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Sarah Daly : « Le corps féminin arabe reste prisonnier d’un imaginaire forgé par la colonisation »

13. August 2025 um 14:00

Entre mémoire coloniale et réalités contemporaines, l’écrivaine tunisienne Sarah Daly, installée à Paris, interroge les représentations persistantes du corps féminin arabe. Titulaire de plusieurs certifications en problématiques de sexualité et genre, elle appuie son travail sur une expertise rigoureuse des enjeux liés aux identités et aux rapports de pouvoir. Auteure de deux romans, elle explore, à travers une écriture à la fois poétique et engagée, les tensions entre héritages historiques et mutations sociales. Collaborant régulièrement avec plusieurs médias, elle prolonge sa réflexion au-delà de la fiction, décryptant avec acuité les dynamiques de genre, de sexualité et de postcolonialisme. De l’orientalisme érotisé à la réappropriation de l’espace public, son œuvre et ses analyses révèlent les fractures intimes et politiques qui façonnent encore la condition des femmes, en Tunisie comme ailleurs.

En 2025, le corps des femmes arabes demeure-t-il un objet de fantasme orientaliste, hérité de l’imaginaire colonial ? Pouvons-nous retracer l’origine historique de ces représentations persistantes ?

Oui, et mes travaux sur le terme « beurette » dans la pornographie montrent à quel point cette image reste active. Ce fantasme puise ses racines dans l’orientalisme décrit par Edward Said (Orientalism, 1978), qui se déploie, par exemple, dans les toiles de Delacroix représentant Femmes d’Alger dans leur appartement ou dans les récits de Flaubert dépeignant ses conquêtes « orientales » comme des possessions exotiques. Autant de scènes qui ont figé, dans l’imaginaire occidental, la femme arabe comme une figure à la fois soumise et sensuelle. L’industrie pornographique contemporaine recycle cette iconographie en l’associant à des mots-clés racialisés et en construisant des scénarios où l’« Arabe » incarne à la fois le mystère et la proie.

 

Il ne faut pas oublier que si ces images se propagent si facilement en Occident, c’est aussi parce qu’elles trouvent, d’une certaine manière, des échos dans notre propre héritage culturel. Les textes juridiques de l’Islam et la littérature arabe ont souvent décrit le corps féminin comme un objet de plaisir à discipliner au nom de la chasteté. La poésie classique a enfermé les femmes dans deux archétypes : l’esclave offerte ou l’épouse soumise. L’Occident n’a eu qu’à réorganiser ce matériau pour servir son propre fantasme de domination.

 

De plus, cet orientalisme sexuel ne s’applique pas uniquement aux femmes à la peau mate. Dans un article sur lequel je travaille actuellement, consacré aux femmes nord-africaines à la peau claire ou blondes, j’explore la manière dont leur corps est également captif d’un imaginaire sexuel et politique hérité du colonialisme. Ici, la charge symbolique se déplace : les traits « européanisés » deviennent, dans certains discours, la preuve implicite d’un métissage forcé issu des violences sexuelles coloniales. Des expressions insultantes comme « fille du viol » fonctionnent comme un double stigmate : d’une part, elles sexualisent le corps en le rattachant à une histoire fantasmée; d’autre part, elles en font un signe d’illégitimité culturelle ou d’exclusion.

Ce discours réactive la violence coloniale. Il transforme le corps en archive vivante de domination, en champ de bataille symbolique où se rejouent les hiérarchies d’autrefois. En 2025, l’orientalisme sexuel n’est pas un vestige : c’est un outil de contrôle toujours actif, du teint le plus foncé au plus clair.

Pourquoi certaines femmes, de retour dans leur pays d’origine après un long séjour à l’étranger, sont-elles accueillies avec méfiance lorsqu’elles rapportent des expériences de vie et des identités non conventionnelles ? Cette liberté acquise ailleurs semble perçue comme un « excès » à contenir. Quel mécanisme psychologique et social explique ce rejet ?

Le retour d’une femme ayant vécu à l’étranger ne se limite pas à un simple déplacement géographique; il s’accompagne d’un retour d’expériences, de libertés et parfois de nouvelles identités. Dans un cadre patriarcal, ce retour perturbe l’ordre symbolique établi. Pierre Bourdieu évoquait l’« habitus », cet ensemble de dispositions façonnées par un contexte social donné. Or, vivre ailleurs, c’est se forger un habitus différent, souvent plus libre sur le plan corporel, sexuel et identitaire. En revenant, la femme devient un corps porteur d’un récit dissonant, une étrangère intérieure qui incarne une vie échappant aux schémas traditionnels. Ce décalage agit comme une menace symbolique : si elle a pu vivre autrement, d’autres pourraient s’y autoriser. Le rejet qui en découle fonctionne comme un mécanisme de défense collective, relevant de ce que la psychologie sociale nomme la régulation normative, visant à contenir la diffusion d’une liberté perçue comme un excès et à maintenir la cohésion d’un système fondé sur le contrôle des conduites féminines.

En quoi le retour définitif au pays natal, après des années passées à l’étranger, constitue-t-il moins une réjouissance qu’un choc culturel inversé pour de nombreux expatriés ?

Le « choc culturel inversé » (reverse culture shock), conceptualisé par John et Jeanne Gullahorn dans les années 1960, décrit cette expérience paradoxale où le retour « chez soi » provoque un sentiment d’étrangeté. Ce qui devait être un ancrage rassurant se transforme en exil intérieur. Les lieux semblent familiers, mais l’appartenance, elle, vacille.

Ce décalage s’explique par le fait que le pays d’origine a changé, ou parfois est resté figé, tandis que l’individu s’est transformé au contact d’autres normes, d’autres manières d’être au monde. On revient avec de nouvelles références, de nouveaux réflexes, et c’est l’environnement qui devient étranger. Comme l’explique Pierre Bourdieu avec la notion d’habitus, nos dispositions intérieures se sont adaptées à un autre contexte ; les anciennes ne s’ajustent plus tout à fait.

Pour les femmes migrantes, ce processus est souvent plus douloureux. Ce n’est pas seulement un choc de valeurs, mais une réimposition d’un cadre patriarcal qu’elles avaient appris à contourner ou à déconstruire ailleurs. Dans les récits d’Amna et Rim que j’ai recueillis dans l’un de mes articles, le retour n’est pas une réintégration, mais une réassignation : on ne leur dit pas « bienvenue », on leur intime « redeviens ce que tu étais ».

 

Les libertés acquises à l’étranger – liberté de mouvement, de parole, de choix – apparaissent ici comme des excès à corriger.

 

Ce sentiment est renforcé par une fracture psychologique : l’expatriée ne peut effacer ce qu’elle a vu, vécu, appris. L’écart entre son moi transformé et le rôle qu’on lui demande de rejouer devient une tension permanente. Et c’est là que le « choc culturel inversé » devient, pour beaucoup, une forme de perte symbolique : perte de soi, perte d’espace, perte de reconnaissance.

Comment expliquer que certaines migrantes parviennent, tardivement, à se libérer des carcans traditionnels une fois éloignées de leur pays d’origine – alors qu’elles n’y étaient jamais parvenues auparavant ?

L’éloignement agit comme une rupture dans la chaîne de contrôle social qui encadre la vie des femmes. Dans les sociétés où la respectabilité féminine se joue dans chaque geste public, l’exil suspend le tribunal invisible mais permanent qui juge, commente et sanctionne. Cette suspension ouvre un espace inédit de réinvention, où l’on peut expérimenter d’autres manières de vivre sans que chaque écart soit immédiatement ramené à une question d’honneur familial ou de conformité morale.

Colette Guillaumin a montré que l’appropriation sociale du corps des femmes passe aussi par une surveillance constante, faite de regards, de commentaires et d’injonctions implicites. Or, lorsque cette surveillance disparaît, même partiellement, la marge de manœuvre s’élargit : ce qui était impensable devient possible, ne serait-ce qu’à titre d’essai. En France, certaines femmes maghrébines découvrent ainsi, souvent pour la première fois, la possibilité de vivre seules, de nouer des relations de leur choix, de s’habiller sans se justifier. Il ne s’agit pas d’une conversion subite à un féminisme importé, mais de la mise en acte d’un féminisme latent, longtemps contenu par le poids des normes, et qui trouve enfin les conditions matérielles et symboliques pour s’exprimer.

L’espace public tunisien offre-t-il un environnement sécurisant (safe space) pour les femmes arabes, et notamment tunisiennes ? Si ce n’est pas le cas, quelles mesures concrètes permettraient de le rendre plus inclusif ?

Aujourd’hui, l’espace public tunisien reste marqué par une tension entre les droits inscrits dans la loi et les pratiques sociales. Depuis le Code du Statut Personnel de 1956, les Tunisiennes disposent d’un cadre juridique relativement avancé dans le monde arabe, mais ce progrès formel ne se traduit pas toujours dans la réalité quotidienne : agressions verbales, harcèlement, surveillance informelle des corps féminins… Autant de micro-violences qui rappellent que l’égalité légale ne garantit pas l’égalité vécue. Comme on le sait, l’occupation de l’espace public est toujours traversée par des rapports de pouvoir : marcher dans la rue, pour une femme, relève souvent d’une négociation permanente entre visibilité et protection. Ici, l’absence de safe space n’est pas seulement une question d’insécurité physique; elle est aussi symbolique. Le corps féminin y est toléré, mais à condition de se conformer aux normes implicites de « respectabilité ». Normes qui, paradoxalement, se renforcent lorsque les femmes revendiquent davantage de liberté.

Pour créer un espace public véritablement inclusif, il faut agir simultanément sur les structures et sur les mentalités : appliquer strictement les lois contre le harcèlement en formant les forces de l’ordre à accueillir et accompagner les victimes sans déni ni culpabilisation; repenser l’aménagement urbain dans une perspective sensible au genre, avec un meilleur éclairage, des transports plus sûrs et des espaces conçus pour encourager la mixité; et enfin, intégrer l’éducation à l’égalité au cœur des programmes scolaires, non comme un module périphérique, mais comme un fil conducteur irriguant toutes les disciplines et pratiques pédagogiques.

En tant que femme engagée, comment évaluez-vous les progrès et les acquis des Tunisiennes depuis l’indépendance ? Quels défis majeurs restent à surmonter ?

Depuis l’indépendance, la Tunisie s’est imposée comme pionnière dans le monde arabe en matière de droits des femmes, notamment avec le Code du Statut Personnel de 1956, qui a aboli la polygamie, instauré le mariage civil et accordé un droit au divorce. Toutefois, ces réformes relèvent d’une modernisation étatique « par le haut », pensée comme vitrine politique, sans toujours entraîner une transformation profonde « par le bas » des rapports sociaux et des mentalités.

 

Autrement dit, la loi a souvent devancé la société et les résistances culturelles ont freiné l’appropriation réelle de ces droits.

 

L’accès massif des Tunisiennes à l’éducation et au marché du travail est indéniable, mais il ne s’accompagne pas d’une égalité pleine et entière : l’écart salarial persiste, particulièrement dans le secteur privé; la ségrégation professionnelle cantonne souvent les femmes à des secteurs précaires ou mal rémunérés; et la représentation politique, bien qu’en progrès, ne garantit pas automatiquement la défense des droits. Comme l’ont montré les mobilisations post-2011, certaines élues n’hésitent pas à remettre en cause des acquis historiques au nom de valeurs conservatrices, révélant ainsi que la présence féminine dans les institutions ne suffit pas si elle ne s’accompagne pas d’un agenda féministe clair.

La violence domestique et sexuelle reste endémique malgré l’adoption de la loi 58 de 2017, qui criminalise toutes les formes de violence à l’égard des femmes. Là encore, l’écart est frappant entre le texte et son application, faute de moyens, de formation des magistrats et des policiers, et d’une évolution des représentations sociales qui continuent trop souvent à blâmer les victimes.

Le défi central aujourd’hui est double : faire passer l’égalité du texte à la pratique quotidienne, et l’étendre aux femmes marginalisées rurales, migrantes et travailleuses informelles  qui restent en périphérie des grandes réformes. Car une égalité qui ne profite qu’aux femmes des centres urbains et des classes moyennes demeure une égalité incomplète, voire illusoire.

Comment analysez-vous les progrès du mouvement féministe tunisien dans sa lutte contre le système patriarcal institutionnalisé sous Bourguiba et Ben Ali, tout en tenant compte des acquis et des limites du féminisme d’État ?

Le mouvement féministe tunisien s’est développé sous l’influence d’un féminisme d’État qui, sous Bourguiba puis Ben Ali, a servi à la fois de levier et de plafond. Ce féminisme d’État visait à projeter une image de modernité tout en contrôlant étroitement les revendications féminines. Il promouvait des réformes valorisant la place des femmes sans remettre en cause les structures patriarcales, transformant les droits accordés , surtout sous Ben Ali,  en instruments de légitimation politique plutôt qu’en leviers d’émancipation véritable.

 

Le Code du Statut Personnel incarne cette ambivalence : il garantit certains droits fondamentaux tout en encadrant strictement l’autonomie des femmes. Ce féminisme institutionnalisé a permis des avancées concrètes  accès à l’éducation, réformes dans les droits familiaux, visibilité accrue dans l’espace public  tout en limitant la portée subversive des revendications. Les féministes étaient tolérées tant qu’elles ne défiaient ni l’autorité centrale ni l’ordre patriarcal dominant.

 

Après 2011, la libération de la parole a ouvert un espace inédit où des collectifs autonomes ont émergé, dénonçant les violences sexuelles et revendiquant l’égalité dans l’héritage. Cependant, cette période a aussi vu monter des voix conservatrices cherchant à remettre en cause certains acquis, comme à travers les tentatives de rétablir la polygamie ou d’abolir le droit à l’avortement. Cet affrontement idéologique souligne l’ambivalence de l’héritage du féminisme d’État : certaines victoires sont perçues comme des concessions venues d’en haut plutôt que comme le fruit de mobilisations populaires. Ce qui affaiblit leur appropriation collective et les expose à des retours en arrière.

Aujourd’hui, il s’agit de se libérer de la tutelle symbolique de l’État pour construire un agenda féministe autonome et étendre ce combat au-delà des centres urbains, en intégrant pleinement les réalités des femmes rurales et marginalisées. Un féminisme qui ne remet que partiellement en cause l’ordre établi risque de le reproduire sous une forme plus subtile.

À quelles conditions une mentalité plus ouverte envers les femmes tunisiennes  et envers celles qui défient les normes sociales  pourrait-elle émerger dans la société ?

Une ouverture durable envers les femmes tunisiennes, y compris celles qui défient les normes sociales, suppose de déconstruire les peurs collectives qui associent encore l’autonomie féminine à une menace pour la cohésion sociale. Cela passe par la multiplication, dans l’espace public, de récits et de figures prouvant que l’émancipation ne rime pas avec le désordre.

 

Cette évolution exige aussi une réforme profonde de l’éducation et des médias, afin de rompre avec les représentations stéréotypées liant la « respectabilité » féminine à la discrétion, à la docilité ou au sacrifice, et de proposer à la place des modèles diversifiés et valorisants.

 

Mais cette ouverture ne sera réelle que si elle s’appuie sur des alliances à la fois intergénérationnelles et intersectionnelles, capables d’articuler les luttes féministes avec les enjeux de classe, de sexualité et de ruralité. Il faut éviter que les avancées ne bénéficient qu’à une élite urbaine déjà dotée de capital social et culturel.

Car la liberté est contagieuse – encore faut-il que sa propagation ne se heurte pas au mur invisible des traditions coercitives et des structures d’exclusion qui entravent sa diffusion dans l’ensemble du corps social.

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Wafa Ghorbel : « On commence toujours par s’en prendre aux femmes quand on veut changer une société »

13. August 2025 um 11:00

Entre littérature et musique, entre Tunisie et ailleurs, Wafa Ghorbel incarne une voix rare, à la fois fragile et puissante. Universitaire, romancière et chanteuse, elle explore dans son œuvre les silences et les révoltes, les blessures et les renaissances. Une artiste aux multiples facettes qui refuse les cases et les compromis, portée par une quête de vérité et de liberté. Dans cet entretien, elle se dévoile sans fard, évoquant avec lucidité et passion son parcours, ses combats et sa vision de la création au féminin. Un dialogue où résonnent les échos du jasmin noir, des dunes et des chants intérieurs…

Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de L’Économiste Maghrébin ?
Je suis Wafa Ghorbel, romancière, universitaire et chanteuse, trois expressions d’un même souffle. Née en Tunisie, j’ai traversé des territoires
multiples, géographiques et intimes, que je cherche à raconter dans mes livres et mes chansons. Mes romans, Le Jasmin noir, Le Tango de la déesse des dunes et Fleurir, explorent les liens entre mémoire, traumatisme, exil, traditions, féminité, art et résilience.
Je crois que la littérature et la musique (mais également la peinture – que je pratique humblement – ainsi que toute autre forme d’expression artistique) sont des espaces où l’on peut dire l’indicible, rendre visible l’invisible, toucher des vérités souvent tues. Chaque texte, chaque note, chaque forme, chaque couleur est une invitation à écouter ce qui se cache derrière le silence.
Vous êtes à la fois chanteuse et romancière. Est-il facile, aujourd’hui, d’être une femme occupant ces deux rôles ? Une bénédiction ou un défi ?
Je dirais : les deux à la fois, une bénédiction et un défi. Une chance précieuse, mais aussi un combat quotidien. La société attend encore des
femmes qu’elles se définissent par un seul rôle, une seule fonction. Être une artiste aux multiples facettes peut dérouter, déranger… ou fasciner. Mais cela implique souvent une forme de solitude. Pourtant, je ne me vois pas autrement, quitte à avancer seule. Je refuse de cloisonner ma créativité. Il y a des jours où l’écriture s’impose, d’autres où c’est ma voix qui cherche à percer. Ce qui est difficile, ce n’est pas de conjuguer les deux (voire les trois : je suis également universitaire), mais de le faire dans un monde qui valorise la productivité, l’image rapide, l’instantané, et qui laisse peu de place à la lenteur, à la profondeur, à l’exploration intérieure.
Être écrivaine est généralement bien accepté. Être chanteuse, en revanche, dérange souvent davantage, notamment dans le milieu universitaire, comme si le corps, la voix, l’expression scénique rendaient la femme trop visible, trop libre, comme si chanter n’était pas une activité assez sérieuse pour une enseignante. En tant que femme, il faut donc aussi naviguer dans un milieu artistique encore traversé par de nombreuses inégalités. Mais cette tension donne de la force. Elle m’oblige à rester entière, indocile, authentique.
Comment analysez-vous la représentation des femmes dans la littérature tunisienne d’expression française ?
La littérature tunisienne d’expression française s’affirme de plus en plus, avec des voix de femmes qui osent sortir des sentiers battus, qui refusent les caricatures ou les assignations. Ces dernières années, une littérature plus incarnée, plus intime, a vu le jour. On y lit des récits de femmes qui parlent d’elles-mêmes, de leurs corps, de leurs blessures, de leurs désirs,
sans filtre ni complaisance. Mes romans, Le Jasmin noir, Le Tango de la déesse des dunes et Fleurir, explorent tous les trois ces questions dans toute leur complexité : les lois et traditions qui régissent encore la vie des femmes tunisiennes, les violences liées au viol, certaines pratiques ancestrales, les mariages forcés des mineures, ainsi que le poids des familles qui, tout en aimant, peuvent étouffer ou blesser. Ces thématiques ne sont pas seulement sociales ou politiques, elles sont profondément intimes, et c’est à travers ce prisme que la littérature donne chair à ces réalités urgentes. C’est cette parole forte, nécessaire et plurielle que je tente d’incarner, avec l’attention à ne jamais
réduire la femme à un simple symbole, mais à lui rendre toute sa complexité et sa résistance.
Une femme écrivain peut-elle, selon vous, mieux défendre la cause des femmes qu’un homme ?
Elle peut sans doute en parler avec une forme de justesse qui vient de l’intérieur. Non pas parce qu’elle serait automatiquement plus engagée ou plus légitime, mais parce qu’elle écrit à partir d’une expérience vécue, d’un corps traversé, d’un quotidien marqué par des injonctions, des luttes ou des silences. Cela dit, je ne crois pas que l’écriture ait un genre figé. Certains hommes parviennent à écrire le féminin avec une grande finesse, une écoute sincère, une attention à ce qui échappe aux regards ordinaires, même à ceux des
femmes. Ce qui compte, c’est la qualité du regard, la capacité à écouter, à transmettre une vérité humaine, au-delà des appartenances. Défendre la cause des femmes n’est pas une affaire de sexe, mais d’engagement, de lucidité et de sensibilité.
Quel est votre regard sur la situation actuelle des femmes en Tunisie ?
Je ressens, d’un côté, une admiration profonde, et de l’autre, une inquiétude qui surgit par moments. Admiration pour la force, la
combativité, l’intelligence des femmes tunisiennes qui, malgré les obstacles, continuent d’avancer, de créer, de s’exprimer, d’occuper l’espace
public, de porter leurs familles, leurs métiers, leurs rêves. Mais inquiétude aussi, car les acquis restent fragiles. Depuis la révolution tunisienne, j’ai compris qu’on commence toujours par s’en prendre aux femmes quand on veut changer une société. Les lois progressistes ne suffisent pas toujours à les protéger dans la réalité, surtout quand les mentalités ne suivent pas. La violence, les inégalités économiques, les jugements sociaux, les pressions familiales, tout cela pèse encore lourd.
Ce que je perçois, c’est une tension permanente entre un élan de modernité et des résistances profondes, souvent invisibles. Il ne faut jamais relâcher la vigilance. Les femmes tunisiennes valent mieux que la résilience permanente : elles méritent le respect, l’écoute, la reconnaissance pleine et entière de leur humanité.
Pourquoi le métier d’écrivain peine-t-il à faire vivre ses artistes ?
Le métier d’écrivain repose souvent sur une forme d’invisibilité. On admire les écrivains, on les invite à parler de leurs livres, on salue leur
« courage », leur « lucidité », mais on oublie que, derrière les mots, il y a des années de travail, de recherche, de solitude. Et ce travail est rarement rémunéré à sa juste valeur. Le système éditorial, surtout chez nous, est encore fragile. Les tirages sont modestes, la distribution limitée et les lecteurs peu nombreux, en dépit d’un élan indéniable ces dernières années faisant de la lecture un phénomène de mode instagrammable. La culture du livre peine à s’installer durablement, et l’auteur devient un artisan du vivant qui crée souvent sans sécurité.
La plupart des écrivains cumulent plusieurs activités pour survivre. Ils sont enseignants, traducteurs, correcteurs, ingénieurs… Écrire devient un acte presque clandestin, porté par la passion plus que par des perspectives concrètes. Pourtant, sans écrivains, une société perd son miroir, son souffle critique, sa mémoire sensible. C’est une grande contradiction de notre époque : on encense la parole littéraire, mais on la laisse s’épuiser dans le silence économique. Autrement dit : on célèbre les écrivains, mais on ne leur permet pas de vivre de leur art.
Un mot pour clore cet échange ?
J’aimerais vous exprimer ma gratitude pour cet espace de dialogue, pour chaque question qui invite à creuser plus loin que la surface. J’aimerais aussi dire mon espoir. Pas un espoir naïf, mais celui qui persiste même dans les zones d’ombre, celui qui pousse à écrire, à chanter, à transmettre, malgré les doutes et les vents contraires. Je crois profondément que l’art, sous toutes ses formes, peut encore faire

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Cheb Mami, R. Kelly, Polanski… Jusqu’où pardonner les artistes condamnés ?

10. August 2025 um 15:43
L’artiste algérien Cheb Mami a mis le feu au Festival International de Hammamet (FIH) le 8 août 2025, avec un concert de raï électrisant. Le théâtre de plein air du centre culturel international, archicomble, a vibré toute la soirée sous l’énergie du roi de la scène algérienne.

Pendant une heure trente, l’artiste a enflammé le public sous les applaudissements d’une foule conquise. Le concert, une incontestable
réussite, a même laissé certains spectateurs sur leur faim : nombreux étaient ceux à souhaiter une performance plus longue, estimant que la
durée était insuffisante au regard de l’excellente ambiance. D’autant que c’était son premier passage sur une scène tunisienne depuis 2014.
Pourtant, derrière cette euphorie collective plane une question épineuse : peut-on, ou doit-on, dissocier l’artiste de ses erreurs judiciaires ?
Le 4 juillet, lors de la conférence de presse dédiée à l’annonce du programme du festival, Néjib El Ksouri, directeur du Festival International
de Hammamet, a défendu la participation de Cheb Mami, malgré les critiques d’une organisation féministe. Dans une déclaration exclusive à
Mosaïque FM, il a estimé que l’exclusion permanente de l’artiste n’était pas justifiée, arguant que le débat autour de sa condamnation pour
violences conjugales en 2009 n’avait plus lieu d’être. El Ksouri a rappelé que le festival choisit ses artistes en fonction de leur parcours musical, de leur valeur artistique et de la qualité de leur spectacle, précisant que la justice française, après l’avoir condamné à cinq ans de prison (dont il a purgé une partie), lui avait accordé le droit de reprendre sa carrière.
Le mouvement féministe tunisien Ena Zeda a condamné cette invitation, y voyant une banalisation des violences faites aux femmes, et a appelé au boycott du concert. L’ombre de l’affaire qui a marqué la carrière de Cheb Mami n’a jamais cessé de planer. En 2009, le chanteur avait été condamné en France à cinq ans de prison pour « violences volontaires » et « tentative d’avortement forcé » sur son ex-compagne, avant de bénéficier d’une libération anticipée en 2011. Cet épisode avait provoqué son retrait temporaire de la scène et divisé son public : si certains ont boycotté son retour, d’autres estiment qu’après avoir purgé sa peine, il mérite une seconde chance.
Le cas de Cheb Mami n’est pas isolé. De nombreuses célébrités ont vu leur carrière ébranlée par des condamnations pour violences contre les
femmes. Le chanteur R. Kelly, emprisonné à vie pour trafic sexuel, a été effacé des plateformes musicales et des mémoires. À l’inverse, des artistes comme Mike Tyson, reconnu coupable de viol dans les années 1990, ont retrouvé une forme de rédemption médiatique, transformant leur image grâce au cinéma ou à la télévision.
Le cinéma offre aussi des exemples ambivalents. Roman Polanski, condamné pour viol sur mineure en 1977 et toujours sous le coup de plusieurs accusations, continue de réaliser des films primés, défendu par une partie du milieu artistique au nom de la séparation entre l’homme et l’œuvre. À l’opposé, Johnny Depp, après un procès très médiatisé pour violences conjugales – où il a aussi été reconnu victime de diffamation –, a vu certaines de ses collaborations hollywoodiennes suspendues, malgré un retour en grâce auprès d’une partie du public.
Ces exemples soulèvent une question récurrente : la justice suffit-elle à « laver » une réputation, ou certaines fautes sont-elles indélébiles ? Entre boycott, réhabilitation et indifférence, la réponse varie selon les cultures, les époques… et le poids médiatique des artistes.
À Hammamet, Cheb Mami a chanté, souri et fait danser. Le public, lui, semblait avoir choisi : pour la grande majorité, c’est la musique qui
prime. Mais la polémique persiste. Faut-il boycotter un artiste condamné ayant purgé sa peine, au nom de la morale, ou accepter qu’un homme puisse se reconstruire après la justice ?
Nous ne prétendons pas apporter une réponse définitive ni nous ériger en donneurs de leçons. Le débat dépasse le cas de Cheb Mami et
interroge notre rapport à l’art, à la culpabilité et à la possibilité du pardon. En quittant la scène, le chanteur a remporté une bataille symbolique et artistique. Mais la guerre des consciences, elle, reste ouverte.

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Danse et résilience : le spectacle « Arboune » questionne le statut de l’artiste

07. August 2025 um 12:45

La 59e édition du Festival International de Hammamet (FIH) a accueilli, ce mercredi, la représentation « Arboune », une œuvre de danse contemporaine signée Imed Jemâa. D’une durée d’une heure, cette création aborde la vulnérabilité des artistes pendant et après la pandémie de Covid-19, à travers une narration corporelle puissante et des scènes de vie reconstituées.

Interprétée par neuf jeunes danseurs, la pièce explore les difficultés rencontrées par les artistes face au manque de protection sociale et à l’incertitude financière. Le spectacle s’ouvre sur un décor évocateur : un espace partagé, meublé d’un divan, d’une table, de chaises anciennes et d’un rideau rouge, symbolisant le quotidien précaire d’une famille en lutte.

La chorégraphie, portée par des mouvements expressifs et des tableaux visuels intenses, met en scène des situations marquées par l’entraide et la résilience. Les interprètes – Rania Jdidi, Ameni Chatti, Chokri Jemaa, Abdelkader Drihli, Omar Abbes, Kais Boulares, Imed Jemaa et Houssem Eddine Achouri – y expriment tour à tour la fragilité et la persévérance du milieu artistique. La scénographie, conçue par Souad Ostarcevic, renforce cette immersion.

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SINOUJ, ou l’art de réinventer la musique tunisienne sans la trahir

05. August 2025 um 17:00

 Faut-il moderniser la musique tunisienne pour la faire voyager, ou préserver son âme contre vents et marées ?

La scène de l’amphithéâtre de Hammamet, ce 21 juillet 2025, pourrait bien avoir apporté une réponse à cette épineuse question. Sous une nuit étoilée, Benjemy et son projet SINOUJ – Odyssey ont offert une performance qui défie les catégories. Entre tradition et modernité, entre racines et envolées, le spectacle a prouvé qu’il était possible de faire résonner la Tunisie dans une langue universelle, sans pour autant en diluer l’authenticité.

Dès les premières notes, l’audace du projet saute aux oreilles. Un orchestre classique dialogue avec des beats électroniques, tandis que les voix de sept artistes tunisiens – Haythem Hadhiri, Boutheina Nabouli, Mohamed Saïd, et d’autres – tissent une toile sonore où le mezwed et les chants soufis se mêlent à des harmonies symphoniques. Le résultat ? Une transe contemporaine, à la fois enracinée et résolument tournée vers l’ailleurs.

« La musique tunisienne n’est pas un musée », explique Benjemy, maître d’œuvre de cette odyssée. « Elle vit, elle respire, et elle peut épouser d’autres langages sans se renier. » Depuis quatre ans, SINOUJ ne cesse d’évoluer, comme une métaphore de cette quête d’équilibre entre patrimoine et innovation.

Dans les coulisses, les artistes partagent cette vision. « Ce projet a changé ma façon d’envisager la musique », confie Mohamed Saïd. « Ce n’est pas juste un spectacle, c’est une manière de porter notre culture plus loin. » Rania Bounaoues, dont la voix a envoûté le public, abonde : « SINOUJ me ressemble – à la fois familier et inattendu. »

Le public, lui, a visiblement adopté cette alchimie. Une fois encore, l’affiche affichait complet, preuve que la rencontre entre tradition et modernité n’a rien d’un artifice, mais bien d’une évidence.

Alors, faut-il occidentalisé la musique tunisienne pour la rendre universelle ? La réponse de Benjemy est claire : non. Il suffit de la réinventer, avec audace et respect. Ce soir-là, à Hammamet, la Tunisie n’a pas eu besoin de se faire petite pour être entendue. Elle a juste eu besoin d’artistes pour la faire résonner autrement.

 

 

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