Tunisie : Le lait, le beurre et l’effondrement silencieux d’une filière stratégique
La Tunisie vit une crise laitière. En l’espace de quelques jours, députés, représentants agricoles, industriels et experts ont multiplié les alertes, dressant tous le même constat : la filière du lait s’enfonce dans un déclin structurel. La pénurie de beurre, qui s’installe dans les rayons, n’est plus une anomalie passagère mais le symptôme visible d’une fragilité profonde.
Une audition parlementaire qui sonne comme un signal d’alarme
Jeudi, lors d’une audition conjointe devant les commissions financières des deux chambres, les représentants de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP) ont présenté un tableau préoccupant.
Mnaouer Sghiri, directeur de l’unité de production animale, a appelé à “réhabiliter” toute la filière.
Il réclame notamment :
- la création d’un fonds national de santé animale,
- un soutien direct à l’achat de génisses (jusqu’à 40 à 50 % du coût),
- la réduction de la TVA sur les fromages — aujourd’hui fixée à 19 % — pour stimuler une consommation nationale parmi les plus faibles au monde, entre 1 et 2 kilos par an.
Pour lui, le cheptel tunisien “ne peut plus se maintenir dans ces conditions”.
Un secteur industriel en déclin depuis cinq ans
Sur les ondes de Mosaïque FM, Ali Klibi, vice-président de la Chambre nationale de l’industrie du lait, a confirmé l’enracinement d’un déclin entamé en 2020. En cinq ans, la production est passée de 880 millions de litres à 720 millions, tandis que le stock stratégique, qui atteignait 48,7 millions de litres en octobre 2020, s’est effondré à 12,3 millions aujourd’hui, pour une consommation quotidienne de 1,8 million de litres.
Cette contraction intervient alors que la filière produit désormais à perte : le litre est acheté aux éleveurs entre 1,340 et 1,400 dinar, pour un coût réel de 1,700 à 1,900 dinar. « Le producteur est dans le rouge. Seul le yaourt rapporte encore quelque chose. Le reste détruit l’éleveur », soupire Klibi, qui appelle à une révision urgente du prix à la production et à un programme national de relèvement du cheptel pour éviter un effondrement irréversible.
Le beurre manquant : un révélateur brutal
Contrairement au lait UHT ou au yaourt, que l’industrie peut fabriquer à partir de poudre de lait importée, le beurre ne peut être produit qu’à partir de lait frais national. Sa disparition des étals pointe donc une évidence : la Tunisie manque de lait frais.
Pour Midani Dhaoui, président du Syndicat tunisien des agriculteurs, cette pénurie est l’aboutissement de plusieurs années de sécheresse extrême, de l’envolée des prix des fourrages consécutive à la guerre en Ukraine, et de l’asphyxie économique d’éleveurs incapables de couvrir leurs coûts.
La balle de foin se négocie désormais 40 dinars, la tonne d’aliments pour bétail dépasse 1,6 million de dinars, et une génisse de race pure peut atteindre 14 millions. « On demande à l’éleveur de financer la politique sociale du pays. Ce n’est plus tenable », déplore-t-il.
« Il faut importer massivement pour reconstituer le cheptel »
Pour M. Dhaoui, il n’y a plus de solution à demi-mesure.
Il appelle à importer entre 100 000 et 200 000 têtes de bétail pour stopper l’hémorragie, et à mettre fin aux importations de viande étrangère, qui affaiblissent selon lui la filière locale.
Le syndicaliste rappelle qu’un précédent existe : Dans les années 1990, l’importation de vaches hollandaises avait permis une envolée de la production, dépassant les 2,2 millions de litres par jour, avec 400 000 litres de surplus en périodes de pointe et un stock stratégique de 56 millions de litres.
Il propose de reproduire ce modèle pour les petits ruminants, via l’introduction de races productives comme la Sardi, adaptées progressivement aux conditions tunisiennes.
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