‘‘Marseille 73’’ | Le cri muet d’une ville sous les balles
L’histoire de ‘‘Marseille 73’’ (éd. Les Arènes, France) est un drame insoutenable, une tragédie silencieuse qui hante la mémoire de la ville et de la France. Dominique Manotti, avec sa plume sèche et implacable, plonge le lecteur dans l’abîme d’un passé douloureux, un passé où les balles de la haine frappaient sans distinction, abattant des hommes, des femmes, des enfants, simplement en raison de leur origine. C’est une histoire vraie. Une histoire qui ne veut pas mourir.
Djamal Guettala
En seulement six mois, plus de cinquante assassinats ciblés – des meurtres froids et méthodiques, souvent commis à bout portant, «à vue», comme une chasse macabre – secouent Marseille, véritable épicentre du terrorisme raciste des années 1970.
La quatrième de couverture du roman résume la brutalité de l’époque avec une précision glaçante : «La France connaît une série d’assassinats ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne.» Ces meurtres, perpétrés dans l’indifférence générale, témoignent de l’impunité absolue qui régnait à Marseille.
Un décor d’horreur et de silence complice
À la veille des années 70, onze ans après la fin de la guerre d’Algérie, la France se trouve face à son propre héritage colonial : des nervis de l’OAS, amnistiés et intégrés dans les rouages de l’État, la police, et la société, continuent leur croisade raciste, appelant à la destruction des mosquées, des commerces, des bistrots arabes. La violence est systématique, implacable, et sa portée est renforcée par l’absence de justice.
Dans ce contexte, Dominique Manotti nous entraîne dans l’univers de l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, où se noue l’intrigue. Un lieu où tout se sait et rien ne se dit, où le silence complice règne. C’est là que le jeune commissaire Daquin, fraîchement nommé, va se retrouver au cœur de la tourmente. À 27 ans, il incarne cette jeunesse française aveugle à la brutalité du système, mais prête à tout pour y faire face, même si l’espoir semble déjà un luxe illusoire.
Un héros perdu dans un monde corrompu
Le commissaire Daquin est un homme marqué par la violence qui l’entoure, mais aussi par ses propres contradictions. «Il n’est ni un héros ni un lâche», explique Manotti. Il est avant tout un produit de son époque, un homme pris au piège entre une volonté de justice et un système corrompu qui le dépasse. La violence est partout, et Daquin, malgré sa jeunesse et ses idéaux, est contraint d’évoluer dans un monde où l’intégrité semble une faiblesse.
«Tout est prêt pour la tragédie», dit Manotti. Mais cette tragédie, c’est celle d’une ville, d’une époque, et d’une société. C’est l’histoire d’une France qui préfère oublier pour maintenir son apparence de grandeur, en effaçant les cicatrices du colonialisme et du racisme qui gangrènent ses fondations.
Le roman de Manotti est une invitation poignante à ne pas oublier. À travers les assassinats d’Algériens et d’autres Maghrébins, ‘‘Marseille 73’’ réveille des fantômes que l’histoire officielle préfère enterrer. La France, qui s’autoproclame le pays des droits de l’homme, se soucie peu de ses «crimes coloniaux» et de l’inhumanité systémique qui les accompagne. «Le silence sur ces crimes n’est pas un hasard», explique Manotti. «Il est nécessaire pour protéger l’image de la France.» C’est ce silence que l’auteure, avec une précision presque clinique, dénonce dans son roman.

Le racisme, héritage immuable
La fiction, selon Manotti, a un rôle capital dans la réconciliation de l’Histoire. Elle permet de rendre accessible ce que les faits historiques seuls ne peuvent transmettre : l’émotion brute, la violence vécue au quotidien, l’humiliation et la peur. ‘‘Marseille 73’’ est ainsi une passerelle entre le passé et le présent, une invitation à ressentir ce que l’histoire a oublié de nous faire comprendre.
Le roman s’inscrit dans une réflexion plus large, une méditation sur le racisme et ses racines profondes. Ce racisme, ancré dans l’histoire coloniale de la France, est toujours là, prêt à ressurgir sous de nouvelles formes. Manotti le rappelle avec force : «La société française reste marquée par un racisme anti-arabe et anti-africain, un héritage direct de la colonisation.» Les meurtres de 1973 résonnent encore aujourd’hui, dans une France où la violence policière, l’exclusion et le rejet des populations issues de l’immigration continuent de diviser.
Ce roman ne se contente pas de relater une époque révolue, il dévoile les fractures qui déchirent encore la société française d’aujourd’hui. Le Front National, dans les années 70 comme aujourd’hui, nourrit sa politique du racisme, de la peur de l’autre et du rejet des différences, et particulièrement de l’Arabe et du Musulman. Ce parti, héritier direct des colons et des partisans de l’Algérie française, continue de prospérer sur ces terreaux fertiles.
Une France qui ne veut pas se voir
Dans ‘‘Marseille 73’’, la police n’est pas un agent de protection, mais un instrument de répression. C’est une institution corrompue, où la violence d’État se mêle à la violence sociale. Les policiers, anciens membres de l’OAS ou simples héritiers de la guerre d’Algérie, continuent de semer la terreur sans être inquiétés. «Beaucoup de policiers ayant servi durant la guerre d’Algérie ont été rapatriés et réintégrés dans la police nationale», explique Manotti. Leur présence à Marseille n’était pas un hasard, elle a renforcé un système déjà gangrené.
‘‘Marseille 73’’ est aussi une tragédie de la mémoire. Une mémoire qui se refuse à voir, à comprendre, à réparer. Mais Manotti, dans un dernier souffle d’espoir, lance un appel : «Il est important de ne pas oublier les cicatrices laissées par cette époque.»
Ce livre, en apparence une simple enquête policière, est en réalité un cri silencieux, un hommage aux victimes oubliées, un appel à affronter les démons du passé.
‘‘Marseille 73’’ n’est pas seulement un roman noir, c’est une œuvre nécessaire, une mise en lumière d’un pan de l’histoire française longtemps effacé des mémoires collectives. La France a ses cicatrices, et ce roman, avec sa brutalité et son honnêteté, les dévoile, sans fard, pour que nous n’oublions jamais.
Dominique Manotti, pseudonyme de Marie-Noëlle Thibault, est née le 23 décembre 1942 à Paris, où elle a toujours vécu.
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