestes, inscrit ce film dans une zone abordée avec une grande frontalité dans le cinéma tunisien.
Au-delà de sa construction narrative, le film doit aussi beaucoup à la qualité du jeu des acteurs. Helmi Dridi et Afef Ben Mahmoud incarnent avec justesse un couple pris dans une tourmente qui les dépasse, chacun réagissant selon ses propres forces et ses propres failles. Mais c’est surtout l’interprétation du jeune acteur, Hedi Ben Jabouria, qui marque durablement : son visage, son regard, sa posture disent la maladie avec une vérité bouleversante. Le maquillage, utilisé avec une grande précision, parvient à donner à l’enfant cette apparence affaiblie, délicate, cette lumière vacillante qui accompagne les corps souffrants, sans jamais tomber dans l’exagération ou l’effet artificiel. Un travail mesuré, équilibré, pensé pour que la maladie existe à l’écran avec sobriété et crédibilité, et pour que le spectateur saisisse la vulnérabilité extrême de cet enfant sans jamais sentir qu’on cherche à lui imposer une émotion.
La force de Round 13 tient peut-être à cela : même enraciné dans une réalité tunisienne précise, il touche quelque chose d’universel. La maladie d’un enfant, la peur de le perdre, ce vertige qui renverse toute logique et toute hiérarchie, sont des expériences qui traversent les pays, les langues, les classes sociales. Aucun système de santé, même le plus solide, n’annule la brutalité d’un tel choc. En montrant cette douleur dans un cadre tunisien, le film rappelle qu’elle pourrait surgir n’importe où, chez n’importe qui. Et peut-être que son véritable déplacement — de Tallinn au Caire, puis vers d’autres festivals au Maroc ou en Iran — réside précisément là : dans cette capacité à faire circuler une émotion qui ne connaît pas de frontière, et à poser une question qui atteint chacun de nous, au-delà des contextes et des cultures.
Sélectionné dans la section Special Screenings (projections spéciales) de la 46ᵉ édition du Festival International du Film du Caire (CIFF), qui se déroule du 12 au 21 novembre 2025, Homebound de Neeraj Ghaywan poursuit un parcours déjà prestigieux. Le film avait fait sa première mondiale au Festival de Cannes, le 21 mai 2025, dans la section Un Certain Regard, où il avait été accueilli par une ovation de neuf minutes. Malgré cet engouement, le jury cannois ne l’avait pas retenu à son palmarès, sans doute en raison de son ton mélodramatique, une sensibilité qui séduit rarement les jurys occidentaux. Aujourd’hui, cette œuvre hindi revient au Caire auréolée d’une reconnaissance croissante, puisqu’elle a également été choisie pour représenter l’Inde aux Oscars 2026 dans la catégorie du Meilleur film international.
Le film raconte l’histoire de deux amis d’enfance issus d’un petit village du nord de l’Inde qui rêvent d’obtenir un poste dans la police, symbole de la dignité qui leur a toujours été refusée. Mais, à mesure qu’ils se rapprochent de leur but, la précarité et le désespoir menacent le lien profond qui les unit.
Dix ans après Masaan, Homebound marque le retour de Neeraj Ghaywan avec une œuvre d’une rigueur rare, dépouillée de toute complaisance, où la matière sociale devient une fiction d’une grande intensité. Réalisé et coécrit par Ghaywan, produit par Dharma Productions (Karan Johar, Somen Mishra, Apoorva Mehta) et accompagné, aux étapes d’écriture et de montage, par Martin Scorsese en qualité de producteur exécutif, le film affirme d’emblée une ambition artistique et morale singulière.
Le récit se déploie en deux temps clairement distincts et de poids dramatique inégal. La première partie ancre la fiction dans le quotidien des deux protagonistes : Shoaib (le jeune musulman) et Chandan (le jeune dalit), amis d’enfance d’un village du nord de l’Inde, réunis par un même rêve banal et radical à la fois — intégrer la police pour sortir de la précarité et revendiquer une forme de dignité sociale. Cette séquence d’ouverture travaille la chair sociale du film : conversations sur la vie et l’avenir, répétition des humiliations ordinaires infligées par l’ordre social, petits échanges d’affection et de jalousie entre amis, scènes domestiques qui dévoilent les rapports de force au sein des familles et du village. Ghaywan prend le temps de montrer la mécanique quotidienne de la relégation — regards, refus implicites, opportunités manquées — pour établir la configuration sociale qui rendra ensuite tragique la seconde partie.
La deuxième partie bascule lorsque la pandémie de COVID-19 frappe : bloqués loin de chez eux, les deux jeunes hommes se voient contraints de reprendre la route avec des milliers d’autres travailleurs migrants. C’est alors que le film devient road-movie d’une lenteur implacable, une chronique d’épuisement et d’abandon institutionnel. Ghaywan, s’appuyant sur le matériau journalistique original (reportage de Basharat Peer, 2020, qui a inspiré le projet), convertit en fiction la marche des migrants vers les villages d’origine, rendant visible l’impact matériel du confinement — faim, soif, files interminables, refus administratifs, contrôles policiers, maladies non soignées. La caméra n’édulcore rien : plans fixes sur l’attente, gros plans sur des visages creusés, temps morts interminables qui traduisent l’usure. Par cette construction en deux actes, le film montre d’abord ce que ces hommes ont à perdre, puis ce que la société leur retire lorsqu’elle se replie sur elle-même en temps de crise.
Au-delà de la puissance dramatique du dispositif, Homebound impose une lecture sociologique précise : le racisme anti-musulman n’y est pas une séquence ponctuelle mais un fil systémique qui traverse la fiction. Shoaib, en tant que personnage musulman, subit des mises en doute répétées de sa parole, des refus d’assistance plus fréquents, une visibilité réduite des violences qu’il subit. Ghaywan ne dramatise pas l’islamophobie par de grandes démonstrations symboliques ; il la montre dans ses formes ordinaires — soupçons administratifs, petits commentaires, relégations silencieuses — et dans leurs conséquences concrètes quand l’État se désengage. Cette présence du racisme anti-musulman se conjugue, sur l’écran, à d’autres formes de stigmatisation : la religion devient facteur multiplieur d’obstacles face à la crise sanitaire. Plus qu’un thème supplémentaire, la religion structure des trajectoires distinctes au sein d’un même exode.
Parallèlement, le système de caste est traité avec la même acuité analytique : Chandan porte sur son corps et dans ses interactions la mémoire d’une assignation sociale. Le film montre la caste non pas comme un folklore sociologique mais comme une infrastructure active des rapports sociaux contemporains : accès au travail, à la dignité institutionnelle, réponse policière, et distribution des aides pendant la crise. Les humiliations publiques infligées à Chandan renvoient à une histoire de dévalorisation systémique dont les effets se mesurent au quotidien et dans la violence administrative qui s’exerce au moment du besoin. Ghaywan ne sépare pas caste et religion en compartiments hermétiques ; au contraire, il montre comment ces catégories se recoupent et réorganisent les vulnérabilités en temps de crise.
La relation entre Shoaib et Chandan est l’axe moral et émotionnel du film. Leur amitié est filmée sans idéalisation : la caméra saisit la solidarité faite de gestes minuscules — partage d’un repas, protection face à un agresseur, mots de réconfort — mais aussi les fractures qui apparaissent quand l’une des vies semble s’ouvrir à une opportunité et l’autre reste exclu. Ghaywan interroge, sans sermon, le prix de la mobilité individuelle : l’ascension proposée à l’un peut signifier l’érosion d’un lien de fraternité construit dans la survie. La question morale que pose le film est simple et terrible : que devient la solidarité quand la survie commande la trahison ? Les performances de Vishal Jethwa et d’Ishaan Khatter, saluées par la critique, donnent à ces dilemmes une réalité charnelle et évitent l’outrance pathétique.
Sur le plan formel, Ghaywan choisit une mise en scène sobre mais incisive : une photographie au plus près des visages, un montage qui laisse sentir la durée, une musique minimale qui évite l’emphase. Ce parti pris fonctionne parce qu’il épouse parfaitement le matériau du film : l’accumulation des petites violences crée, par addition, une intensité plus lourde que n’importe quel crescendo dramatique. Quelques scènes « éclat » — confrontations, humiliations publiques, moments de rupture — surgissent alors comme des points de bascule, faisant payer par l’émotion ce que la retenue avait préparé.
Enfin, Homebound s’affirme comme un document moral de son temps : loin de la dénonciation plate, le film propose une mise en regard des structures qui produisent la vulnérabilité et de la vie intérieure des personnages qui la subissent. En filmant la pandémie comme catalyseur d’exclusions préexistantes, Ghaywan invite à penser la crise non pas comme événement isolé mais comme une loupe qui révèle les hiérarchies déjà à l’œuvre. Le film laisse peu de place au confort du spectateur ; il exige une attention soutenue et une disposition à reconnaître l’injustice comme système et non comme aberration passagère.
Homebound n’est pas un film agréable à regarder au sens distrayant du terme ; il est nécessaire. Sa réussite tient à l’équilibre ténu entre précision documentaire, force d’empathie et exigence esthétique. En consacrant son attention aux petites humiliations qui font la condition des exclus, Neeraj Ghaywan construit une fable contemporaine — enracinée dans un fait réel et rendue puissante par l’attention aux détails — qui restera une référence pour penser l’impact humain du confinement et les recompositions sociales qu’il a révélées.
Dans The Things You Kill (Turquie, Canada, France, Pologne | 2025 | 113 min), sélectionné en compétition internationale à la 46ᵉ édition du Festival International du Film du Caire (CIFF) et présenté par le Canada pour l’Oscar du Meilleur Film International, le réalisateur Alireza Khatami déploie une œuvre d’une densité émotionnelle rare, à la frontière du drame psychologique et du thriller existentiel. Connu pour Oblivion Verses, qui scrutait déjà les cicatrices de la mémoire collective, Alireza Khatami poursuit ici sa réflexion sur la filiation, la culpabilité et la transmission — mais cette fois dans un cadre plus resserré, centré sur son père, sa mère, une maison et un passé qui refait surface.
Ali, professeur de littérature qui s’est installé en Turquie après des années aux États-Unis, mène une vie apparemment paisible, entre ses cours à l’université et le jardin qu’il cultive avec soin. Il donne l’impression d’avoir tourné la page de son enfance, marquée par un père autoritaire et une mère silencieuse. Pourtant, lorsque celle-ci meurt dans des circonstances que l’on devine troubles, tout ce qu’il croyait révolu revient à la surface : le retour au foyer maternel s’ouvre sous le signe de l’étrangeté, de la tension contenue, et bientôt, la présence de Reza, jardinier mystérieux engagé par Ali, vient bouleverser cet équilibre friable. Reza n’est pas un simple employé ; il est le témoin, voire le double, dans lequel Ali commence à reconnaître les zones inexplorées de sa propre histoire.
Alireza Khatami structure son récit comme une lente descente vers la vérité. Le film avance par réminiscences délicates, par objets qui parlent de l’ombre, par gestes qui trahissent des non-dits. Chaque détail ramène Ali à sa relation avec sa mère, mais aussi à la figure paternelle qu’il rejette tout en portant son héritage. La tension centrale est là : entre tendresse et violence, entre le désir d’aimer et la peur de répéter les erreurs du passé.
La dimension du film s’approfondit encore lorsqu’on apprend qu’Ali, en pleine période de tentatives de paternité, engage sa propre responsabilité envers l’avenir. Ce désir de devenir père confère une charge symbolique à tout ce qu’il affronte : non seulement il s’agit de comprendre son passé, mais surtout d’empêcher qu’il ne se reproduise. À mesure qu’il s’approche de la vérité sur la mort de sa mère, il prend conscience du danger d’une transmission — non seulement biologique, mais psychique, affective, symbolique. Le film devient alors un dialogue entre les générations : ce père violent qu’il n’a pas su aimer, cette mère qu’il n’a pas pu sauver, et cet enfant qu’il s’apprête à accueillir dans un monde où la violence — qu’elle soit physique ou symbolique — est omniprésente.
La vengeance, si l’on peut l’appeler ainsi, ne s’adresse pas à une personne précise mais vise un système de domination et de silence. Ali se confronte à la violence masculine, institutionnelle, enracinée dans la culture et qu’il découvre en lui-même. À travers ce parcours, Alireza Khatami interroge ce que signifie être un homme dans un monde où la force rime souvent avec brutalité, et où la sensibilité est perçue comme une faiblesse. L’enseignant cultivé, le fils aimant, le citoyen rationnel qu’est Ali découvre qu’il n’est pas indemne de la transmission de la violence. Ce qu’il “tue” ou tente de tuer, ce sont les réflexes d’un patriarcat vieux de plusieurs générations, les blessures infligées aux femmes de sa famille, la culpabilité de n’avoir pas su intervenir.
Visuellement, le film atteint une rigueur presque hypnotique. Alireza Khatami filme la maison familiale comme un espace mental : chaque pièce, chaque couloir porte un souvenir. La caméra s’attarde sur un geste simple, un silence lourd. Les lumières sont tamisées, la clarté filtrée comme si la vérité ne pouvait apparaître qu’en demi-teintes. La nature, omniprésente, devient l’écho du drame intérieur. Le jardin, cœur symbolique de l’œuvre, est devenu lieu de labeur mais aussi de renaissance : Ali y creuse la terre, y enterre ses peurs, et y tente peut-être une purification. Reza, dans ce contexte, n’est pas un simple aide-jardinier : il incarne une sagesse tacite, une lucidité que le héros peine à atteindre.
La force de The Things You Kill réside également dans sa capacité à articuler l’intime et le politique. Sans sombrer dans le manifeste, le film interroge comment la société façonne les comportements masculins et perpétue la violence invisible. Le décès de la mère devient déclencheur symbolique : il libère une parole longtemps contenue, mais révèle aussi l’immense difficulté à rompre avec des schémas hérités. Khatami ne moralise pas ; il observe, avec lenteur et précision, les contradictions d’un homme partagé entre l’amour et la honte, entre la mémoire et l’oubli.
L’interprétation d’Ekin Koç dans le rôle d’Ali est d’une sobriété poignante ; son regard, souvent fixe, exprime plus que ses mots. Il porte la culpabilité sourde, mais aussi une tendresse retenue. Face à lui, la présence de Erkan Kolçak Köstendil – incarnant Reza – confère à l’ensemble une dimension presque métaphysique : leurs échanges, parfois discrets, se muent en affrontements symboliques entre la conscience et le déni, entre la lucidité et l’obéissance. La mise en scène de Khatami, dépouillée mais minutieuse, donne à ces échanges une tension presque sacrée.
Au cours de ses derniers instants, le film transcende le simple réalisme. Les frontières entre réalité et mémoire se dissolvent. Ce que le spectateur voit n’est peut-être plus le monde extérieur mais le paysage mental d’un homme en quête de paix. The Things You Kill se transforme alors en méditation sur la responsabilité, sur la possibilité de se libérer sans renier ce que l’on a été. Le titre, chargé de sens multiples, suggère que ce que nous détruisons — en nous ou autour de nous — finit par nous définir.
Alireza Khatami signe ici un film d’une grande cohérence, à la fois sensoriel et cérébral, poétique et politique. Il filme la douleur comme apprentissage, la culpabilité comme passage obligé vers la lucidité. The Things You Kill est une œuvre exigeante, qui demande au spectateur de s’y immerger, de creuser avec Ali les couches silencieuses du non-dit. Et lorsqu’enfin la vérité se révèle, elle n’apporte ni apaisement ni rédemption, mais une conscience aiguë de ce que signifie vivre avec ce que l’on a “tué” — en soi, chez les autres, ou dans l’histoire.
Sélectionné à la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire (CIFF), dans la section Special Screenings, Rosemead de Eric Lin poursuit un parcours déjà marqué par de nombreuses sélections dans divers festivals. Après sa première mondiale au Tribeca Film Festival en juin 2025, il a remporté le Prix du Public UBS au Festival de Locarno.
Inspiré d’un article du Los Angeles Times signé Frank Shyong en 2017, le film met en scène Lucy Liu dans le rôle d’Irene Chao, une Américaine d’origine chinoise atteinte d’un cancer incurable, et Lawrence Shou dans celui de Joe, son fils adolescent souffrant de schizophrénie. Le scénario de Marilyn Fu, tiré de faits réels, s’ancre dans le quotidien d’une famille vivant dans la vallée de San Gabriel, à Los Angeles, où la maladie mentale, la honte et la peur se mêlent à la tendresse et à la fatigue.
Une histoire née du silence
L’intrigue suit Irene, propriétaire d’une petite imprimerie qu’elle dirige seule depuis la mort de son mari. Son fils Joe, autrefois élève brillant et nageur prometteur, se referme peu à peu. Il néglige ses études, se coupe de ses amis, dessine des araignées et des cadavres et développe une fascination pour les fusillades de masse. L’inquiétude se transforme en peur lorsque ses accès de violence deviennent incontrôlables.
Mais avant la peur, il y a le déni. Irene refuse d’abord de voir ce qui s’impose à elle : l’idée que son fils puisse souffrir d’un trouble psychique lui paraît insupportable. Elle se persuade que ce n’est qu’une phase, qu’il finira par aller mieux. Elle tait les crises, dissimule les signes, refuse de discuter avec le médecin qui suit son fils et espère que tout redeviendra « comme avant ». Ce déni, le film le rend visible par les gestes du quotidien : Irene range, cuisine, travaille, comme pour préserver un ordre fragile.
La honte est ici autant culturelle que personnelle. Américaine d’origine chinoise, Irene redoute le regard du voisinage, la rumeur, la stigmatisation. Dans son entourage, majoritairement sino-américain, la discrétion est une valeur essentielle, et la maladie mentale reste un sujet qu’on préfère taire. Le film montre cette communauté sans caricature, à travers des scènes simples — un dîner, un échange de politesse, une absence de question — où se devine un ensemble de codes partagés, de pudeurs héritées. Le silence y est collectif avant d’être individuel.
Eric Lin capte ce poids du non-dit avec une mise en scène d’une grande retenue. Les regards détournés, les visages filmés dans la pénombre, les sons étouffés d’une maison où les mots ne circulent plus traduisent la solitude d’Irene et l’isolement de Joe. Dans cet espace clos, la maladie devient une présence invisible, diffuse, qui ronge et enferme.
Le moment où la peur s’installe
Le film bascule lorsque le déni ne tient plus. Les gestes du fils deviennent inquiétants, les silences menaçants. Irene comprend que la situation dépasse ses forces. Elle commence à craindre que Joe ne se blesse, ou qu’il fasse du mal à autrui ou même pire. Elle perçoit la violence possible, imprévisible, d’un adolescent qu’elle ne reconnaît plus. Et elle-même, atteinte d’un cancer avancé, se sait de plus en plus faible.
Cette prise de conscience est le centre du film. Elle scelle la fin de l’illusion et l’entrée dans une peur qu’Irene ne peut plus repousser. Elle sait qu’elle va mourir, qu’elle n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’elle devra affronter seule cette menace grandissante. Le scénario installe alors un double compte à rebours : celui de la mère condamnée et celui du fils en dérive. Deux existences parallèles, deux solitudes qui se reflètent.
Eric Lin filme cette progression avec lenteur et sobriété. Pas de grands effets, pas de musique insistante, mais la respiration des personnages, les bruits du quotidien… La peur naît de cette accumulation de détails et du silence qu’ils laissent derrière eux.
Une mère entre la honte et l’amour
Lucy Liu compose une Irene d’une justesse remarquable. Son jeu, épuré, donne à ce personnage une force contenue. Elle incarne la dignité d’une femme qui n’a plus le choix, la lassitude de celle qui porte tout sans jamais demander d’aide. Son visage exprime la fatigue, la peur, la tendresse, souvent dans un même plan.
Lawrence Shou, dans le rôle de Joe, traduit la confusion, la vulnérabilité et l’imprévisibilité de l’adolescence malade. Le film ne cherche jamais à le juger. Il ne fait pas de lui un monstre, mais un être en perte d’équilibre, pris dans sa propre perception déformée du monde. Ce face-à-face entre mère et fils, dominé par les silences et les gestes, forme le cœur émotionnel du film.
Les dialogues alternent naturellement entre anglais et mandarin, comme c’est souvent le cas dans les familles sino-américaines. Ce bilinguisme n’est pas un signe de distance, mais de continuité : les deux langues coexistent, l’une pour le quotidien, l’autre pour la tendresse ou la prière. Le film les emploie sans soulignement, comme une évidence, un ancrage culturel qui donne au récit sa vérité.
Une esthétique du non-dit
Formé comme directeur de la photographie, Eric Lin conçoit chaque plan pour exprimer ce que les mots ne peuvent dire. La lumière, douce et diffuse, épouse les visages sans les flatter. Les intérieurs — la maison, l’atelier, la chambre du fils — sont filmés comme des espaces mentaux, des refuges et des pièges à la fois. Le décor devient une extension de la psyché : tout semble étroit, clos, sous pression.
La violence n’explose jamais, mais elle s’impose par les signes. Le film montre des armes, des couteaux, une hache, et du sang. Le spectateur voit, mais sans spectacle : ces éléments apparaissent avec la même banalité que le reste du quotidien. Cette banalité fait peur. Elle donne au film une tension continue, où chaque objet devient une menace potentielle.
Rosemead avance par fragments, par ellipses. Le récit semble parfois suspendu, comme si la réalité glissait entre les doigts des personnages. Ce choix de narration, sobre et elliptique, renforce la proximité avec eux. Le spectateur n’en sait jamais plus qu’Irene : il partage sa confusion, sa peur, son silence.
Un drame sur la responsabilité et la perte
Au-delà de la maladie et de la fin de vie, Rosemead interroge la responsabilité. Celle d’une mère qui se sait condamnée et s’inquiète de ce qu’il adviendra de son fils après sa mort. Celle d’un fils enfermé dans un monde intérieur, incapable de comprendre les limites de son propre danger. Le film ne propose pas de solution. Il observe. Il montre les gestes de survie, les décisions impossibles, les mots qu’on n’ose pas dire.
La tension entre amour et peur structure tout le récit. Irene aime son fils, mais elle a peur de lui. Elle veut le sauver, mais elle sent qu’elle ne le peut plus. Cette ambivalence, filmée sans emphase, confère au récit sa gravité. Rosemead ne parle pas d’héroïsme, mais de fatigue et d’amour mêlés, de cette ligne floue entre protection et abandon.
Un film sur la société américaine et ses silences
Le film inscrit ce drame intime dans un cadre social précis. En évoquant la fascination de Joe pour les fusillades scolaires, il renvoie à la violence latente de la société américaine, à la banalisation du danger, à la libre vente des armes, y compris aux jeunes, et à l’isolement des familles. Mais il le fait sans dénonciation frontale. La menace reste à l’arrière-plan, intégrée à la peur quotidienne.
À travers cette histoire, Eric Lin et Marilyn Fu abordent la question du non-dit dans les familles d’origine asiatique aux États-Unis, souvent confrontées à la honte de la vulnérabilité et à la difficulté de demander de l’aide. Le film expose ces failles avec retenue, sans discours explicatif. Tout passe par les silences, les gestes, les regards.
Un premier film au ton maîtrisé
Pour son premier long métrage, Eric Lin choisit la sobriété. Il ne cherche ni l’effet ni la provocation. Sa mise en scène repose sur la durée, la précision du cadre, l’écoute des visages. Cette rigueur donne au film une force tranquille, où chaque image semble contenir le poids du non-dit.
Lucy Liu y trouve un rôle rare, qui met en valeur sa profondeur d’interprétation. Elle porte le film sans jamais le dominer, donnant à Irene une présence silencieuse, humaine, ancrée dans la réalité la plus simple. Le film s’enracine dans cette vérité-là : celle des émotions qu’on retient, des décisions qu’on ne dit pas, des peurs qu’on ne partage pas.
Une œuvre sur le courage du regard
Rosemead est moins un film sur la folie qu’un film sur la lucidité. Celle qu’on repousse, puis qu’on accepte trop tard. Il raconte la peur de voir, la peur de savoir, la peur de transmettre. C’est une œuvre sur le regard qu’on détourne pour continuer à vivre.
Présenté au Festival du Caire après son passage à Locarno et à Tribeca, Rosemead s’impose par sa retenue, son attention au détail et sa fidélité à l’humain. Il ne cherche pas à impressionner, mais à écouter. Il parle de honte, de peur, d’amour et de solitude, avec cette justesse rare qui rend le silence plus fort que tout.
Le Festival international du film du Caire a annoncé que Les voyages de Tereza /The Blue Trail (O Último Azul), du réalisateur brésilien Gabriel Mascaro, ouvrira la 46ᵉ édition du festival, qui se tiendra du 12 au 21 novembre 2025. Le film sera projeté hors compétition lors de la soirée d’ouverture, marquant le coup d’envoi d’une édition placée sous le signe de la liberté, de la résistance et de la puissance du cinéma d’auteur contemporain.
Réalisé par Gabriel Mascaro, figure majeure du cinéma brésilien actuel, Les voyages de Tereza suit le parcours de Tereza, une femme de 77 ans vivant dans une petite ville industrielle de l’Amazonie. Sa vie bascule lorsqu’elle reçoit un ordre officiel lui enjoignant de rejoindre une colonie d’hébergement pour personnes âgées. Dans cet endroit isolé, les seniors sont regroupés pour passer leurs dernières années, tandis que la jeune génération se consacre à la productivité et à la croissance économique. Refusant ce destin imposé, Tereza entreprend un voyage le long du fleuve Amazone pour accomplir un dernier souhait avant que sa liberté ne lui soit définitivement retirée — un acte de résistance intime qui bouleversera son existence.
Porté par Denise Weinberg, Rodrigo Santoro, Miriam Socorrás et Adanilo, le film est une coproduction entre le Brésil, le Mexique, le Chili et les Pays-Bas. D’une durée de 86 minutes, il est tourné en portugais et baigné de couleurs somptueuses, à l’image du décor amazonien qu’il célèbre autant qu’il interroge.
Présenté en première mondiale au Festival de Berlin, Les voyages de Tereza s’y est distingué en remportant trois distinctions majeures : le Prix du Jury – Ours d’argent, le Prix du Jury œcuménique et le Prix du Public du Berliner Morgenpost. Ces récompenses confirment le regard singulier de Mascaro sur la tension entre liberté individuelle et contrôle social, une thématique qu’il explore avec sensibilité et audace depuis ses débuts.
Né en 1983 à Recife, Gabriel Mascaro est l’un des cinéastes les plus talentueux de sa génération. Révélé avec Rodeo/Neon Bull, sélectionné parmi les dix meilleurs films de l’année 2016 par le New York Times, il a également marqué la Berlinale avec Divine Love, présenté dans la section Panorama. Son œuvre, à la croisée du réalisme social et de la poésie visuelle, se distingue par une attention constante portée aux marges, aux corps et aux mutations sociales du Brésil contemporain.
En choisissant Les voyages de Tereza pour inaugurer sa 46ᵉ édition, le Festival du Caire confirme sa volonté d’ouvrir le dialogue entre les cinémas du monde, en mettant à l’honneur une œuvre qui conjugue profondeur humaine et puissance esthétique.
Créé en 1976, le Festival international du film du Caire est le premier festival de cinéma international organisé dans le monde arabe et en Afrique, et demeure à ce jour le seul de la région reconnu par la Fédération internationale des associations de producteurs de films (FIAPF). Classé en catégorie « A », il se tient chaque année sous le patronage du ministère égyptien de la Culture.
Le long métrage Yunan du réalisateur américano-palestinien Ameer Fakher Eldin a remporté le Prix des Critiques Arabes pour les Films Européens lors de la cérémonie organisée le 18 octobre au Festival international du film d’El Gouna. Ce prix, décerné par Promotion du Cinéma Européen (EFP) en partenariat avec le Centre du Cinéma Arabe (ACC), célèbre cette année sa septième édition et met en lumière le dialogue entre le cinéma européen et les regards critiques venus du monde arabe.
Réalisé par Ameer Fakher Eldin, Yunan est une coproduction ambitieuse réunissant l’Allemagne, le Canada, l’Italie, la Palestine, le Qatar, la Jordanie et l’Arabie saoudite. Le réalisateur, qui n’a pas pu assister à la cérémonie, a adressé un message vidéo émouvant dans lequel il a remercié le jury, l’ACC et l’EFP pour cette « belle reconnaissance ». « Voir Yunan aujourd’hui accueilli par les critiques arabes me touche profondément. D’une certaine manière, cela signifie peut-être que le film a enfin trouvé le chemin du retour », a-t-il déclaré.
La productrice, Dorothe Beinemeier (Red Balloon Film), a reçu le prix au nom du réalisateur. Dans son discours, elle a salué la sensibilité singulière d’Ameer Fakher Eldin : « Yunan, comme The Stranger, est un film lent, silencieux et mélancolique. Les histoires d’Ameer ne sont jamais bruyantes : elles se déploient avec subtilité et poésie, et vont droit au cœur. Ses films m’obligent à ralentir, à réfléchir, à digérer ce que je vois. Ils se transforment à chaque visionnage, révélant toujours une nouvelle couche, un autre angle. Ameer est un observateur brillant, un conteur d’une grande sagesse dans un corps de jeune homme. J’ai hâte de produire le troisième film de notre trilogie. »
La productrice, Dorothe Beinemeier (Red Balloon Film), a reçu le prix au nom du réalisateur.
Le film suit un homme arabe qui débarque sur une île isolée de la mer du Nord avec l’intention d’y mettre fin à ses jours. Mais sa rencontre avec la nature, la rudesse du climat et une communauté allemande marginalisée vient bouleverser sa décision. Peu à peu, ce voyage intérieur prend la forme d’une confrontation à la solitude, à la mémoire et au déracinement. Dans la beauté austère des paysages nordiques balayés par le vent, Yunan explore les thèmes de l’exil, du traumatisme et de la reconstruction, tout en questionnant le sentiment d’appartenance.
Fakher Eldin a expliqué avoir voulu « sonder le vide laissé lorsque la familiarité se dissout, quand le sentiment d’un foyer s’effondre et qu’il ne reste que le silence ». Cette méditation sur l’identité et la perte a été saluée dès sa présentation à la Berlinale, avant de remporter le Golden Firebird Award du Meilleur acteur (Georges Khabbaz) et celui de la Meilleure actrice (Hanna Schygulla) au Festival international du film de Hong Kong.
Produit par Dorothe Beinemeier (Red Balloon Film / Hambourg) en collaboration avec Microclimat Film (Canada) et Intramovies (Italie), Yunan a également bénéficié du soutien de Fresco Films, Metafora Productions et Tabi360. Les ventes internationales sont assurées par Intramovies, tandis que Mad Solutions gère les ventes pour la région MENA.
Créé en 2019 par la Promotion du Cinéma Européen (EFP) en partenariat avec le Centre du Cinéma Arabe (ACC), le Prix des Critiques Arabes pour les Films Européens vise à renforcer la diversité des œuvres présentées dans la région et à susciter l’intérêt des distributeurs arabes pour les films européens d’exception. Cette initiative met aussi en avant le rôle essentiel des critiques arabes dans la construction d’un dialogue entre les cultures, à travers la mise en lumière de sensibilités et de regards variés sur le cinéma mondial.
Cette année encore, cent des critiques les plus influents du monde arabe ont pris part à la sélection et au vote final, avant l’annonce du lauréat à El Gouna. J’ai eu l’honneur, avec d’autres Tunisiens, de faire partie de ces critiques arabes, représentant la Tunisie au sein de ce prestigieux jury qui contribue à rapprocher les cinémas arabes et européens à travers la réflexion et l’échange.
Avec Yunan, Ameer Fakher Eldin confirme une voix singulière, empreinte de poésie et de profondeur, à la croisée de l’intime et du politique. Et le choix des critiques arabes résonne comme un signe fort : celui d’un cinéma européen capable de parler au cœur du monde arabe, par la fragilité des êtres, la quête d’un lieu intérieur, et la beauté silencieuse du doute.
Parmi les précédents films récompensés figurent God Exists, Her Name Is Petrunya de Teona Strugar Mitevska (2019), Undine de Christian Petzold (2020), 107 Mothers de Peter Kerekes (2021), EO de Jerzy Skolimowski (2022), Fallen Leaves de Aki Kaurismäki (2023) et Les graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof (2024). Le prix est soutenu par Creative Europe – MEDIA, le programme de l’Union européenne dédié à la culture et à l’audiovisuel.
Fondé en 2015 par MAD Solutions, le Centre du Cinéma Arabe (ACC) est une plateforme internationale de promotion du cinéma arabe, enregistrée à Berlin. À travers ses nombreuses activités — stands dans les marchés, sessions de networking, rencontres professionnelles, publications du Arab Cinema Magazine — l’ACC œuvre à la mise en relation des cinéastes arabes avec leurs homologues du monde entier, favorisant les coproductions, la distribution internationale et la visibilité du cinéma arabe dans les grands festivals.
Le Festival du Film d’El Gouna, créé en 2017, s’est quant à lui imposé comme un espace de dialogue et de découverte, dédié à la diversité des voix cinématographiques contemporaines. Ouvert aux cinéastes et aux publics du monde entier, il encourage la coopération et l’échange culturel, tout en accompagnant le développement de l’industrie cinématographique arabe à travers sa plateforme professionnelle CineGouna.
Le 8ᵉ Festival de cinéma d’El Gouna, prévu du 16 au 24 octobre 2025, accueillera en compétition des films de fiction le premier long-métrage d’Amel Guellaty, Where the Wind Comes From. Le film y tiendra sa première dans le monde arabe, après un parcours international déjà couronné de succès.
Présenté en avant-première mondiale au Festival de Sundance, le film a rapidement séduit la critique et a poursuivi sa tournée dans de grands rendez-vous comme Rotterdam et Istanbul. Partout, il a été remarqué pour son mélange d’humour et d’émotion, la justesse de ses interprètes et la puissance de ses images. Les distinctions n’ont pas tardé : Golden Bee du meilleur film au Mediterranean Film Festival de Malte et prix du meilleur long métrage de fiction au Toronto Arab Film Festival.
La presse spécialisée a unanimement salué cette œuvre. Pour Variety, il s’agit d’« un film visuellement frappant qui explore de nombreux thèmes dans le cadre simple du road movie ». Cineuropa a mis en avant « le portrait d’une génération perdue qui cherche à se réinventer ». Le Hindustan Times a parlé d’« un petit miracle avec un immense cœur », tandis que Fasllah a souligné « une voix nouvelle et fraîche du cinéma tunisien », insistant sur son originalité par rapport aux films tunisiens récents.
C’est dans ce contexte que le film arrive à El Gouna. À l’annonce de la sélection, Amel Guellaty a confié son émotion : « Je suis profondément honorée de présenter mon film au Festival de cinéma d’El Gouna, un lieu qui l’a soutenu dès les premières étapes, du développement jusqu’à la post-production. Pouvoir enfin partager le fruit de plusieurs années de travail ici est une grande fierté. Ramener ce film dans la région MENA a une signification particulière pour moi, et j’ai hâte de le présenter au public. »
Where the Wind Comes From raconte l’histoire d’Alyssa, 19 ans, et de Mehdi, 23 ans, deux jeunes qui rêvent de fuir une réalité étouffante. En découvrant un concours offrant une chance de départ, ils se lancent dans un road trip à travers le sud tunisien. Leur voyage devient une quête initiatique, faite d’épreuves, de découvertes et de révélations sur eux-mêmes.
Produit par Asma Chiboub pour Atlas Vision, le film réunit Slim Baccar, Eya Bellagha, Sondos Belhassen et Lobna Noomane. La photographie est signée Frida Marzouk, le montage assuré par Amel Guellaty, Ghalya Lacroix et Malek Kammoun, la musique composée par Omar Aloulou et le son par Aymen Labidi. La distribution arabe et les ventes internationales sont confiées à MAD Distribution.
Née en 1988, Amel Guellaty s’est d’abord formée au droit à la Sorbonne avant de se consacrer au cinéma. Elle a débuté comme assistante sur Après Mai d’Olivier Assayas et Foreign Body de Raja Amari, avant de réaliser en 2017 Black Mamba, court-métrage sélectionné dans plus de soixante festivals, primé à vingt reprises, et acquis par Canal+ et la chaîne italienne RT. En 2022, son deuxième court, Chitana, a confirmé son talent. Elle a également signé des campagnes pour Dior, Montblanc et IWC. Avec Where the Wind Comes From, son premier long-métrage, elle impose une voix singulière et prometteuse dans le cinéma arabe contemporain.
En rejoignant la compétition des films de fiction d’El Gouna 2025, le film tunisien confirme l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes capables de faire rayonner leur cinéma bien au-delà de leurs frontières, tout en résonnant profondément dans leur région d’origine.
Le film La Voix de Hind Rajab de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania poursuit son parcours exceptionnel à la 82ᵉ édition du Festival international du film de Venise en remportant l’un des plus prestigieux trophées du palmarès officiel : le Lion d’Argent, soit le deuxième meilleur prix du festival.
Lors de la cérémonie de clôture, Kaouther Ben Hania est montée sur scène pour recevoir son prix. Dans un discours sobre et émouvant, elle a dédié cette récompense au Croissant-Rouge palestinien, rappelant que Hind Rajab n’était qu’une enfant parmi des milliers d’autres victimes du génocide en cours à Gaza. Elle a insisté pour que leurs voix soient entendues à travers le monde, appelant la communauté internationale à réagir afin de mettre un terme à cette tragédie.
« Je dédie ce prix au croissant rouge palestinien et à ceux qui ont tout risqué pour sauver des vies à Gaza. Ce sont des véritables héros. La voix de Hind, c’est celle de Gaza, un cri pour être secouru que le monde entier a entendu et auquel, pourtant, il n’a pas répondu. Nous croyons tous en la force du cinéma. Le cinéma ne peut pas ramener Hind, pas plus qu’il ne peut effacer les atrocités qu’elle a subies, mais le cinéma peut préserver sa voix et la faire résonner par-delà les frontières, car son histoire n’est pas que la sienne, c’est celle tragique, de tout un peuple qui subit un génocide infligé par un régime israélien, criminel, qui agit en tout impunité. J’appelle les leaders du monde à les sauver. Il est question de justice. Il était une fois un homme sage nommé Nelson Mandela qui a dit : « nous savons bien que notre liberté reste incomplète sans celle des palestiniens ». Aujourd’hui ces mots semblent plus juste que jamais. Puisse l’âme de Hind reposer en paix et les yeux de ces assassins rester sans sommeil. Palestine libre. Merci. »
Par ces mots, la cinéaste a fait résonner à Venise non seulement la mémoire de Hind Rajab, mais aussi celle de tous les enfants de Gaza, transformant sa consécration artistique en un acte de témoignage et de résistance. Cet instant a également rappelé l’importance du cinéma, non seulement comme art, mais comme moyen de porter la voix des oubliés et de mettre le projecteur sur des causes humanitaires trop souvent ignorées.
En attendant cette échéance capitale, le public tunisien pourra découvrir le film dès le 10 septembre, date de sa sortie en salles en Tunisie, pour partager à son tour l’émotion qui a déjà conquis Venise et bouleversé la critique internationale.
Le film The Voice Of Hind Rajab/La Voix de Hind Rajab de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania a marqué de manière éclatante la 82ᵉ édition du Festival international du film de Venise. Présentée en compétition officielle, cette œuvre bouleversante a remporté six distinctions majeures parmi les huit prix parallèles décernés cette année, un fait rarissime dans l’histoire de la Mostra.
Le premier trophée qui lui a été attribué est le Leoncino d’Oro (Lionceau d’or), remis par un jury de jeunes spectateurs, qui souligne la résonance particulière du film auprès des nouvelles générations. À cette reconnaissance s’est ajouté le Premio Croce Rossa Italiana (Prix de la Croix-Rouge italienne), récompense qui honore les films portant un message humanitaire fort. Le parcours s’est poursuivi avec le Premio Arca Cinema Giovani (Prix Arca Cinéma Jeunes), également décerné par un jury de jeunes, confirmant l’écho du film auprès d’un public diversifié.
L’impact universel de l’histoire racontée par Kaouther Ben Hania a été de nouveau salué par la Segnalazione Cinema for UNICEF (Mention spéciale Cinéma pour l’UNICEF), qui distingue les films sensibles à la condition de l’enfance. Le film a aussi reçu le Premio Sorriso Diverso (Prix du sourire de la diversité), décerné à des œuvres promouvant la tolérance, l’inclusion et la compréhension interculturelle. Enfin, il a été honoré du CICT UNESCO Enrico Fulchignoni Award (Prix UNESCO CICT Enrico Fulchignoni), qui récompense les films contribuant au dialogue entre les cultures et les peuples.
Reste désormais à savoir si le jury de la compétition officielle lui attribuera un prix. La question est cruciale : le choix se fera-t-il uniquement sur la qualité cinématographique de l’œuvre, ou bien le sujet politique qu’elle aborde influencera-t-il la décision ? Et d’ailleurs, quel que soit le résultat, l’interrogation demeurera la même : si le film est primé, sera-ce pour son sujet ou pour son art ? Et s’il ne l’est pas, sera-ce pour les mêmes raisons inversées ?
Que le palmarès de la compétition lui réserve ou non une nouvelle distinction, La Voix de Hind Rajab aura déjà marqué cette 82ᵉ Mostra par son impact artistique et son retentissement international, inscrivant son nom et celui de Kaouther Ben Hania dans l’histoire du cinéma contemporain.
La voix de Hind Rajab sera sur nos écrans tunisiens à partir du 10 septembre 2025.
Le ministère palestinien de la Culture a choisi Palestine 36, le nouveau film de la réalisatrice Annemarie Jacir, pour représenter le pays dans la catégorie du Meilleur film international à la 98ᵉ cérémonie des Academy Awards. Le film, qui sera dévoilé en avant-première mondiale le 5 septembre 2025 lors de la 50ᵉ édition du Festival international de Toronto, s’impose déjà comme un projet majeur, tant par son sujet historique que par son impressionnante distribution.
Avec Palestine 36, Annemarie Jacir plonge dans une période charnière de l’histoire palestinienne, celle de 1936, sous mandat britannique. Le récit suit Yusuf, un jeune homme tiraillé entre son village natal et l’énergie bouillonnante de Jérusalem. Alors que la révolte contre l’occupant britannique s’amplifie et que l’arrivée massive de réfugiés juifs fuyant l’Europe fasciste bouleverse les équilibres, le destin collectif se resserre autour d’un point de rupture inévitable. Le film explore ce moment où les aspirations palestiniennes à l’indépendance et les calculs de l’Empire britannique s’entrechoquent, dessinant les prémices d’un conflit aux répercussions mondiales.
Pour donner vie à cette fresque historique, Annemarie Jacir s’est entourée d’un casting d’exception, réunissant des figures incontournables du cinéma palestinien et international. On retrouve notamment Hiam Abbass, Kamel El Basha, Saleh Bakri, Yasmine Al-Massri, mais aussi des stars britanniques telles que Jeremy Irons, Liam Cunningham et Robert Aramayo. La relève est également représentée par Yafa Bakri et Karim Daoud Anaya. À leurs côtés, le film compte la participation du Syrien Jalal Altawil et de l’acteur britannique Billy Howle.
Mais l’un des noms qui attire particulièrement l’attention est celui du Tunisien Dhafer L’Abidine. Depuis plusieurs années, il a su s’imposer comme l’un des visages arabes les plus reconnus sur la scène internationale. Ancien footballeur professionnel devenu acteur et mannequin, il a construit une carrière impressionnante, passant des productions tunisiennes aux séries arabes à succès, puis aux grands projets internationaux. Son talent et son charisme lui ont permis de franchir les frontières, devenant une figure de proue du cinéma et de la télévision arabes. Sa présence dans Palestine 36 témoigne non seulement de son rayonnement artistique, mais aussi de sa volonté de s’associer à un projet cinématographique porteur de mémoire et de sens. Pour le public arabe, et plus particulièrement maghrébin, sa participation donne une résonance supplémentaire au film et renforce son poids symbolique.
La dimension collective de ce projet se reflète aussi dans son équipe technique et ses producteurs. Autour d’Annemarie Jacir, on retrouve Ossama Bawardi et Azzam Fakhrildin à la production, rejoints par Cat Villiers, Hani Farsi, Nils Åstrand, Olivier Barbier, Katrin Pors, Hamza Ali et Elissa Pierre. La photographie est signée Hélène Louvart, tandis que la musique est composée par Ben Frost.
Dans un contexte mondial marqué par de nouvelles tragédies en Palestine, la réalisatrice a souligné combien ce film a été pour elle un défi hors du commun : « L’histoire suit un groupe de personnes qui se retrouvent dans une situation qu’elles n’ont pas choisie, avec quelque chose de beaucoup plus grand qu’elles qui pèse sur leurs vies. Réaliser Palestine 36 a été l’expérience la plus difficile de ma vie. Je n’aurais jamais imaginé que cette année, marquée par le sang, la violence et la mort, serait aussi l’année où je construirais une œuvre née de tant de mains et de cœurs, avec autant d’amour et de résistance. »
Avec ce nouveau long métrage, Annemarie Jacir poursuit un parcours exceptionnel. Réalisatrice, scénariste et productrice, elle compte plus de seize films à son actif, dont trois longs métrages déjà soumis par la Palestine aux Oscars. Elle fut aussi la première femme palestinienne à réaliser un long métrage avec Salt of This Sea, film présenté à Cannes et lauréat du prix FIPRESCI. Ses films suivants, When I Saw You (prix du Meilleur film asiatique à la Berlinale) et Wajib (36 récompenses à travers le monde), ont confirmé son importance dans le paysage cinématographique international.
Engagée dans le développement d’un cinéma indépendant palestinien et arabe, Annemarie Jacir a fondé la société Philistine Films, avec laquelle elle soutient et accompagne de jeunes talents. Installée en Palestine, elle a créé Dar Jacir, un espace culturel indépendant à Bethléem, et siège régulièrement dans les jurys des plus grands festivals comme Cannes, Berlin ou Sundance. Elle est membre de l’Académie des Oscars, de la BAFTA et de l’Asia Pacific Screen Academy. Son œuvre a par ailleurs été célébrée par plusieurs rétrospectives, notamment à New York et Toronto.
L’annonce de Palestine 36 comme représentant officiel de la Palestine aux Oscars s’inscrit donc dans une double dynamique : celle d’un cinéma qui porte haut une mémoire collective, et celle d’une cinéaste dont l’œuvre s’impose déjà comme une référence mondiale. Avec une équipe et un casting d’une telle envergure, et la participation remarquée de Dhafer L’Abidine, le film s’annonce comme un événement incontournable de la saison. Il reste désormais à savoir si ce récit, profondément ancré dans l’histoire palestinienne mais aux échos universels, saura séduire l’Académie et franchir les étapes jusqu’à la nomination, voire au sacre.
Es hat siebzehn Jahre gedauert, bis Hafsia Herzi wieder als Preisträgerin auf der Bühne der César-Verleihung stand. Die Schauspielerin und Regisseurin mit algerisch-tunesischen Wurzeln wurde