Bilel Sahnoun, DG de la Bourse des Valeurs mobilières de Tunis : “Plus de 13% de croissance du rendement boursier sans produits dérivés, une belle performance !”
La Bourse des valeurs mobilières de Tunis, créée en 1969, est l’une des premières bourses de la région. Depuis, malgré toutes les réformes entreprises pour optimiser sa contribution au financement de l’économie, elle n’a pas réussi à assurer son rôle principal à savoir allouer les ressources d’épargne vers des emplois productifs, favoriser la croissance et le développement économique.
Pour quelles raisons ? Est-ce dû à la léthargie de l’État censé donner l’impulsion nécessaire à la Bourse en poussant certaines entreprises à s’introduire sur la place boursière ? Est-ce parce que les agents capables de financement ne sont pas nombreux ou parce que ceux qui ont des besoins de financement ne recourent pas au marché boursier ? Pourquoi la bourse de Tunis manque de profondeur et de liquidités ?
A ces questions et à d’autres nous répond Bilel Sahnoun, DG de la Bourse des Valeurs mobilières de Tunis dans un entretien en deux temps :
Une Bourse avec un bel historique mais dont les réalisations ne sont pas les meilleures à l’échelle régionale et même nationale. Où ça bloque ?
La Bourse de Tunis a connu des évolutions rapides. Elle est passée par plusieurs étapes aussi. Elle a été l’une des premières bourses à adopter les normes internationales et la migration vers le 100% digital. Au mois de novembre 1994, il y a eu la promulgation de la loi 94-117 portant réorganisation du marché financier séparant les fonctions de contrôle et de gestion.
En1996, nous avons adopté la cotation électronique avec, à l’époque, la Bourse de Paris et mis en place la plateforme électronique. Nous avons continué depuis et là avec Euronext. C’est un bel historique, pour rappel, nous avons également été précurseurs dans la région sur les plans réglementaire et technologique, en nombre de sociétés et en nombre d’acteurs sur le marché financier.
Qu’est ce qui explique dans ce cas que la Bourse de Tunis n’a pas évolué aussi bien que d’autres bourses dans la région dans des pays similaires sur le plan économique à la Tunisie ?
Je pense qu’il y a trois grandes raisons à cela : notre réglementation qui était avant-gardiste en 1994, ne l’est plus. Il y a eu bien quelques petites évolutions réglementaires mais nous restons toujours en retard par rapport à d’autres bourses parce que la réglementation en vigueur ne nous permet pas d’aller vers des produits financiers innovants et structurants.
Aujourd’hui, 10% des marchés financiers mondiaux sont faits de produits cash et 90% de produits dérivés, des produits structurés etc. A la bourse de Tunis, nous traitons uniquement des produits cash donc d’autres produits font défaut parce que la réglementation ne permet pas de le faire.
La réglementation ne vous permet pas de traiter des produits verts ?
Si ! La réglementation nous permet d’avoir des obligations vertes. Nous avons émis un cadre réglementaire spécifique pour les émissions des obligations vertes, la problématique des obligations vertes aujourd’hui est qu’en Tunisie, elles ne sont pas accompagnées d’incitations fiscales importantes favorisant l’investissement dans les projets d’énergie renouvelable.
Le cadre réglementaire n’offre pas de privilèges spécifiques pour différencier les obligations en question par rapport à celles classiques, du coup, elles coûtent plus cher aux agents qui les émettent pour la simple raison qu’émettre une obligation standard ne nécessite pas une expertise différente ou un audit spécifique; en revanche, c’est ce qu’il faut pour certifier que l’obligation est verte et surtout continuer à le certifier tout au long de la durée de sa vie.
-
Aujourd’hui, 10% des marchés financiers mondiaux sont faits de produits cash et 90% de produits dérivés, des produits structurés etc. A la bourse de Tunis, nous traitons uniquement des produits cash.
Pour résumer, l’absence d’incitations n’aide pas et ne favorise pas l’émergence d’un marché d’obligations vertes. D’autre part, nous n’avons pas encore de catégorie d’investisseurs qui accepteraient un rendement moindre par conviction parce que l’obligation est verte. Deux éléments qui ne plaident pas en faveur de l’émergence d’un marché d’obligations vertes : pas d’institutionnels publics qui encouragent et pas d’investisseurs qui accepteraient un rendement moindre.
La Bourse de Tunis manquerait-elle de profondeur parce que tous les pans de l’économie nationale n’y sont pas représentés, qu’ils soient traditionnels ou nouveaux ?
Là vous abordez un peu la taille de la bourse et l’étroitesse de son offre en termes de diversité sectorielle ce qui nous renvoie à ce vous avez évoqué tout à l’heure à savoir qu’il y a des pays dotés de places boursières beaucoup plus importantes que nous alors qu’ils ont démarré bien après nous.
C’est justement parce que beaucoup de secteurs ne sont pas représentés à la Bourse de Tunis qui ne reflète pas la cartographie réelle de l’économie nationale. Plus de la moitié de la capitalisation boursière est tirée par les banques, alors que bien d’autres secteurs économiques qui pèsent dans notre PIB n’ont pas été introduits à la bourse et n’y sont pas cotés.
Je cite tout ce qui est énergie et mine, tout ce qui est télécoms, tout ce qui est agriculture et tourisme, plusieurs industries de taille dans des secteurs importants.
-
Il y a des pays qui ont instauré les introductions en bourse obligatoire pour les grandes entreprises dont l’efficience économique a été prouvée.
Si je prends le cas de la France, la bourse s’est développée sous le mandat d’un gouvernement socialiste avec Pierre Bérégovoy qui a œuvré pour l’introduction en bourse des entreprises à participations publiques. A la Bourse de Paris, il y a eu l’introduction de France-télécoms, à la Bourse d’Arabie saoudite l’introduction de STC (Saudi Telecom Company). On a même prévu des primes pour que les Saoudiens s’intéressent à la bourse pour offrir les titres STC avec une belle revalorisation pour que l’investisseur apprécie son investissement à la bourse.
Après la STC, l’Arabie Saoudite a fait la même chose avec Aramco devenue la plus grande capitalisation boursière du Monde. Presque toutes les bourses de la région ont des opérateurs télécom cotés et aussi des acteurs dans l’énergie et le pétrole. Il y a une autre catégorie d’entreprises qu’on trouve sur les marchés financiers. Ce sont les utilities, toutes les entreprises d’intérêt public sont très souvent cotées.
Introduire des entreprises publiques en bourse reviendrait-il à les privatiser ?
Bien sûr que non. On pense qu’une entreprise cotée doit être forcément publique, ce qui n’est pas le cas bien entendu. Les entreprises publiques cotées vont tout simplement être soumises aux obligations des cotées, à savoir la publication des états financiers et des indicateurs trimestriels, soit une transparence et une régularité de l’information qui va devenir publique. Coter les entreprises publiques permet de faire profiter ces entreprises de six avantages au moins qui sont :
- l’entreprise cotée va atteindre un niveau de communication régulier avec le grand public ce qui l’oblige à être transparente, observée, surveillée et suivie. Il y a des états financiers semestriels et annuels et également des indicateurs trimestriels qui donnent une idée sur l’évolution de l’activité, les investissements, les marges, les engagements bancaires etc. ;
- le deuxième avantage est la gouvernance. Dans les entreprises cotées on doit séparer le conseil d’administration du management. Chacun joue son rôle. Le conseil d’administration trace les orientations stratégiques dictées par l’actionnaire et contrôle le management pour l’atteinte de ses objectifs, et le management doit se concentrer sur les objectifs à atteindre et on ne doit pas s’immiscer dans sa politique de gestion ;
- le troisième avantage est la comparabilité. Quand une entreprise est cotée, ses titres vont être comparés avec de multiples valeurs boursières y compris dans d’autres pays aussi. Cela va permettre au conseil d’administration d’ajuster ses politiques, d’évaluer le management de l’entreprise et de vérifier si ses ratios sont dans les standards internationaux ou non ;
- le quatrième avantage est la valorisation de l’actif de l’Etat. Aujourd’hui, personne n’est capable de définir combien vaut telle ou telle entreprise publique, en revanche quand elle est cotée on lui donne une valeur boursière et cela permet de valoriser l’actif de l’Etat à tout moment ;
- le cinquième objectif est d’offrir à ces entreprises une autonomisation financière, un accès à une nouvelle source de financement qui est le marché financier. A titre d’exemple, on peut commencer par les émissions d’emprunt obligataires et réduire leur poids sur le budget de l’Etat ;
- le sixième objectif est celui de donner à la bourse plus de volume, plus de représentativité des secteurs, plus de poids, une meilleure attractivité de gros investisseurs locaux et étrangers et faire en sorte qu’elle soit plus visible sur les radars des principaux outils d’investissement à l’international.
Il y a eu l’expérience d’une Tunisair cotée et cela n’a été pas le meilleur des exemples
Je ne veux pas parler d’une entreprise plus que d’une autre. Est-ce qu’aujourd’hui les entreprises cotées sont soumises aux même règles ? Est-ce qu’il y a une réelle séparation entre le conseil d’administration et le management ? Est-ce qu’il y a des décisions prises par la tutelle ou non ? Est-ce qu’elles sont toujours d’ordre économique ? Est-ce que le poids des décisions sociales d’une entreprise n’affecte pas ses performances ? Est-ce qu’on peut tolérer qu’une entreprise mette des années pour publier ses performances financières? Ce sont des questions qu’il faut poser.
Il ne faut pas incriminer la bourse parce qu’une entreprise n’a pas été le bon exemple pour l’investisseur, pour la bourse ou pour elle-même. Il ne faut pas casser le thermomètre quand on a de la fièvre. La bourse est le thermomètre des entreprises, parce que c’est le lieu de rencontre des acquéreurs et des vendeurs.
-
La bourse est le thermomètre des entreprises, parce que c’est le lieu de rencontre des acquéreurs et des vendeurs.
Ce sont les acquéreurs et les vendeurs qui décident de la valeur qu’ils attribuent à une société et en tant que bourse, nous sommes le thermomètre des entreprises, nous ne sommes pas la source de la maladie.
Si une entreprise se porte bien ou va mal, il ne nous revient pas de statuer sur l’augmentation ou la baisse du titre. Nous sommes là pour gérer un marché d’actions et donner une valeur. L’offre et la demande sont décidées par des investisseurs que nous ne connaissons même pas. Les ordres sont anonymes, et ce sont des ordres sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. Seuls les traders connaissent l’identité des vendeurs et des acheteurs.
Justement pour revenir à l’encouragement de l’introduction à la bourse des grandes entreprises publiques, que doit faire l’Etat pour les encourager à entrer en bourse ?
Il y a des pays qui ont instauré les introductions en bourse obligatoire pour les grandes entreprises dont l’efficience économique a été prouvée, et qui sont aujourd’hui prospères et transparentes.
Je prends l’exemple des GAFA aux Etats-Unis, où Google, Facebook, Ali baba ont été obligés de s’introduire en bourse, par force de loi. En Inde, Tata, important groupe industriel, y a été obligé par la loi.
Il y a plusieurs critères qui mènent à la prise de décision. Ils peuvent être la taille, le niveau d’engagement, le nombre d’actionnaires ou encore le secteur d’activité. Le benchmarking a montré qu’il y a plusieurs types de réglementations qui obligent les entreprises à s’introduire en bourse.
Nous avons un vieux texte en Tunisie, qui date de 2006, ce n’est pas un texte de loi, c’est une circulaire de la Banque centrale, qui stipule qu’à partir d’un engagement bancaire de 25 millions de dinars, ce qui n’est pas énorme, une société ou un groupe d’entreprises doit soit se faire noter par une agence de notation soit être cotée en bourse.
Cette circulaire n’a jamais été appliquée et si un jour on érige cette disposition en une loi, en augmentant le niveau d’engagement parce que devenu trop bas et avec d’autres niveaux et critères, cela donnera profondeur et diversité à la bourse et lui permettra de mieux contribuer au financement de l’économie, préserver notre tissu économique et éviter des surprises et des risques systémiques qui peuvent affecter le fonctionnement de l’entreprise à cause de facteurs endogènes ou exogènes.
Qu’en est-il de la capitalisation boursière ?
La capitalisation boursière est très faible et ne représente que 18% du PIB alors qu’elle est supérieure à 30% dans les pays qui nous ressemblent et peut même atteindre les 50%. Cet état des choses prouve que l’offre produit que nous avons n’est pas très attractive et n’est pas diversifiée.
Si nous avons une capitalisation boursière tirée à plus de 50% par le secteur bancaire, si ce dernier est fragilisé ou est en crise, cela se répercute sur l’indice et les performances de la bourse parce que l’offre et la diversification des produits ne permet pas de réduire le niveau du risque boursier.
Cela étant, ce que je viens de dire est purement théorique, parce qu’historiquement, la bourse de Tunis a toujours réalisé de belles performances sur les moyens et longs termes.
Cette année, nous sommes à plus de 13% de croissance, donc même si le TMM est encore à 8%, nous nous situons dans un territoire positif de rendement et il reste encore des opportunités. Ceci alors que l’épargne nationale a baissé considérablement. Une épargne nationale tirée par les institutionnels qui en représentaient à peu près la moitié et les particuliers qui représentaient l’autre moitié.
-
Cette année, nous sommes à plus de 13% de croissance, donc même si le TMM est encore à 8%, nous nous situons dans un territoire positif de rendement.
Celle des institutionnels en grande partie était, fut un temps, tirée par les entreprises publiques qui étaient excédentaires avec une trésorerie excédentaire placée et permettait de constituer une bonne thésaurisation et puis l’épargne des particuliers qui s’est trouvée érodée par un niveau d’inflation assez important et ce, sur les 15 dernières années, donc il n’y a pas beaucoup de possibilités d’attirer cette épargne-là ou ce qu’il en reste à la bourse.
Un autre facteur important est que l’épargnant, bon père de famille n’est pas initié à la gestion du risque boursier et dans ce cas, soit il fait confiance à un courtier, un acteur boursier et lui confie cette épargne soit on lui propose des produits garantis.
Malheureusement, l’absence de produits dérivés et garantis à la bourse, inciterait cet investisseur prudent, à aller plutôt vers des produits monétaires, un placement d’épargne ou des placements à terme dans des banques, ou à l’assurance vie, qui offre également la sécurité et la garantie de la rémunération avec un taux minimum de rendement, chose que la bourse ne peut pas faire. La Bourse est un bon moyen de faire fructifier l’argent à condition d’adopter les bonnes stratégies d’investissement mais aussi d’être prêt à prendre des risques.
Entretien par Amel Belhadj Ali
En bref :
Bourse de Tunis
- Création : Fondée en 1969, pionnière dans la région.
- Faiblesses :
- Capitalisation boursière faible (18% du PIB contre 30-50% dans des pays similaires).
- Manque de diversité sectorielle (50% de la capitalisation tirée par les banques).
- Réglementation dépassée, limitant les produits financiers innovants.
- Chiffres Clés : Croissance de 13% en 2024 malgré un TMM de 8%.
- Solutions Proposées :
- Moderniser la réglementation pour accueillir des produits structurés.
- Encourager l’introduction en bourse d’entreprises publiques et diversifier les secteurs.
- Offrir des incitations fiscales pour développer les obligations vertes.
- “La Bourse est un thermomètre, non la source de la maladie.” — Bilel Sahnoun