Le secteur des TIC en Tunisie, à 2021, ressemblait à une farce grandiose. Chaque nouveau ministre s’amène avec un “plan miracle” pour propulser le pays dans le futur numérique : Tunisie Digitale 2018, Tunisie Digitale 2020, Conseil Stratégique de l’Économie Numérique, Stratégie Nationale de Transformation Digitale (2021-2025) … Autant d’appellations brillantes, toujours la même promesse : internet pour tous, écoles connectées, transformation digitale pour faire de la Tunisie la Silicon Valley du Maghreb, mais sans aucun impact sur la réalité !
Radioscopie en deux temps d’un secteur où faut du bleu roi flamboyant, c’est la grisaille de l’irréalisation qui prend le dessus.
La décennie noire en Tunisie, une belle illustration de la stratégie à l’envers ! Des titres éblouissants pour justifier des budgets colossaux rapidement volatilisés dans les sinuosités de la corruption, les conflits d’intérêts, les abus de pouvoir, le favoritisme, bref une gouvernance catastrophique, un audit minutieux de cette décennie est impératif.
Alors que les dirigeants de l’époque promettaient des plans digitaux ambitieux, une économie numérique florissante, des emplois et une administration modernisée, chacun annonçant sa “révolution digitale,” la réalité s’est avérée bien différente : des annonces bruyantes, du temps gaspillé, et des millions de dinars engloutis dans des chimères.
Les promesses en cascade ont servi d’appât pour distraire, tandis que les véritables enjeux étaient soigneusement évités.
Comme le rappelait La Rochefoucauld, « La tromperie trouve toujours des appâts pour séduire celui qui s’y prête. » Ici, cet appât, c’est une Tunisie connectée…
Je vous invite à lire les articles de Dhouha Ben Youssef et beaucoup d’autres articles d’investigations de l’époque.
Pour établir un bilan objectif qui relie le passé au présent et envisage l’avenir, il est crucial d’examiner les données publiées, notamment celles relatives à l’utilisation de l’argent public. Cette démarche doit s’inscrire dans une stratégie plus large visant à promouvoir la culture du bilan et à assurer une transparence dans la gestion des ressources publiques.
En intégrant des éléments chiffrés et des analyses approfondies, nous pouvons mieux comprendre l’impact des décisions passées et orienter les actions futures vers une meilleure efficacité et responsabilité. Une telle approche permettra non seulement de renforcer la confiance du public, mais aussi de poser les bases d’une gestion éclairée des fonds publics.
Au commencement : le Plan National Stratégique « Tunisie Digitale 2020 » (PNS TD 2020), initié par le gouvernement tunisien en 2013
Le plan « Tunisie Digitale 2018 » avait pour ambition de positionner le pays en tant que hub numérique majeur en Afrique et dans la région méditerranéenne. Ce projet visait à accélérer la transformation digitale du pays, moderniser ses infrastructures numériques, et renforcer l’économie numérique à l’horizon 2020. Il s’inscrivait dans une vision globale de développement économique, social et administratif, en s’appuyant sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) comme moteur de croissance.
Structuré autour de cinq axes stratégiques:
- l’infrastructure numérique,
- la transformation digitale de l’administration,
- l’économie numérique,
- l’inclusion numérique et
- la cybersécurité ,
Ce plan visait à moderniser la Tunisie sur plusieurs fronts. Nous allons examiner les objectifs initialement fixés et les comparer aux résultats obtenus, en nous appuyant sur les indicateurs disponibles.
Afin d’illustrer ma longue introduction et constater les écarts, j’ai a fait un copier-coller d’une note de synthèse du ministère intitulée : Stratégie “Tunisie Digitale 2018” e-transform Tunisia de 12/2014 :
La stratégie se décline en trois axes principaux :
1- Développement des usages : accès à Internet, services gouvernementaux en ligne, e-commerce, etc.
2- Développement de l’industrie : innovation, offshoring, création de champions nationaux.
3- Développement de l’infrastructure : réseaux haut et très haut débit.
Impact prévu
- Valeur ajoutée additionnelle de 11 milliards de dinars par an à la cinquième année
- Exportations numériques de 6 milliards de dinars à la cinquième année
- Création de 95.000 emplois sur cinq ans
- Connexion à Internet de 3 familles sur 5
- Classement premier en Afrique et quatrième dans le Monde Arabe dans l’Index NRI de positionnement numérique
Mise en œuvre
- Investissement total de 5,5 milliards de dinars sur cinq ans (1/3 investissement public, 2/3 investissement privé)
- Création d’un Conseil Stratégique de l’Economie Numérique présidé par le Président du Gouvernement
- Mise en place d’une agence opérationnelle (Tunisia IT Promotion Agency)
Voici donc le bilan des objectifs clés et des résultats quantitatifs :
1. Développement des infrastructures numériques, Inclusion numérique et accès équitable
- Objectif : Connecter 100 % des ménages tunisiens au haut débit d’ici 2020.
Résultat : En 2020, le nombre total d’abonnements à Internet fixe s’élevait à 1,34 million, ce qui correspond à un taux de pénétration de 40,7 % des foyers, progressant à 46,4 % en 2021.
- Objectif : atteindre un taux de pénétration du haut débit mobile de 50 %.
Résultat : Cet objectif a été largement dépassé, atteignant 76,4 % en 2020, en grande partie grâce à la concurrence entre opérateurs privés. Le taux de pénétration de la téléphonie mobile était de 126,3 % (indiquant la possession de plusieurs appareils ou cartes SIM), tandis que le taux de pénétration des données mobiles se situait à 76,4 %.
- Objectif : Déployer la fibre optique et atteindre une couverture quasi complète en 4G.
Résultat : Environ 12.000 km de fibre optique ont été déployés, et la couverture 4G atteignait 94 % des zones urbaines en 2020, s’approchant de l’objectif de 100 %. Cependant, un retard persiste dans les zones rurales, où environ 30 % des régions restent mal desservies.
- Objectif : Généraliser l’accès haut débit à travers le pays.
Résultat : Les zones rurales continuent de souffrir d’un manque de services, avec environ 30 % de ces régions ayant un accès limité à Internet.
2. Transformation digitale du secteur public
- Résultat : Environ 50 services administratifs ont été digitalisés, principalement dans les domaines fiscaux et civils, mais cela reste bien en deçà de l’objectif fixé. Malgré cela, la Tunisie a connu des avancées notables, se classant désormais 4ème en Afrique dans le domaine de l’e-gouvernement.
- Objectif : Établir une e-administration équitable et transparente.
Résultat : Le score pour les services en ligne a atteint 0,62 sur une échelle où l’objectif était de 0,80, tandis que le score d’e-participation s’est élevé à 0,69, bien en dessous de l’objectif de 0,90.
- Indice de développement de l’e-Gov (EGDI) : La Tunisie a progressé de 0,3458 en 2008 à 0,6526 en 2020, se positionnant au 3e rang en Afrique et au 91e rang mondial parmi 194 pays en 2020.
3. Création d’emplois et contribution du numérique à l’économie
- Objectif : Créer 80.000 emplois dans le numérique d’ici 2020, avec un objectif de 25.000 nouveaux emplois par an, visant un total de 95.000 emplois sur cinq ans, comme évoqué dans la TDS 2018.
Résultat : En 2016, seulement 2.800 emplois ont été générés, ce qui montre un écart considérable par rapport à l’objectif annuel de 25.000.
- Objectif : Augmenter la valeur ajoutée du secteur numérique à 13,5 milliards de dinars tunisiens (MDT) par an d’ici 2020, avec un objectif de 6 milliards de dinars à la cinquième année (2020) selon le plan de 2014.
Résultat : En 2016, la valeur ajoutée n’a atteint que 3 883 MDT, ce qui est largement inférieur aux prévisions.
- Objectif : accroître les exportations numériques pour atteindre 5 000 MDT d’ici 2020.
Résultat : Les exportations du secteur se chiffrent à seulement 893 MDT en 2016, loin des objectifs fixés.
Résultats en termes de compétitivité internationale :
- Objectif : Placer la Tunisie à la 1ère place en Afrique et 4e place dans le monde arabe selon l’index de préparation numérique (NRI).
- Résultat : La Tunisie s’est classée 3e en Afrique en 2019, proche de l’objectif, mais a atteint seulement la 8e place dans le monde arabe.
- Objectif : Améliorer le classement mondial de la Tunisie dans le Network Readiness Index en atteignant la 40e position.
- Résultat : En 2019, la Tunisie était classée 81e mondialement, loin de l’objectif.
Investissements :
- Objectif : Mobiliser 5,5 milliards de dinars d’investissements sur cinq ans, dont 1/3 du secteur public et 2/3 du secteur privé.
- Résultat : Bien que des efforts aient été faits pour attirer des investissements, les flux d’investissements directs étrangers (IDE) dans le numérique sont restés inférieurs aux attentes, se concentrant principalement sur les startups et quelques grandes entreprises du secteur TIC.
En conclusion, Le Plan National Stratégique Tunisie Digitale 2020 a permis quelques progrès notables, notamment dans le déploiement d’infrastructures numériques et la généralisation du haut débit mobile. Cependant, des objectifs ambitieux tels que l’accès universel à Internet, la création d’emplois et la contribution du numérique au PIB n’ont pas été atteints dans leur totalité. L’ambition de faire de la Tunisie un leader régional dans le secteur numérique est restée incomplète, bien que des bases solides aient été posées pour la transition vers « Tunisie Digitale 2025 ».
L’Ere de illettrisme numérique problématique
Clôturons le chapitre de la décennie noire des technologies de l’information et de la communication. En octobre 2021, M. Nizar Ben Néji a été désigné pour présenter la Stratégie Numérique 2021-2025 de la Tunisie, un projet ambitieux destiné à métamorphoser le paysage numérique du pays et à le positionner en tant que leader régional dans le domaine des technologies de l’information. Ce plan inclut une analyse approfondie, accompagnée de chiffres précis et d’éléments clés pour chaque secteur concerné.
Elle se décline en 6 axes :
- L’inclusion numérique et financière (accès à la connexion, lutte contre l’illettrisme…)
- Faire de la Tunisie « une terre du numérique et terre de l’innovation », notamment via Smart Tunisia
- La digitalisation de l’administration et la simplification des procédures administratives
- La généralisation de l’usage des technologies émergentes et des technologies de rupture (IoT, Intelligence artificielle…)
- La préparation aux nouveaux métiers du numérique, notamment via la formation
- La mise en place d’une stratégie nationale de cybersécurité (anticipation, prévention et détection des menaces)
Voici donc le bilan des objectifs clés et des résultats quantitatifs :
1. Inclusion numérique et financière, L’inclusion numérique et financière (accès à la connexion, lutte contre l’illettrisme…)
Objectifs : Réduire l’illettrisme numérique et assurer l’accès équitable à Internet pour tous les citoyens, y compris dans les zones rurales, tout en favorisant l’inclusion financière grâce aux technologies et un taux d’accès des ménages à Internet pour atteindre 80% d’ici fin 2025 contre 51% actuellement, les prévisions pour 2024 sont de 61,9%
En 2023, le taux de pénétration du haut débit mobile en Tunisie s’élevait à 137,5 % pour la téléphonie mobile, ce qui s’explique par la possession de plusieurs appareils ou de cartes SIM. De plus, le taux d’accès aux données mobiles atteignait 97,5 %, reflétant l’utilisation de cartes SIM destinées uniquement aux données. Pour ce qui est de l’Internet fixe, le pays comptait 1,73 million d’abonnements, ce qui correspond à un taux de pénétration de 50,5% pour les foyers résidants.
Concernant l’inclusion financière, un programme collaboratif avec des banques et des fintechs a permis d’élargir l’accès aux services financiers, atteignant environ 45% de la population non bancarisée. En 2021, 36% des Tunisiens de plus de 15 ans disposaient d’un compte bancaire.
Cependant, l’illettrisme numérique demeure un problème. Des enquêtes récentes indiquent qu’environ 21 % des Tunisiens ne savent pas utiliser Internet, soulignant un manque de compétences numériques fondamentales. Par ailleurs, 9,9 % des répondants affirment ne pas s’intéresser à Internet, ce qui pourrait être dû à une faible sensibilisation sur ses avantages ou à une perception de son inutilité dans leur vie quotidienne.
A suivre…
Sami Ayari