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Cannes 2025 – « Woman and Child », le grand absent du palmarès

27. Mai 2025 um 17:01

Pour la deuxième fois, Saeed Roustaee quitte le Festival de Cannes sans figurer au palmarès officiel, et cela demeure difficilement compréhensible. En 2022, son remarquable Leila et ses frères avait certes remporté le Prix FIPRESCI, mais n’avait reçu aucune récompense du jury officiel. Cette année, avec Woman and Child, le cinéaste iranien livre pourtant un nouveau film puissant, parfaitement maîtrisé, qui aurait largement mérité une reconnaissance à la hauteur de son audace et de sa profondeur.

Présenté en sélection officielle au 78ème Festival de Cannes, Woman and Child (Zan o Bacheh, en version originale) a immédiatement marqué les esprits lors de sa première au Grand Théâtre Lumière. Accueilli par une longue standing ovation, ce film bouleversant illustre avec force les tensions sociales et intimes qui agitent l’Iran d’aujourd’hui.

Saeed Roustaee, réalisateur iranien né en 1989 à Téhéran, s’est imposé comme l’un des cinéastes les plus pertinents de sa génération. Diplômé de l’Université Soore de Téhéran, il est connu pour ses œuvres incisives telles que Life and a Day (2016) et La Loi de Téhéran (2019), qui explorent les fractures sociales et les violences au sein de la société iranienne. Saeed Roustaee est aussi un artiste dont la liberté d’expression a été mise à rude épreuve. Son film Leila et ses frères (2022), présenté à Cannes sans l’aval des autorités iraniennes, lui a valu des démêlés judiciaires importants, avec une condamnation à six mois de prison avec sursis pour « propagande contre le régime ».

Woman and Child se concentre sur le parcours de Mahnaz, interprétée avec une intensité remarquable par Parinaz Izadyar, une infirmière veuve qui élève seule ses enfants dans le Téhéran contemporain, avec l’aide de sa mère chez laquelle elle vit. Alors qu’elle s’apprête à refaire sa vie avec Hamid, son fiancé joué par Payman Maadi, un drame familial survient : le fils de Mahnaz est renvoyé de l’école, et bientôt, un accident tragique vient bouleverser le fragile équilibre familial. Ce choc intime devient le révélateur de tensions plus larges, sociales et politiques, qui traversent la société iranienne.

Le synopsis pourrait sembler classique à première vue, mais c’est dans la manière dont Saeed Roustaee construit cette histoire qu’émerge toute la force du film. La narration est subtile, entre suspense et émotion brute, et jamais le réalisateur ne cède à la facilité. Le film déroute par ses nombreux retournements narratifs, ces twists qui bousculent notre compréhension des personnages et de leur réalité, tout en maintenant une tension dramatique jusqu’à la dernière minute. Cette construction complexe, digne d’un thriller psychologique, épouse brillamment la montée d’une tension sociale palpable dans l’Iran d’aujourd’hui.

L’une des grandes forces du film réside dans son portrait d’une femme iranienne contemporaine, confrontée à une société patriarcale et répressive. Mahnaz est une figure d’indépendance et de résistance, qui lutte pour sa liberté et celle de ses enfants. Mais son combat est aussi celui de toutes les femmes iraniennes, enfermées dans un système rigide où le poids des traditions misogynes, des lois et des normes religieuses, pèse lourdement. À travers elle, Saeed Roustaee donne une voix à une population qui souffre en silence, un cri étouffé mais vibrant. Ce portrait social est d’autant plus fort qu’il est porté par l’interprétation intense et juste de Parinaz Izadyar, saluée à l’unanimité par la critique. Beaucoup ont estimé qu’elle méritait haut la main le Prix de la meilleure interprétation féminine à Cannes, tant son jeu mêle vulnérabilité et force, douleur et rage contenue.

 

Cannes 2025 – Montée des marches pour l’équipe du film « Woman and child »

 

Mais cette œuvre sociale majeure n’a pas échappé à la polémique. Woman and Child a suscité une controverse avant même sa présentation à Cannes. L’Association des cinéastes iraniens indépendants (IIFMA) a accusé Saeed Roustaee de faire de la « propagande » pro-régime, en raison notamment de l’obtention d’un permis de tournage — perçu comme une marque de compromission — et de la représentation de femmes voilées, y compris dans des scènes se déroulant dans la sphère domestique. Selon l’IIFMA, cela constituerait une trahison du mouvement « Femme, Vie, Liberté », né après la mort de Mahsa Amini et qui a profondément bouleversé la société iranienne.

Roustaee a répliqué publiquement en expliquant que l’autorisation officielle n’était qu’une formalité administrative indispensable pour mener à bien le film féministe qu’il avait en tête. Il a revendiqué son œuvre comme relevant d’un « cinéma de résistance », affirmant que le film devait justement parler de l’émancipation féminine depuis l’intérieur du système, afin de pouvoir atteindre le public iranien.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection, Roustaee a été interrogé sur la question de l’autocensure, notamment à la lumière de l’interdiction en Iran de son troisième film, Leila et ses frères. Il a répondu qu’il ne savait pas exactement si, dans son inconscient, il s’autocensurait. Âgé de 35 ans et vivant en Iran, il connaît bien son cinéma, qui s’inscrit dans la continuité du cinéma social iranien des 45 dernières années. Il ne sait pas jusqu’où il s’autocensure, si c’est le cas, mais il fait des films pour être vus par le public iranien dans les salles du pays. Il admet donc qu’il fait sûrement attention à certains aspects pour que cela soit possible.

D’autres critiques ont rejoint ce débat, cette fois au sein même de la diaspora iranienne. Certains reprochent à Roustaee de ne pas montrer des femmes assez libres ou assez émancipées à l’écran, estimant qu’il reste trop prudent dans sa manière de les représenter. Alors que, dans la réalité iranienne, un nombre croissant de femmes choisissent de ne pas porter le voile dans la sphère publique, certains lui reprochent de montrer des personnages féminins voilés à la maison, ce qui pourrait être interprété comme une forme d’acceptation ou de normalisation d’une norme imposée. D’autres réalisateurs iraniens ont, ces dernières années, cherché à ne pas respecter cette règle : par exemple Mohammad Rasoulof a choisi, dans son film Le Diable n’existe pas (2020), de montrer des femmes non voilées dans la sphère privée ; ou plus récemment encore Jafar Panahi, dont on voit une femme non voilée y compris dans la rue dans son film Un simple accident. Roustaee, par son travail, navigue avec subtilité dans ces eaux troubles, ce qui ne peut que susciter débats et questionnements.

 

Cannes 2025 – Le réalisateur Saeed Roustaee, les acteurs Payman Maadi, Parinaz Izadyar et l’enfant Arshida Dorostkar

 

Sur le plan de la direction d’acteurs, le film brille aussi par la complicité entre Saeed Roustaee et Payman Maadi, acteur qu’il considère comme son « acteur fétiche ». Leur collaboration remonte à Life and a Day, et depuis, Maadi incarne souvent des personnages complexes, révélateurs des contradictions de la société iranienne. Dans Woman and Child, son interprétation de Hamid ajoute une couche supplémentaire à la tension dramatique, entre soutien et conflit familial.

L’écriture du film mérite également une mention spéciale. Le scénario, solidement construit, explore de manière subtile mais incisive les thèmes du deuil, de la justice, et de la condition des femmes. Ce qui fait la force du récit, c’est sa capacité à mêler un drame intime et une critique sociale profonde. La tension narrative est savamment orchestrée, chaque scène apportant son lot de révélations et de retournements, ce qui rend la progression du film captivante et parfois déconcertante. Selon moi, Woman and Child aurait mérité un prix du meilleur scénario à Cannes, tant ce travail d’écriture épouse parfaitement la complexité psychologique des personnages tout en reflétant la réalité sociale iranienne.

Le film est donc une œuvre qui témoigne d’un esprit rebelle profond, d’une volonté farouche de faire entendre une voix féminine dans un contexte où celle-ci est souvent réduite au silence. Woman and Child n’est pas seulement le portrait d’une femme isolée : c’est aussi un miroir de la société iranienne contemporaine, où traditions, religion, pouvoir patriarcal et aspirations individuelles s’entrechoquent douloureusement.

Mais au-delà de son sujet immédiat, Woman and Child interroge aussi, en filigrane, la notion même de responsabilité dans une société où les lignes d’autorité sont brouillées. Où commence l’autorité d’un parent ? Jusqu’où s’étend celle de l’État, de la tradition, ou même de la famille élargie ? En abordant la question de la justice et de la garde des enfants, Saeed Roustaee ouvre la voie à une réflexion plus large sur la manière dont les sociétés patriarcales organisent — ou désorganisent — les liens familiaux et sociaux. Dans un pays où la tutelle légale des enfants est encore majoritairement confiée aux hommes, qu’advient-il des femmes lorsqu’elles réclament, non pas un statut, mais un droit à la voix, à la colère, et à l’auto-détermination ?

Par ailleurs, Woman and Child pose en creux une question plus vaste : que peut encore le cinéma face à la censure, à l’oppression, ou à l’indifférence des institutions ? Jusqu’où un cinéaste peut-il résister tout en restant audible ? Jusqu’où peut-il aller pour défendre sa liberté d’expression et de création ? Faut-il aller jusqu’à quitter son pays, comme l’a fait Mohammad Rasoulof ? Faut-il braver la justice, comme l’a fait Jafar Panahi ? Ces interrogations, laissées en suspens, prolongent la portée du film bien au-delà de l’écran — et convoquent, pour les spectateurs comme pour les programmateurs, une réflexion urgente sur le rôle politique et symbolique de l’art.

Neïla Driss

 

 
 
 

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Cannes 2025 – La voix de Fatma Hassouna, plus forte que jamais

26. Mai 2025 um 20:31

Présenté dans la section ACID au Festival de Cannes 2025, le film « Put Your Soul on Your Hand and Walk » a été suivi d’une conférence de presse marquée par les interventions de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU, et de représentants d’ONG actives sur le terrain. Tous ont souligné l’importance de faire entendre la voix de Fatma et des Palestiniens, et dénoncé les mécanismes qui cherchent à réduire au silence les témoins de crimes.

Sous un soleil éclatant, ils étaient nombreux à s’être rassemblés au Pavillon Palestinien du Village International du Festival de Cannes pour assister à la conférence de presse bouleversante organisée par la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, réalisatrice du documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk, présenté dans la sélection ACID au Festival de Cannes 2025. L’assistance, en très grande majorité occidentale, comprenait des journalistes et des cinéastes, dont l’acteur argentin Nahuel Pérez Biscayart, membre du Jury Un Certain Regard, venu témoigner de son soutien. Un événement à la fois politique et intime, marqué par une émotion vive, une indignation collective et un besoin urgent de témoignage.

 

L’acteur argentin Nahuel Pérez Biscayart, membre du Jury Un Certain Regard

 

Le point de départ de cette conférence était tragique : la photojournaliste palestinienne Fatma Hassouna, qui a travaillé avec Sepideh Farsi sur le film, a été assassinée par l’armée israélienne vingt-quatre heures seulement après l’annonce de la sélection du film à Cannes. « Elle a été tuée parce que le film a été sélectionné, et personne n’a rien fait », a déclaré Sepideh Farsi, ajoutant que c’était la première fois dans le monde qu’une personne était tuée en représailles directes à la sélection d’un film dans un festival de cinéma.

Sepideh Farsi a lu publiquement un extrait du rapport d’enquête sur l’assassinat de Fatma Hassouna. Le texte, bouleversant, démontre clairement qu’elle a été « visée exprès ». 

 

 

À ses côtés, des voix engagées. Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, était présente, ainsi que des représentants de Reporters Sans Frontières, de Médecins Sans Frontières, d’Amnesty International, et d’autres ONG. Tous ont pris la parole. Tous ont dénoncé ce qu’ils qualifient clairement de génocide.

Francesca Albanese a ouvert son intervention par une déclaration lourde : « Au moment même où nous parlons, des Palestiniens sont en train d’être tués par centaines. Cela fait vingt mois de massacre non-stop. » Elle a exprimé son malaise à Cannes, en découvrant les festivités dans une ville qui semble vivre « dans une bulle », pendant que « des enfants palestiniens meurent de faim ». Venue pour soutenir la presse indépendante qui essaye de donner une voix aux palestiniens parce que les mainstream sont silencieux, elle a insisté sur le rôle crucial des journalistes dans la documentation des crimes commis, et sur le fait qu’ils sont aujourd’hui « délibérément ciblés ». Selon elle, Israël serait dans une « phase finale de l’extermination des Palestiniens, y compris en Cisjordanie ».

Elle a rappelé que « 200 journalistes ont été tués, plus que lors de la Seconde Guerre mondiale, plus que dans toute autre guerre au monde ». C’est, selon elle, un génocide manifeste : « Dès le début, l’intention a été l’extermination, et ils le disaient ouvertement. » Et de souligner que Gaza a mis à nu les failles des démocraties occidentales et le caractère « élastique » des droits humains. « Les droits de l’homme sont en train d’être tués, et ils nous manqueront quand ils ne seront plus là », a-t-elle conclu.

Un message de Ken Loach a été lu à cette occasion. Le réalisateur britannique, absent physiquement, a tenu à exprimer sa solidarité. Dans sa lettre, il rappelle que « le monde regarde, mais personne ne réagit ». Il insiste : « Tous les États ont l’obligation d’arrêter un génocide. Ils doivent agir. Ils disent respecter la loi, mais ils ne font rien. »

La représentante d’Amnesty International a ensuite pris la parole. Elle a rappelé que son organisation, qui documente la situation depuis vingt mois, a publié en décembre dernier un rapport concluant que « Israël commet un génocide », tel que défini par le droit international. Elle a décrit la situation à Gaza comme celle d’un peuple affamé, privé d’eau, d’électricité, de nourriture. « Israël est en train de détruire les mosquées, les églises, tout ce qui constitue la mémoire palestinienne. Il détruit aussi le futur, en attaquant écoles, universités, tout ce qui pourrait permettre une vie. »

Elle a affirmé que « tout est documenté », que « personne ne pourra dire qu’il ne savait pas ». Le monde, selon elle, est « à un carrefour », et les États échouent à agir, et cela restera dans les consciences. Elle a appelé à la fin de l’impunité et à un embargo sur les armes et à la responsabilité des États qui continuent à fournir Israël. « Netanyahou doit être traduit devant la justice. Aucune immunité. »

 

 

Un témoignage particulièrement fort est venu d’une membre de Médecins sans frontières, qui revenait tout juste de Gaza. Elle y a passé plusieurs mois, depuis décembre. Elle a décrit des conditions de vie inhumaines : « Les gens n’ont plus rien. Pas de travail, pas de nourriture, pas d’eau, pas de soins. Tout a été détruit. Les enfant seuls, sans familles, se comptent par milliers». Elle a expliqué que la population est déplacée en permanence, que les gens vivent avec des inconnus, qu’ils doivent brûler n’importe quoi pour faire du feu, faute de gaz, ce qui entraîne de nombreux brûlés. Et que la moitié des patients qui arrivaient dans les hôpitaux mourraient, faute de soins adaptés.

Elle a rappelé que depuis onze semaines, aucune aide n’est entrée dans Gaza. L’aide humanitaire est retenue à l’extérieur. Elle a précisé que lorsqu’il y avait de l’aide qui entrait à Gaza, plusieurs produits étaient interdits, y compris le matériel médical.
« Contrairement aux allégations d’Israël, l’aide n’allait pas au marché noir, elle était réellement distribuée par les ONG. » Aujourd’hui, Israël veut imposer la distribution de l’aide uniquement dans le Sud, dans le but de forcer les déplacés à s’y concentrer. « 80 % du territoire est sous ordre d’évacuation, il ne reste que 20 % pour tout le monde, sans eau, sans sanitaires, sans hygiène, et toujours sous les bombes. »

Elle a décrit la situation dans les hôpitaux : médecins exténués, médecins étrangers bloqués à l’entrée, ONG empêchées d’agir, plus de matériel, plus de médicaments, plus rien. « Nos collègues palestiniens travaillent jour et nuit alors qu’ils vivent dans les mêmes conditions que tous, qu’ils ont faim et que leurs familles sont sous les bombes. »

Le drame de Fatma Hassouna a été abordé à nouveau : six membres de sa famille sont morts sur le coup, sa mère a survécu mais, en ouvrant les yeux, a refusé de se nourrir. « Elle ne voulait plus vivre », a-t-elle dit.

 

 

Le représentant de Reporters Sans Frontières a poursuivi : « Chaque fois qu’un journaliste est tué, il faut faire du bruit. Or, cela fait vingt mois que les journalistes sont tués en permanence. » RSF a porté plainte, mais l’impunité persiste. « C’est grâce aux journalistes que le monde voit ce génocide. » Il s’est indigné qu’on pose aujourd’hui la question à chaque fois qu’un journaliste est tué : « Êtes-vous sûr que ce journaliste n’était pas un terroriste ? » Une question dangereuse, selon lui, qui alimente la violence.

« Fatma était une photojournaliste. Grâce à elle, nous voyons Gaza. Elle a payé de sa vie. Elle n’a pas été la dernière. Il faut que cela cesse. Chaque personne dans le monde doit dire NON. »

Sepideh Farsi a tenu à rappeler que le combat pour la Palestine ne devait pas être assimilé à une hostilité envers d’autres peuples. « Se battre pour une cause n’empêche pas de se battre pour une autre. Parler pour la Palestine ne fait pas de nous des antisémites. Il s’agit simplement de défendre des vies humaines. »

Elle a évoqué les mandats d’arrêt contre Netanyahou et d’autres responsables israéliens. Elle espérait qu’ils changeraient les choses. Fatma lui avait dit que non. Et en effet, « cela n’a rien changé ».

C’est le réalisateur Rashid Masharawi, né et grandi à Gaza, qui a conclu l’événement. En contact permanent avec sa famille, il a partagé un échange récent avec son frère. Ce dernier vit avec trente personnes dans un appartement. On leur a ordonné d’évacuer. Il doit décider pour tous: « Rester et risquer d’être tués ou partir et risquer d’être tués. » Une responsabilité qu’il a peur d’assumer.

Il a évoqué un programme d’aide mené avec la productrice Laura Nikolov pour faire sortir une trentaine d’artistes de Gaza, mais la majorité reste livrée à elle-même. « Nous aimons la vie. Cela finira un jour. Mais il restera une honte pour certains pays qui ont permis, et même aidé, à cela. »

Rashid a aussi dénoncé la régression démocratique. Il a évoqué les États-Unis, mais aussi la France : « Cette conférence devait avoir lieu au Majestic. Sans raison, elle a été annulée. Heureusement, le Pavillon palestinien nous a ouvert ses portes. »

 

Le réalisateur palestinien Rashid Masharawi et des photos de Fatma Hassouna

 

Francesca Albanese est intervenue une dernière fois pour rappeler que les humanitaires et les acteurs privés ne pouvaient pas être les seuls à agir : « Il faut un engagement politique ». Elle a insisté sur l’anormalité d’une situation où ceux qui dénoncent sont systématiquement combattus – que ce soit à titre personnel ou à travers la suppression des financements de leurs ONG. « Ce n’est pas normal », a-t-elle répété. Elle a également évoqué les entraves documentées à la liberté d’expression : les interdictions de manifester en faveur des Palestiniens, y compris en France, et la répression violente subie par les étudiants aux États-Unis. « Beaucoup ont été poussés au silence pour avoir dénoncé un génocide. Or c’est bien un génocide. »

La conférence s’est conclue par un remerciement appuyé à l’ACID, aux journalistes qui ont relayé la voix de Fatma, et à tous ceux qui ont fait le choix de ne pas se taire.

Le film Put Your Soul on Your Hand and Walk a été projeté à Cannes à guichets fermés, dans des salles combles. Le public y était très nombreux, attentif et profondément touché. La presse internationale s’est emparée du film et de son histoire, lui offrant une large couverture. Fatma Hassouna avait dit qu’elle voulait que sa mort fasse du bruit. Israël l’a assassinée pour que sa voix ne porte pas. Or, c’est l’inverse qui s’est produit : sa voix est devenue plus forte. Selon le vendeur international du film, celui-ci a déjà été demandé par plusieurs festivals et distributeurs, et il sortira prochainement dans de nombreux pays.

Neïla Driss

 
 

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Cannes 2025 – L’iranien Jafar Panahi sacré, l’irakien Hasan Hadi distingué

24. Mai 2025 um 23:05

La 78e édition du Festival de Cannes s’est achevée dans une atmosphère d’apaisement et de satisfaction partagée, portée par une sélection dense, exigeante, et un palmarès d’une rare justesse. Sur le tapis rouge du Palais des Festivals, les membres du jury sont apparus aux côtés des équipes de films venues saluer une dernière fois la Croisette, avant de découvrir le verdict tant attendu.

Douze jours durant, les cinéphiles, journalistes et festivaliers ont vibré au rythme des vingt-deux films en compétition. Dans les files d’attente, les halls d’hôtels ou les abords des salles, les discussions allaient bon train. Les favoris changeaient au gré des projections, les arguments s’échangeaient avec fougue, les certitudes chancelaient. Chacun défendait sa vision, ses émotions, ses élans : entre la force émotionnelle de Valeur sentimentale de Joachim Trier, la radicalité sensorielle de Sirât du cinéaste hispano-français Oliver Laxe ou encore la complexité politique d’Un simple accident du réalisateur iranien Jafar Panahi, les propositions remarquables ne manquaient pas. À ces œuvres déjà mémorables s’ajoutait l’énigmatique Kuang Ye Shi Dai (Resurrection) de Bi Gan, une proposition inclassable, mais inoubliable.

Laurent Lafitte, maître de cérémonie, a lancé la soirée de clôture sans préambule, dévoilant un palmarès très attendu dans une ambiance à la fois recueillie et joyeuse. Un instant inattendu est toutefois venu rompre le protocole : l’acteur américain John C. Reilly, chargé de remettre le prix du scénario à Jean-Pierre et Luc Dardenne pour leur film Jeunes mères, a choisi l’humour pour alléger l’atmosphère. Évoquant la panne d’électricité survenue dans la journée, il a plaisanté : « Chaque fois que je viens à Cannes, il se passe quelque chose. Cette fois, c’est mon anniversaire ! » Puis, à la surprise générale, il s’est mis à chanter La Vie en rose en anglais — la seule version, a-t-il avoué, qu’il connaissait — avant de s’excuser avec un sourire désarmant.

Le Prix du Jury, attribué ex-aequo, a été l’un des moments les plus émouvants de la soirée. Il est revenu à Sirât d’Oliver Laxe et à Sound of Falling de la réalisatrice allemande Mascha Schilinski. Sur scène, le discours d’Oliver Laxe a pris des allures de prière humaniste. S’exprimant en arabe, il a cité un verset coranique : « Nous vous avons créés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez. » Une parole qu’il a confié avoir entendue de la bouche d’un chauffeur de taxi palestinien lors d’un festival à Jérusalem, et qui a profondément marqué sa vision du monde.

 

Cannes 2025 – Le Prix du Jury, attribué ex-aequo à Sirât d’Oliver Laxe

 

Le prix de la mise en scène est allé au Brésilien Kleber Mendonça Filho pour O Agente Secreto, une adaptation contemporaine, nerveuse et explosive d’un récit d’espionnage. Wagner Moura, bouleversant dans le rôle principal, a reçu le prix d’interprétation masculine pour ce même film. Le prix d’interprétation féminine a quant à lui couronné Nadia Melliti, pour son rôle dans La petite dernière de Hafsia Herzi.

 

Cannes 2025 – Le prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti

 

Un prix spécial du Jury a été attribué à Résurrection. Il était difficile d’imaginer une autre distinction pour ce film étrange et singulier, tant il semble résister à toute classification. Une œuvre hors normes, donc, pour un prix hors catégories.

En revanche, l’absence remarquée de Woman and Child de Saeed Roustaee a laissé un goût d’inachevé. Le film, d’une grande justesse, n’a reçu aucune récompense, et son actrice principale, Parinaz Izadyar, aurait mérité de repartir avec le prix d’interprétation. Son jeu, d’une richesse remarquable, embrassait une large palette d’émotions, de la mère endeuillée à la femme abandonnée, de la sœur trahie à l’amante blessée. Un rôle intense, pour un très beau film, qui n’a visiblement pas su émouvoir les membres du jury.

Comme je l’avais pressenti dès les premières projections, et anticipé dans mon article Cannes 2025 – Pronostics croisés à quelques heures du palmarès, les deux plus hautes distinctions ont été décernées aux œuvres qui avaient su le plus toucher à la fois le public et la critique. La Palme d’or a été attribuée à Un simple accident de Jafar Panahi, un film d’une sobriété radicale, tendu comme un fil de rasoir ; tandis que le Grand Prix est allé à Affeksjonsverdi (Valeur sentimentale) de Joachim Trier, une œuvre d’une subtilité bouleversante. Ces deux récompenses majeures ont été accueillies avec un rare consensus. Pour la première fois depuis longtemps, le palmarès semblait faire l’unanimité : nul n’a parlé d’injustice, d’absurde ou d’oubli criant.

Cannes 2025 – Grand Prix à Affeksjonsverdi (Valeur sentimentale) de Joachim TRIER

 

Juliette Binoche, présidente du jury, a pris la parole dans un discours sensible, évoquant les artistes et les peuples qui souffrent à cause de leurs opinions, et rappelant la force de l’art lorsqu’il puise dans la compassion, la tendresse, et une humanité partagée. L’art, a-t-elle affirmé, provoque, questionne, bouleverse, et révèle en nous des dimensions insoupçonnées ; il mobilise notre part la plus précieuse, la plus vivante, et transforme les ténèbres en espérance. C’est à cette lumière qu’elle a expliqué le choix du jury pour la Palme d’or.

Récompensé pour Un simple accident, Jafar Panahi, déjà lauréat du Lion d’or à Venise en 2000 pour Le Cercle et de l’Ours d’or à Berlin en 2015 pour Taxi Téhéran, a prononcé un discours d’une intensité bouleversante, qui a profondément ému la salle :

« Avant de dire quelque chose, permettez-moi de remercier ma famille, pour tout le temps où je n’étais pas présent avec eux, et toute mon équipe. Ils m’ont accompagné sur ce chemin pour qu’on fasse ce film ensemble. Je vous remercie aussi toute l’équipe qui m’a accompagné ici en France pour la post-production. Je crois que c’est le moment de demander à tous les gens, tous les Iraniens, avec toutes les opinions différentes, partout dans le monde, en Iran ou ailleurs… je me permets de demander une chose : mettons tous les problèmes, toutes les différences de côté. Le plus important en ce moment, c’est notre pays et sa liberté. Ensemble. Que personne n’ose nous dire ce qu’il faut faire correctement, ce qu’il faut dire ou ne pas dire, ce qu’il faut manger… Le cinéma, c’est une société. Personne n’a le droit de nous dicter notre conduite. J’espère ce jour. Je vous remercie tous, je remercie le Festival de Cannes et tout le monde présent. »

 

Cannes 2025 – Palme d’or : Un simple accident de Jafar PANAHI

 

Un autre moment fort de cette soirée a été la remise de la Caméra d’or, récompensant le meilleur premier film toutes sections confondues. Pour la première fois de son histoire, le Festival a couronné une œuvre venue d’Irak. La présidente du jury, la cinéaste italienne Alice Rohrwacher, a remis la distinction à The President’s Cake de Hasan Hadi, présenté à la Quinzaine des cinéastes. « Une œuvre qui nous a hantés, moi et mon jury, comme un fantôme », a-t-elle confié. Le film se déroule sous le régime autoritaire irakien : la jeune Lamia, neuf ans, tente de rassembler les ingrédients nécessaires à la préparation d’un gâteau, pour commémorer l’anniversaire de la mort de Saddam Hussein. Une fable grinçante et poignante sur l’enfance, la mémoire, et l’absurdité du pouvoir.

 

Le Palmarès du 78e Festival de Cannes :

Le Jury, présidé par Juliette Binoche et composé de Halle Berry, Payal Kapadia, Alba Rohrwacher, Leïla Slimani, Dieudo Hamadi, Hong Sangsoo, Carlos Reygadas et Jeremy Strong, a distingué les films suivants parmi les 22 en Compétition :

Longs Métrages :

  • Palme d’or : Un simple accident – Jafar PANAHI
  • Grand Prix : Affeksjonsverdi (Valeur sentimentale) – Joachim TRIER
  • Prix du Jury (ex-aequo) : Sirât d’Oliver LAXE et Sound of Falling  de Mascha SCHILINSKI
  • Prix de la Mise en Scène : Kleber MENDONÇA FILHO pour O Agente Secreto (L’Agent secret)
  • Prix du scénario : Jean-Pierre et Luc DARDENNE pour Jeunes mères
  • Prix d’interprétation féminine : Nadia MELLITI dans La petite dernière de Hafsia HERZI
  • Prix d’interprétation masculine : Wagner MOURA dans O Agente Secreto de Kleber MENDONÇA FILHO
  • Prix spécial du Jury : Kuang Ye Shi Dai (Resurrection) – Bi GAN

Courts Métrages :

  • Palme d’or : I’m Glad You’re Dead Now – Tawfeek BARHOM
  • Mention spéciale : Ali – Adnan AL RAJEEV

 

Cannes 2025 – Palme d’or : I’m Glad You’re Dead Now – Tawfeek BARHOM

 

Caméra d’or

  • The President’s cake de Hassan HADI – Quinzaine des Cinéastes
  • Mention Spéciale : My Father’s shadow d’Akinola DAVIES Jr – Un Certain Regard

 

Cannes 2025 – Caméra d’Or pour The President’s cake de Hassan HADI

 

À l’issue de cette cérémonie de clôture, il reste le souvenir d’un festival riche et profondément cohérent, où la diversité des récits, la profondeur des regards et la sincérité des propositions artistiques ont guidé les choix. Un millésime 2025 qui, sans chercher l’éclat à tout prix, s’est imposé par son équilibre, sa justesse, et cette forme rare d’évidence qui fait les grands palmarès.

Neïla Driss

 
 
 
 
 
 
 

 

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Cannes 2025 – Pronostics croisés à quelques heures du palmarès

24. Mai 2025 um 14:08

Le rideau s’apprête à tomber sur la 78e édition du Festival de Cannes. Dans quelques heures, le jury présidé par Juliette Binoche dévoilera son palmarès. Une édition riche, où les propositions esthétiques se sont multipliées, avec un équilibre délicat entre cinéma politique, récits intimes, expérimentations formelles et grandes performances d’acteurs. À mesure que la fin approche, les spéculations se multiplient, les critiques échangent, comparent, défendent leurs coups de cœur. Et comme souvent, les pronostics divergent.

Du côté de la presse internationale, deux titres émergent très nettement parmi les favoris pour la Palme d’or. Le plus souvent cité est Sentimental Value du Norvégien Joachim Trier, un drame familial tout en délicatesse, porté par Renate Reinsve et Stellan Skarsgård. Le film a ému jusqu’aux larmes une partie de la critique, et sa projection a été suivie d’une ovation de 19 minutes. Sensible, fin, d’une rare justesse émotionnelle, Sentimental Value s’inscrit dans la lignée des œuvres intimistes célébrées à Cannes ces dernières années. Distribué par Neon, déjà derrière plusieurs Palmes récentes, il coche toutes les cases du favori « raisonnable ».

Mais un autre titre revient aussi régulièrement dans les papiers des journalistes : Un simple accident/It Was Just an Accident de Jafar Panahi, film iranien audacieux, politique, drôle et tragique à la fois. Jafar Panahi, toujours empêché de tourner dans son pays, livre ici un récit d’une grande liberté formelle, où la satire sociale s’infiltre par les ressorts d’une comédie presque burlesque. Beaucoup de critiques saluent ce film comme l’un des plus percutants de la sélection. Y compris moi-même.

Un simple accident vient d’ores et déjà de remporter le Prix de la Citoyenneté 2025 décerné par l’association Clap Citizen Cannes.

Ce sont justement les deux films que je place, personnellement, tout en haut de ma propre liste. Il me reste encore trois films en compétition à découvrir, mais ceux-là s’imposent déjà par leur puissance. Jafar Panahi d’un côté, pour sa capacité à dire l’Iran d’aujourd’hui, et d’ailleurs l’humanité entière, avec un humour noir salutaire, et Joachim Trier de l’autre, pour cette manière bouleversante de raconter le deuil, l’amour filial et le temps qui passe. Deux propositions radicalement différentes, mais également maîtrisées.

Pour les prix d’interprétation, la critique internationale penche volontiers du côté de Josh O’Connor (The Mastermind) et Yui Suzuki (Renoir), souvent cités comme favoris. Des performances sans doute solides, mais pour ma part, mes regards se portent ailleurs.

Du côté féminin, Parinaz Izadyar m’a bouleversée dans Woman and Child de Saeed Roustaee. Elle incarne une mère prise dans une situation sociale et judiciaire infernale avec une pudeur et une intensité remarquables. Son visage hanté, sa dignité blessée, sa détermination muette : elle compose un personnage inoubliable.

Renate Reinsve a aussi été grande dans son rôle dans Sentimental value, la scène de panique avant sa première est juste extraordinaire. Tout le long du film, elle a su jouer son rôle avec une grande palette d’émotions justes.

Une autre possibilité réside peut-être dans Léa Drucker, formidable dans Dossier 137. Elle joue avec une grande précision, rendant palpable l’ambiguïté morale de son personnage. Un rôle difficile, tenu avec une rigueur. Elle est un peu la préférée de la presse française.

Chez les hommes, pourquoi ne pas imaginer Tahar Rahim couronné pour Alpha de Julia Ducournau? Sa performance est toute en tension, traversée d’une rage contenue, d’un désespoir brut. Il impressionne par son engagement total dans ce rôle physique et intérieur à la fois. Peu de journalistes l’ont cité dans leurs pronostics, mais cela ne veut rien dire à Cannes.

En ce qui concerne les autres prix, la presse semble assez unanime sur la qualité de The Secret Agent de Kleber Mendonça Filho, souvent évoqué pour un Grand Prix. Film ambitieux, dense, politique, il s’impose par la maîtrise de sa narration, sa puissance visuelle et sa portée contemporaine. Il figure aussi dans mes choix personnels.

Quant à Woman and Child, il mériterait selon moi au moins un prix du meilleur scénario, tant sa construction narrative épouse brillamment la tension sociale et l’effondrement intime. Le travail de Saeed Roustaee, sur le plan de l’écriture, est remarquable. Le film déroute par ses différents « twists », à chaque fois qu’on a l’impression que le film va dans une direction, il en prend une autre, à notre grande surprise. Sans oublier que le suspense demeure jusqu’à la dernière minute.

Un autre film a fait couler beaucoup d’encre : Sirat, régulièrement cité par les critiques pendant le festival. Il a marqué, dérouté, provoqué. Sa place dans le palmarès est possible, bien que son extrême singularité puisse aussi le desservir. Il fascine autant qu’il interroge : c’est souvent bon signe à Cannes, mais le jury en décidera.

Dans tous les cas, les lignes ne sont pas encore figées. La variété des films cités, les divergences d’opinion, les surprises possibles – tout cela rappelle que le palmarès cannois échappe souvent aux logiques linéaires. Et c’est ce qui le rend si passionnant.

Rendez-vous ce soir pour la réponse du jury. Les dés sont lancés, les jeux sont faits !

Neïla Driss

 
 

 

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Cannes 2025 – « Sentimental Value », l’intime en héritage

24. Mai 2025 um 13:46

Avec Sentimental Value, présenté cette année en compétition officielle au 78e Festival de Cannes, Joachim Trier revient là où il s’est imposé, film après film, comme l’un des cinéastes européens les plus sensibles et subtils de sa génération. Fidèle à la Croisette, le réalisateur norvégien avait bouleversé le public en 2021 avec Julie (en 12 chapitres) (The Worst Person in the World), qui avait valu à son actrice principale, Renate Reinsve, le prix d’interprétation féminine. Ce fut une révélation : l’éclosion d’un tandem artistique qui se prolonge et s’affirme aujourd’hui avec force dans ce nouveau film, troisième collaboration après Oslo, 31 août, Julie, et désormais Sentimental Value.

Joachim Trier signe ici une œuvre tout en finesse, une chronique familiale qui explore les strates invisibles du ressentiment, de l’héritage et de la transmission. Fidèle à sa manière, il mêle l’intime et l’universel avec une délicatesse rare. Il filme les familles comme d’autres filment les guerres : avec pudeur, mais sans jamais édulcorer la violence sourde des blessures.

L’histoire s’ouvre à Oslo, dans une maison au charme un peu désuet, très belle, mais marquée dès sa construction par un défaut minime et pourtant fondateur : une fissure dans les fondations, qui traverse les murs de tout un côté de l’édifice. Ce détail architectural, à peine signalé, devient immédiatement métaphorique. Il annonce le cœur du film : cette maison est le théâtre de l’histoire des Berg, une famille unie, mais rongée par les non-dits, les rancunes anciennes et les absences douloureuses. D’ailleurs, le film débute par quelques scènes retraçant l’histoire de cette famille dans cette maison, comme si l’espace lui-même conservait la mémoire des drames passés.

À la mort de la mère, deux sœurs se retrouvent : Nora, l’aînée, actrice hypersensible en proie au doute, et Agnes, plus posée, mère d’un jeune garçon. Leur père, Gustav, cinéaste célèbre mais longtemps absent, fait son retour à Oslo à cette occasion. Mais il ne revient pas seulement pour les funérailles. Il vient aussi pour proposer à sa fille Nora un rôle dans le film qu’il s’apprête à tourner, son premier depuis quinze ans. Ce geste, en apparence généreux, se teinte immédiatement d’ambiguïté : Gustav ne peut s’empêcher d’exprimer un mépris à peine voilé pour les choix artistiques de sa fille — notamment sa participation à une série télévisée — et trahit, dans chacune de ses attitudes, une incapacité chronique à manifester un amour paternel véritable. Le film s’installe alors dans cette tension : un père qui revient trop tard, une fille qui a cessé d’attendre, et une maison devenue le réceptacle d’une mémoire encombrée, saturée de ce qui n’a pas été dit.

Renate Reinsve, ici, est tout simplement magistrale. Dès la première séquence, où sa troupe de théâtre s’agite dans les coulisses pour la convaincre de monter sur scène, elle impose un personnage à la fois fragile, ancré, excessif, et d’une bouleversante vérité. Elle incarne une femme en déséquilibre, jamais tout à fait à sa place, que ce soit dans sa famille, dans sa carrière ou dans le monde. Elle ne cherche pas à séduire : elle explore. Elle se livre, entière, sans détour. Joachim Trier, comme toujours, sait filmer ses acteurs dans la nuance, mais avec elle, il y a quelque chose de plus : une complicité presque chorégraphique entre la mise en scène et l’interprétation. Renate Reinsve module chaque émotion dans une infinité de demi-teintes, elle porte le film avec une précision et une profondeur rares, sans jamais appuyer ses effets. Il devient difficile d’imaginer une autre actrice dans ce rôle tant elle semble l’habiter de l’intérieur, avec une sincérité organique.

Face à elle, Stellan Skarsgård est parfait dans le rôle du patriarche ambigu, à la fois distant et dominateur, parfois touchant dans sa maladresse, souvent insupportable dans sa suffisance. Son personnage est celui d’un homme qui n’a jamais su être père, mais qui continue à vouloir être metteur en scène, comme si ce statut pouvait tout excuser. Il parvient d’ailleurs à convaincre une actrice hollywoodienne, incarnée par Elle Fanning, de jouer dans son film. Une rencontre à Deauville, une admiration réciproque, et la magie semble opérer. Mais lorsque les répétitions commencent, dans la maison familiale, et que l’actrice s’attaque au rôle de la mère disparue, quelque chose résiste. La douleur réelle s’infiltre dans la fiction. Le passé refuse de se laisser dompter par la mise en scène.

Et peu à peu, la vérité se dévoile : pour que ce film-là puisse exister, il faudra que Nora l’incarne. Elle seule peut affronter cette mémoire, ce rôle, ce père. Elle seule peut rendre justice à ce que cette maison, ce deuil, cette histoire recèlent de blessures non guéries.

Avec Sentimental Value, Joachim Trier livre un film profondément mélancolique, mais traversé d’éclats d’humour discret. On y retrouve ses thèmes de prédilection — la famille, le deuil, la création, le lien père-fille — abordés avec un raffinement narratif encore plus épuré que dans ses œuvres précédentes. Il s’autorise même quelques touches de comédie absurde, dans certaines scènes, sans jamais rompre l’équilibre émotionnel du récit.

Le film prend toute sa dimension dans sa dernière partie, lorsque Gustav, enfin, filme. Un tournage, une caméra qui s’allume, une scène qui se rejoue dans la lumière du présent. C’est là que Trier, sans recours à aucun pathos, parvient à émouvoir profondément. Le cinéma devient réparation, ou du moins tentative de réparation. Il ne s’agit pas de réécrire le passé, mais d’en faire quelque chose. D’en extraire, peut-être, une valeur sentimentale.

Future Palme d’or ? Ou Prix de meilleure interprétation féminine ?

Neïla Driss

 

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Cannes 2025 – Un Certain Regard : Once Upon a Time in Gaza primé, la Palestine à l’honneur

24. Mai 2025 um 00:00

La section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2025 s’est achevée sur une note d’émotion et d’engagement, marquant un moment fort pour le cinéma arabe et en particulier pour la Palestine et la Tunisie.

Cette année, la sélection a mis en lumière 20 longs métrages venus du monde entier, dont 9 premiers films éligibles à la Caméra d’or. Fidèle à son ambition de révéler des voix singulières, cette section parallèle au sein de la sélection officielle a honoré des œuvres audacieuses, politiques et puissamment ancrées dans les réalités contemporaines.

Dès la soirée d’ouverture, un événement inédit a donné le ton de cette édition 2025 : pour la première fois dans l’histoire du Festival, c’est un film tunisien qui a ouvert Un Certain Regard. Promis le ciel, réalisé par Erige Sehiri, a ainsi inauguré la section avec élégance et conviction. Après Sous les figues, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2022, la cinéaste tunisienne confirme son ancrage dans le paysage international, offrant cette fois une œuvre plus ample, à la fois intime et politique, où la quête de liberté se mêle aux blessures de l’histoire contemporaine. Ce choix d’ouverture résonne comme un signal fort, tant pour le cinéma tunisien que pour la reconnaissance des cinéastes arabes à Cannes.

Mais c’est un autre film arabe qui a marqué les esprits et conquis le jury : Once Upon a Time in Gaza, réalisé par les frères Arab & Tarzan Nasser, a remporté le Prix de la Mise en Scène. Le film s’impose comme une œuvre bouleversante, aussi poignante que nécessaire, qui plonge au cœur d’une Gaza ravagée, dans une fresque à la fois réaliste et poétique, où l’humain résiste à l’absurde du quotidien sous blocus.

Les deux cinéastes palestiniens, connus pour leur cinéma engagé (Dégradé, Gaza mon amour), livrent ici leur film le plus puissant à ce jour, dans un contexte d’urgence extrême. La récompense qu’ils reçoivent dépasse le cadre purement artistique : elle symbolise un geste de reconnaissance, à l’heure où les artistes palestiniens peinent à faire entendre leur voix sur les scènes internationales, alors même que leur terre est en proie à une violence sans précédent.

La présidente du jury, la cinéaste britannique Molly Manning Walker, entourée de Louise Courvoisier, Vanja Kaludjercic, Roberto Minervini et Nahuel Pérez Biscayart, a salué la richesse et la diversité des propositions. Le palmarès reflète cette diversité, avec des prix attribués à des cinéastes émergents venus d’horizons variés.

Palmarès – Un Certain Regard 2025

  • Prix Un Certain Regard : La Misteriosa Mirada del Flamenco (Le Mystérieux Regard du flamant rose) de Diego Céspedes — premier film
  • Prix du Jury : Un Poeta de Simón Mesa Soto
  • Prix de la Mise en Scène : Arab & Tarzan Nasser pour Once Upon a Time in Gaza
  • Meilleur Acteur : Frank Dillane dans Urchin de Harris Dickinson
  • Meilleure Actrice : Cléo Diára dans O Riso e a Faca (Le Rire et le couteau) de Pedro Pinho
  • Meilleur Scénario : Pillion de Harry Lighton — premier film

Dans un monde qui vacille, le cinéma d’Un Certain Regard rappelle que les regards singuliers sont plus que jamais nécessaires. Et cette année, ils sont venus de Gaza, de Tunis, de Lisbonne, de Bogota ou encore de Londres, portés par une génération de cinéastes qui filment pour exister, pour résister, et pour continuer à croire au pouvoir du récit.

Neïla Driss

 
 

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Cannes 2025 : « La Vie après Siham », l’intime en héritage

23. Mai 2025 um 12:00

Avec « La Vie après Siham », présenté à Cannes 2025 dans la sélection de l’ACID, le réalisateur franco-égyptien Namir Abdel Messeeh livre un documentaire d’une rare intensité émotionnelle. Ce film autobiographique, à la fois journal de deuil, enquête familiale et geste cinématographique profondément personnel, confirme la singularité de son auteur, déjà salué pour le très beau « La Vierge, les Coptes et moi » en 2011, un film qui mêlait documentaire et reconstitution, et qui avait remporté le Tanit d’argent documentaire aux Journées Cinématographiques de Carthage en 2012.

Né à Paris en 1974 dans une famille copte égyptienne, formé à la FEMIS, Namir Abdel Messeeh a toujours inscrit son œuvre dans une exploration des identités multiples, entre France et Égypte, entre croyances héritées et regard critique. Dans La Vie après Siham, il poursuit cette quête intime en revenant sur une promesse faite à sa mère avant sa mort : raconter son histoire. Le film devient ainsi non seulement un portrait d’outre-tombe, mais aussi un acte de fidélité, de réparation et de transmission.

Une promesse comme point de départ

Le film s’ouvre sur une perte : celle de la mère, Siham, figure centrale du récit, disparue avant le père, Waguih. Huit ans plus tard, celui-ci meurt à son tour, et le réalisateur, leur fils, se retrouve seul face à un double deuil. Plus encore, il est confronté à une mission qu’il s’est lui-même assignée : raconter leur histoire, et par extension, la sienne.

Ce qui rend la tâche plus complexe, c’est que Namir Abdel Messeeh est un documentariste habitué à capter le réel sans toujours solliciter le consentement de ceux qu’il filme. Or, cette fois-ci, c’est sa propre intimité qu’il doit explorer. Il ne s’agit plus seulement d’observer, mais d’interroger, de ressentir, de se confronter aux silences familiaux, aux récits divergents, aux souvenirs lacunaires. Et surtout, de se livrer.

 

 

Un collage émotionnel et sensoriel

La mise en forme de cette quête intime prend une structure fragmentaire, qui épouse la nature même du souvenir. La Vie après Siham est un film kaléidoscopique qui mêle archives familiales, tournages contemporains, séquences en super 8 et extraits de vieux films égyptiens, notamment ceux de Youssef Chahine, figure tutélaire qui plane sur le film comme un double artistique. Le résultat est un collage visuel et émotionnel, où chaque image convoque une mémoire, une absence ou un écho.

La caméra s’attarde sur les gestes du père, sur les objets laissés par la mère, sur les lieux où elle a vécu. Elle filme aussi les hésitations du cinéaste lui-même, ses doutes, ses maladresses, sa douleur. On le voit interroger, se souvenir, parfois tourner en rond. Le film ne cache rien de ces moments de perte de contrôle, et c’est dans cette sincérité même qu’il trouve sa force.

La mémoire comme champ de bataille

L’une des dimensions les plus passionnantes du film réside dans son rapport à la vérité. En commençant par « la version officielle » de l’histoire familiale, telle qu’elle est racontée dans les réunions, Namir Abdel Messeeh découvre peu à peu que les récits de sa mère et de son père se contredisent, que certains événements ont été tus ou embellis, que la mémoire est un territoire mouvant, instable. Le documentaire devient alors enquête, mais une enquête sans résolution définitive : le réel est multiple, et chaque version a sa légitimité.

Cette confrontation avec les récits parentaux donne au film une dimension presque psychanalytique. Il ne s’agit plus seulement de rendre hommage aux morts, mais de comprendre ce qu’ils nous ont légué, consciemment ou non. Et ce legs est ambivalent : il contient de l’amour, bien sûr, mais aussi des contradictions, des non-dits, des blessures.

La quête d’un lieu d’appartenance

Si le film se déploie entre la France et l’Égypte, c’est parce que l’histoire familiale elle-même est traversée par l’exil. Les parents ont quitté leur pays d’origine, mais n’y ont jamais vraiment renoncé. Et le fils, né en France, navigue entre deux cultures, deux langues, deux manières d’être au monde.

La Vie après Siham interroge ainsi la notion de « pays natal » : est-ce une terre, une langue, une mémoire ? Le film ne donne pas de réponse tranchée, mais il montre avec acuité combien le sentiment d’appartenance peut être en même temps flou et important pour les enfants de l’immigration. À travers les photos, les chants, les films, c’est tout un pan d’histoire commune entre l’Égypte et la diaspora copte en France qui affleure, en creux.

La dimension politique du film est d’ailleurs présente, mais toujours en arrière-plan. Il n’y a pas de discours militant, mais une attention constante à ce que signifie « être arabe », « être égyptien », « être français », quand ces identités sont vécues au croisement de plusieurs mémoires.

 

 

Une catharsis par le cinéma

Plus qu’un film de deuil, La Vie après Siham est un film de transformation. Il ne cherche pas à fixer le passé, mais à l’interroger, à en faire émerger un sens, parfois douloureux, parfois salvateur. La promesse faite à la mère devient ainsi une forme de contrat moral, que le réalisateur honore avec délicatesse, sans pathos, mais avec une sensibilité à fleur de peau.

Comme dans ses précédents films, Namir Abdel Messeeh n’a pas peur de l’autodérision, du doute, de l’imperfection. Il filme sa propre vulnérabilité avec une honnêteté rare. Et c’est cette vulnérabilité, pleinement assumée, qui touche et qui reste.

Le cinéma, pour lui, est un lieu d’élaboration du réel, un outil pour dire l’indicible, pour réparer les brèches intimes, pour faire le deuil — non pas en oubliant, mais en transformant l’absence en mémoire active. C’est aussi, peut-être, une façon de devenir père à son tour, en transmettant ce qu’on a reçu, ou ce qu’on a tenté de comprendre.

 

 

Un accueil chaleureux et une reconnaissance internationale

La projection du film à Cannes a réuni l’ensemble de l’équipe, y compris les producteurs égyptiens, dans une ambiance d’appréciation sincère et d’enthousiasme partagé, tant du public que des critiques. Ce succès s’inscrit dans une trajectoire déjà marquée par une reconnaissance importante en Égypte et dans le monde arabe.

La Vie après Siham a reçu en 2021 deux prix des sponsors du Cairo Film Connection, ART et Ergo, en soutien à de nouvelles voix cinématographiques dans le monde arabe. Cette aide a permis la production de ce documentaire remarquable qui a su capter l’attention des festivaliers cannois. Ce soutien institutionnel souligne l’importance de plateformes telles que le Cairo Film Connection dans l’accompagnement des projets ambitieux de la région.

Mohamed Sayed Abdel Rahim, responsable des Cairo Industry Days au Festival International du Film du Caire, a exprimé sa grande satisfaction quant à l’accueil chaleureux réservé au film lors de sa première : « Nous sommes extrêmement fiers de voir l’un des projets du Cairo Film Connection connaître un tel succès international et une telle reconnaissance dans un festival aussi prestigieux que Cannes. Cette réussite illustre l’importance du soutien aux jeunes talents arabes et met en lumière le rôle catalyseur du Cairo Film Connection pour les projets cinématographiques ambitieux. »

Cette réussite illustre également le rôle grandissant du Festival International du Film du Caire et de sa plateforme industrie dans le développement du cinéma arabe, en offrant à ses talents une visibilité sur les scènes internationales et en renforçant la présence des créateurs égyptiens et arabes dans les grands forums mondiaux.

Neïla Driss

 

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Cannes 2025 – Le Maroc mise sur l’avenir et la coproduction

22. Mai 2025 um 18:00

Au cœur de la 78ᵉ édition du Festival de Cannes, la présence marocaine s’affiche avec une cohérence et une ambition renouvelées. Pour la première fois, le Royaume du Maroc, à travers le Centre Cinématographique Marocain (CCM), installe un stand institutionnel au sein du Marché du Film, affirmant avec force une stratégie de rayonnement portée par les Hautes Orientations de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Cette participation marque un tournant pour le cinéma marocain, pensé comme levier de diplomatie culturelle et vecteur de visibilité internationale.

Le stand marocain, installé au cœur de l’effervescence professionnelle du Marché du Film, se veut plus qu’un simple espace d’exposition. Il est conçu comme une plateforme stratégique de rencontres, de valorisation et de structuration du secteur. Cinq films marocains y sont mis en avant, dont quatre projets projetés dans les salles du Marché : The Wound de Seloua El Gouni, La Dernière répétition de Yassine Fennane, Le Lac bleu de Daoud Aoulad-Syad, et Hôtel de la paix de Jamal Belmejdoub. Une présentation exclusive des premières images de The Black Pearl d’Ayoub Qanir, actuellement en cours de finalisation, complète cette sélection. Ces œuvres témoignent, chacune à leur manière, d’un dynamisme artistique et d’une diversité de regards qui incarnent l’évolution actuelle du paysage cinématographique marocain.

 

 

Lors de l’ouverture du stand, Abdelaziz El Bouzdaini a souligné que « le Marché du Film représente une plateforme stratégique pour les créateurs, les institutions et les partenaires. La présence du Maroc cette année reflète une volonté claire d’inscrire durablement notre production cinématographique dans les grands circuits de coopération et de diffusion ». Une déclaration qui inscrit cette initiative dans une stratégie de long terme, à la fois ambitieuse et structurée.

La présence marocaine à Cannes ne s’arrête pas au Marché du Film. Elle se déploie aussi dans les sélections officielles du Festival, affirmant la reconnaissance croissante des jeunes voix du pays. Le court-métrage L’Mina de Randa Maroufi figure à la 64ᵉ Semaine de la Critique, tandis que Boujloud de Rita Bousfiha-Lamotte est sélectionné aux AI Film Awards Cannes 2025. Deux œuvres qui traduisent l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes, aux écritures affirmées et à la portée déjà internationale.

Autre marque de rayonnement, deux longs métrages tournés au Maroc ont été retenus par le Festival : Sîrat de l’Espagnol Oliver Laxe, en compétition officielle, tourné dans le désert marocain avec une équipe technique locale, et 13 jours, 13 nuits de Martin Bourboulon, présenté hors compétition. Deux productions qui confirment à la fois l’attractivité du territoire marocain comme terre de tournage et l’expertise technique de ses professionnels. Cette double reconnaissance s’inscrit dans une politique volontariste de développement des infrastructures, de professionnalisation des équipes et de mise en valeur des paysages et savoir-faire marocains.

 

 

Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique plus large, où la culture devient outil de diplomatie et d’influence. Le Maroc sera en effet l’invité d’honneur de la 82ᵉ Mostra de Venise. Des discussions sont également en cours pour une présence marocaine à la Berlinale et au Festival international du film de Tokyo. Trois étapes majeures d’une stratégie qui entend faire du Royaume un acteur incontournable sur la scène cinématographique mondiale.

Cette stratégie d’internationalisation repose aussi sur un engagement clair envers les jeunes générations. Le 18 mai 2025, au Pavillon Marocain, un atelier de coproduction Maroc-France a été organisé par le CCM et le CNC, à l’occasion du premier anniversaire de l’accord de coproduction signé entre les deux pays. Cinq projets ont été sélectionnés parmi des candidatures de jeunes cinéastes marocains : La maison des anges de Jihane Joypaul, La piste de Mohcine Nadifi, Laissées pour compte de Kenza Tazi, Le champ de Mohamed Bouhari et Malik, un projet d’animation porté par Khalid Nait-Zlay.

Tous ces projets, portés par des réalisateurs ou réalisatrices en tout début de carrière, bénéficient à Cannes d’un accompagnement concret : rendez-vous professionnels personnalisés, rencontres avec des producteurs français, conseils pour l’élaboration de coproductions efficaces. Une démarche qui vise à soutenir le renouvellement générationnel du cinéma marocain et à inscrire les jeunes talents dans un cadre international dès la genèse de leurs projets.

La présence de Madame Rachida Dati, Ministre de la Culture de la République française, au Pavillon Marocain a ajouté à cet atelier une dimension institutionnelle forte. En rencontrant notamment les équipes de La maison des anges et de Malik, elle a réaffirmé l’engagement de la France en faveur de la coopération artistique avec le Maroc et souligné l’importance de ces échanges pour les industries culturelles des deux pays.

 

 

Au fil des initiatives, le Maroc esquisse ainsi les contours d’une politique culturelle ambitieuse et cohérente, fondée sur la valorisation de ses créateurs, l’ouverture aux partenariats, et l’ancrage de son cinéma dans les circuits internationaux de création, de diffusion et de coproduction. La présence à Cannes 2025, articulée autour d’une triple dimension – institutionnelle, artistique et pédagogique – incarne un tournant stratégique dans cette vision globale.

Mais au-delà des images, des chiffres et des présences, une question se pose désormais : cette politique d’exportation et de structuration saura-t-elle nourrir un écosystème interne durable, capable d’offrir aux créateurs marocains, au-delà des projecteurs cannois, les conditions d’une liberté artistique et d’une véritable autonomie de production ? Alors que s’ouvrent les prochaines échéances internationales, cette interrogation demeure au cœur des défis que le cinéma marocain devra relever pour affirmer pleinement sa place sur la carte mondiale du 7ᵉ art.

Neïla Driss, d’après communiqués
 

 

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Cannes 2025 – Les Golden Globes lancent leur prix du documentaire

21. Mai 2025 um 22:00

Eugene Jarecki reçoit le tout premier Prix Golden Globe Cannes du documentaire

Cannes a vu naître un nouveau prix cette année : le tout premier Cannes Golden Globe Prize for Documentary, remis par la Artemis Rising Foundation. Ce prix inédit a été décerné au cinéaste américain Eugene Jarecki, figure incontournable du documentaire engagé. Annonce faite lors d’un événement spécial organisé dans le cadre du Marché du Film, cette récompense souligne la volonté affirmée des Golden Globes et de la fondation Artemis Rising de mettre en lumière l’importance croissante du documentaire dans le paysage cinématographique contemporain.

Lauréat à deux reprises du Grand Prix du Jury au Festival de Sundance, plusieurs fois primé aux Emmy Awards et aux Peabody Awards, Eugene Jarecki voit ainsi consacrée une œuvre qui ne cesse d’interroger les fondements de la démocratie, les dérives du pouvoir et la complexité de l’histoire américaine. Son nouveau film, The Six Billion Dollar Man, a été présenté en avant-première mondiale le 21 mai à Cannes, marquant une nouvelle étape dans une filmographie réputée pour sa profondeur analytique et sa puissance émotionnelle.

 

 

Le jury du prix était composé de personnalités majeures du monde de l’image et de l’engagement artistique : Helen Hoehne, présidente des Golden Globes ; Regina K. Scully, fondatrice et directrice générale de la Artemis Rising Foundation, plusieurs fois récompensée pour son travail de mécénat ; Geralyn White Dreyfous, productrice oscarisée et cofondatrice de Impact Partners ; et l’actrice et productrice Tessa Thompson, connue pour son engagement et sa sensibilité artistique.

 

 

Dans leur déclaration commune, les membres du jury ont mis en avant la capacité de Jarecki à conjuguer les exigences du journalisme avec l’intuition du poète. « Ses films allient une analyse pénétrante à une audace constante, tout en restant empreints de compassion et d’empathie », ont-elles souligné. Elles ont salué sa volonté de « nous aider à élargir notre compréhension du bien et du mal » et son courage à « soulever le capot de la société pour révéler ce qui est en train d’être reconfiguré sans notre consentement ». Pour le jury, l’œuvre de Jarecki représente une invitation puissante à repenser nos perspectives et à défendre nos libertés fondamentales.

Tessa Thompson, qui a révélé le nom du lauréat lors de l’événement, a pris la parole pour souligner combien la quête de vérité constitue un combat exigeant. « Dans cette recherche acharnée de la vérité, nous ne devons jamais présumer que les gouvernements souhaitent nous en rapprocher. Le documentaire a ce pouvoir unique de montrer le coût humain de cette quête, les sacrifices consentis par celles et ceux qui s’y consacrent. Il est essentiel de continuer à fouiller, à interroger et à protéger la vérité, ainsi que celles et ceux qui s’en font les gardiens. »

Ce prix, dont la première édition à Cannes fait date, incarne une alliance forte entre les Golden Globes et la Artemis Rising Foundation, qui s’associent ici à Think-Film Impact Production pour défendre la place centrale du documentaire dans les combats culturels et politiques de notre époque. Ensemble, ces partenaires souhaitent promouvoir un cinéma qui ne se contente pas de documenter la réalité, mais qui la transforme, en influençant les lois, les mentalités et les politiques publiques.

Depuis sa création en 1944, la cérémonie des Golden Globes récompense les grandes réussites du cinéma et de la télévision. Au cours des trente dernières années, elle a permis de redistribuer plus de 55 millions de dollars à des causes liées à l’industrie du divertissement, allant des bourses d’études à la restauration de films, en passant par des actions humanitaires et des programmes d’accès pour les communautés marginalisées.

La Artemis Rising Foundation, sous la direction de Regina K. Scully, soutient depuis de nombreuses années des projets artistiques, éducatifs et médiatiques qui remettent en question les normes établies. Elle a notamment contribué à produire des films documentaires majeurs comme The Invisible War, The Hunting Ground, The Tale, Athlete A, ou encore Won’t You Be My Neighbor?. Chacun de ces films aborde, avec force et sensibilité, des enjeux de société cruciaux : agressions sexuelles, représentations genrées dans les médias, santé mentale, résilience, écologie ou justice sociale.

Quant à Think-Film Impact Production, la société européenne dirigée par Danielle Turkov Wilson, elle s’est imposée comme un acteur incontournable du cinéma d’impact. Co-initiatrice du programme impACT au Marché du Film de Cannes en 2021, elle a depuis étendu son action à la Mostra de Venise, avec la création du Collateral Impact Award. Parmi les films accompagnés par Think-Film figurent Navalny (Oscar et BAFTA du meilleur documentaire), Black Box Diaries (nommé aux Oscars et aux BAFTA), Dark Waters de Todd Haynes, ou encore le très attendu Facing War, qui suit les dernières années du secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg. Ce dernier a d’ailleurs marqué l’histoire en devenant le premier film non danois à ouvrir le festival CPH:DOX en 2025.

En créant ce prix, les Golden Globes et leurs partenaires entendent inscrire leur engagement dans la durée, en faisant de Cannes une tribune internationale pour celles et ceux qui, par l’image et la rigueur documentaire, œuvrent à une meilleure compréhension du monde. En distinguant Eugene Jarecki, ils honorent un cinéaste dont l’œuvre témoigne d’un humanisme intransigeant, doublé d’un profond respect pour la vérité – aussi dérangeante soit-elle.

Neïla Driss, d’après communiqué

 

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Cannes 2025 – « Un simple accident », un film de colère et d’humanité

20. Mai 2025 um 22:21

Présenté en compétition officielle au 78e Festival de Cannes, « Un simple accident » a bouleversé la Croisette. La projection s’est achevée sous une standing ovation longue et chaleureuse, l’une des plus émouvantes de cette édition. Ce film puissant, tendu, traversé par une rage sourde et une humanité bouleversante, pourrait bien figurer parmi les favoris pour la Palme d’Or.

Son auteur, Jafar Panahi, n’est pas un inconnu sur la scène cannoise. Réalisateur majeur du cinéma iranien, il y a remporté la Caméra d’or en 1995 pour Le Ballon blanc (Quinzaine des réalisateurs), le prix du Jury Un Certain regard pour Sang et Or en 2003, et son film Trois visages y a décroché le prix du scénario en 2018. Mais depuis plus de dix ans, son nom est aussi synonyme de résistance. Résistance à un régime qui a tenté de le réduire au silence, en lui interdisant de filmer, de voyager, ou de s’exprimer publiquement. Cela ne l’a jamais empêché de continuer à faire du cinéma, souvent en cachette, souvent avec des moyens de fortune, mais toujours avec cette nécessité vitale d’interroger son époque, sa société, et les souffrances de son peuple.

Un simple accident, comme nombre de ses précédents films, a été réalisé sans autorisation de tournage délivrée par la République islamique et les actrices du film ne portent pas toutes le hidjab, une transgression passible de lourdes peines en Iran.

Jafar Panahi a payé cher son insoumission : arrestations, assignation à résidence, interdiction de travail, et plusieurs peines de prison. Il est sorti récemment d’une incarcération de sept mois, mais lors de la présentation cannoise, il a tenu à rappeler que nombre de ses confrères et consœurs, en particulier les actrices, sont toujours emprisonnés ou réduits au silence, uniquement pour avoir défendu la liberté, la justice, ou simplement la vérité.

Sur scène, le cinéaste a dédié la projection de son film aux cinéastes iraniens, et plus particulièrement aux actrices « qui ne peuvent plus travailler parce qu’elles ont participé au mouvement de libération des femmes et contre le port obligatoire du voile ». Visiblement ému, il a évoqué sa propre détention, l’impossibilité de travailler librement en Iran, et la douleur de voir ses camarades dispersés dans le monde, souvent en exil, arrachés à leurs terres, mais continuant malgré tout à faire des films. Il a conclu avec cet espoir tenace : « Un jour, nous pourrons rentrer chez nous et filmer à nouveau dans notre pays. »

 

 

Dans Un simple accident, tout part d’un fait banal, presque anodin. Un père, sa fille, et une mère enceinte sont en voiture, la nuit. Soudain, ils heurtent et blessent un chien. La fillette reproche à son père de ne pas avoir freiné. Il se défend, dit que l’animal s’est jeté sous la voiture et que la route n’était pas éclairée. Une scène d’apparence ordinaire, mais qui contient déjà tous les éléments qui vont faire basculer le film dans un drame psychologique intense.

La voiture tombe en panne peu après. Est-ce à cause du choc ? On ne le saura jamais vraiment. Un homme tente de les aider, un autre les observe et commence à suivre la famille, discrètement. Le lendemain, cet homme enlève le père. Il s’apprête à le tuer, mais hésite. Est-il sûr de son identité ? Est-ce bien lui, cet ancien geôlier, cet homme qui l’a torturé en prison ? La question le hante. Il décide de le garder captif le temps de vérifier. Il fait alors appel à d’autres anciens prisonniers, eux aussi victimes du même bourreau, pour essayer de le reconnaitre.

Chacun apporte son témoignage. Il y a celui qui veut oublier, tourner la page, recommencer sa vie, celui qui réclame vengeance immédiate, celle qui ne parvient pas à surmonter les séquelles physiques et psychologiques de la torture… Le film avance par couches successives, chaque voix apportant une nuance, une douleur différente. Jusqu’à un face-à-face final entre le prisonnier et son ravisseur. La vérité éclatera-t-elle ? Ou est-ce simplement une autre projection de la mémoire brisée de ces hommes et femmes broyés par l’appareil répressif d’un État qui nie les libertés les plus fondamentales ?

Un simple accident n’est pas un film à suspense au sens classique du terme, même s’il en emprunte certains ressorts. C’est avant tout une réflexion sur la mémoire, la justice, la vengeance, et la possibilité (ou l’impossibilité) de la réconciliation. Jafar Panahi y tisse une métaphore lucide de la société iranienne, traumatisée par des décennies de répression. À travers les figures de ses personnages — l’enfant innocente, le père embarrassé, la mère silencieuse, les anciens prisonniers tiraillés entre oubli et revanche —, il déploie un tissu de récits individuels qui, mis bout à bout, forment une fresque collective de la douleur iranienne.

 

 

La mise en scène, sobre et tendue, accentue ce sentiment d’étouffement. Les plans serrés, les jeux d’ombre et de lumière, les silences, les cris, tout concourt à créer une atmosphère de doute permanent. Est-ce lui ? Est-ce le bon ? Peut-on croire sa mémoire ? Peut-on faire justice avec si peu de certitudes ? A-t-on le droit de se faire justice soi-même ? Et si on tue, ne devient-on pas comme ce bourreau?  Ce n’est pas la réponse qui importe, mais le chemin que chacun emprunte. Et au fil du film, les divers personnages évoluent.

Le film interroge aussi ce que signifie être un être humain face à la machine de l’État. Il oppose, de manière presque documentaire, les survivants et les bourreaux, les victimes et les complices, les résistants et les zélateurs. Il n’y a pas de manichéisme dans Un simple accident, mais une complexité morale vertigineuse. Chacun est confronté à ses choix, à ses douleurs, à son passé. Chacun essaie de comprendre ce qui lui est arrivé, et ce qu’il doit faire à présent.

Avec ce film, Jafar Panahi confirme qu’il est l’un des grands cinéastes du présent. Malgré les interdictions, les arrestations, les exils forcés, il continue à faire entendre la voix de ceux qu’on empêche de parler. Un simple accident est peut-être son œuvre la plus politique, et paradoxalement la plus humaine. Il nous rappelle que derrière les slogans, les lois et les censures, il y a des vies. Des existences abîmées, mais debout. Des hommes et des femmes qui, envers et contre tout, continuent à croire à la dignité.

À Cannes, ce cri a trouvé un écho. Le public du Grand Théâtre Lumière, debout, a longuement applaudi ce retour en grâce. Une Palme d’Or serait une reconnaissance éclatante, mais le film a déjà accompli bien davantage : il a touché les consciences. Avec une bouleversante simplicité.

Neïla Driss

 

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Cannes 2025 – Aisha Can’t Fly Away, autopsie d’une servitude

20. Mai 2025 um 18:24

En compétition dans la section Un Certain Regard de la 78ème édition du Festival de Cannes, Aisha Can’t Fly Away marque l’entrée très attendue du réalisateur égyptien Morad Mostafa dans le long métrage. Si son nom n’est pas inconnu à Cannes – plusieurs de ses courts métrages y ont circulé, notamment What We Don’t Know About Mariam (2021) ou encore I Promise You Paradise présenté à la Semaine de la Critique en 2023, où il a remporté le Rail d’Or  – c’est la première fois que Mostafa est sélectionné dans l’une des sections officielles du festival, avec un film qui confirme l’univers âpre et socialement engagé qu’il explore depuis ses débuts.

La première du film a eu lieu aujourd’hui. Sur scène, Morad Mostafa a tenu à remercier ses producteurs, son équipe, ses parents, ainsi que le cinéma égyptien, qu’il considère comme la matrice de son parcours. « C’est grâce au cinéma égyptien que je suis devenu réalisateur », a-t-il déclaré avec émotion. « Je suis fier de représenter l’Égypte avec mon film » a-t-il ajouté. Depuis la sélection du film Clash en 2016, aucun film égyptien n’avait fait partie de la sélection officielle.

 

 

Dans Aisha Can’t Fly Away, la caméra suit le parcours d’une jeune soudanaise, installée au Caire. Aisha, interprétée avec une grande sobriété par Buliana Simona, travaille dans une sorte d’agence de placement d’aides-soignantes et ménagères. Elle intervient chez des particuliers, souvent seuls et malades, où elle effectue des tâches ingrates : ménage, soins, assistance quotidienne. Ses journées sont répétitives, épuisantes, rythmées par de longs trajets en minibus et en métro. Le soir venu, elle regagne le quartier délabré où elle habite, dominé par un gang de voyous qui impose sa loi entre violence, trafic de drogue et racket. Le chef du gang lui offre un toit, mais à une condition : qu’elle l’aide au cambriolage des appartements où elle travaille. Aisha tente de résister, mais finit par céder, faute d’alternative.

Le film dresse un portrait sans fard de la précarité des femmes migrantes dans les grandes villes, victimes d’une exploitation silencieuse et d’une violence banalisée. La trajectoire de Aisha, prise dans l’engrenage d’un système oppressif, rappelle celle de l’héroïne de Plumes, le film égyptien d’Omar El Zohairy présenté à Cannes en 2021. Même univers d’aliénation et de misère : un environnement sale, vétuste, bruyant, sans échappatoire, et présence d’un volatile.

Une autruche apparaît dès les premières scènes. Elle rôde dans les lieux que fréquente Aisha : devant chez elle, chez le vieil homme malade dont elle s’occupe, au restaurant où travaille son ami. L’oiseau revient, silencieux, insistant, comme un double, un présage. Peu à peu, Aisha se transforme. Une étrange éruption cutanée apparaît sur son ventre, puis s’étend. Elle ne semble pas souffrir, mais son corps change, comme s’il absorbait, sous la peau, toute la violence accumulée. Et l’autruche, cet oiseau incapable de voler, devient l’allégorie parfaite d’Aisha : clouée au sol, incapable de s’élever, prisonnière d’un monde où chaque tentative d’émancipation est réprimée.

Tout, dans le film, renforce cette sensation d’étouffement : les couleurs ternes des vêtements de l’héroïne – gris, noir, brun –, l’insalubrité des lieux, la monotonie des repas (toujours les mêmes spaghettis à la sauce tomate), les gestes répétitifs. Aisha ne rit qu’une seule fois, lors d’une visite chez des amies où elle mange enfin un autre plat. Ce moment fugace contraste violemment avec le reste du récit. Même ses rares moments de réconfort – les repas offerts par son ami restaurateur, lui-même exploité – semblent englués dans la fatalité.

 

 

La scène la plus glaçante du film survient lorsque Aisha, harcelée par un client, demande à son patron de la retirer de la mission. Ce dernier refuse, banalise l’agression, et l’oblige à continuer. Aisha finit par céder à l’homme, contrainte de lui faire une fellation. À partir de là, la métamorphose s’accélère. Le corps de Aisha devient le terrain d’une mutation inexorable, métaphore d’une soumission qui s’inscrit dans la chair.

Certains spectateurs ont néanmoins reproché au film ses scènes les plus crues, notamment une séquence où Aisha, dans un moment de bascule, se transforme en cannibale et dévore littéralement son patron. Cette scène, violente et frontale, a suscité des réactions vives : plusieurs personnes avaient d’ailleurs quitté la salle à ce moment-là. Mais sincèrement, pourquoi pas ? À travers ces excès de violence, il est possible que le réalisateur ait voulu exprimer à quel point la situation d’Aisha est horrible, à quel point elle souffre, à quel point elle enrage et a parfois des envies de revanche. Ce recours à l’extrême n’est sans doute pas gratuit : il traduit une souffrance insoutenable, devenue monstrueuse, qui ne peut plus être contenue.

On pourrait également reprocher à Aisha Can’t Fly Away une certaine lenteur, voire quelques longueurs. Certaines scènes répétitives auraient gagné à être resserrées. Mais cette durée un peu excessive participe peut-être aussi à l’effet d’enfermement que le film cherche à transmettre : le temps, pour Aisha, ne semble jamais passer, et sa vie s’étire comme une prison sans fin. Ce léger excès de durée n’entame pas la force du film, mais aurait mérité d’être réajusté pour en renforcer encore l’impact.

Ce premier long métrage de Morad Mostafa, aussi éprouvant que maîtrisé, impressionne par la précision de sa mise en scène, la rigueur de son propos, la direction d’actrice sobre. L’approche quasi-documentaire du Caire et de ses quartiers pauvres ne souffre d’aucune exagération : la ville est filmée telle qu’elle est, crue, sans filtre. Et pourtant, le réalisme cède peu à peu la place à un onirisme discret, inquiétant, où le corps de Aisha devient la scène même du récit. Le film s’inscrit ainsi dans une lignée de récits de transformation où l’imaginaire sert à dire l’indicible, en assumant parfois une radicalité formelle, mais toujours au service du propos.

Avec Aisha Can’t Fly Away, Morad Mostafa signe un premier long métrage poignant, qui prolonge son travail sur les invisibles, les marginalisés, les opprimés. Dans ce conte social teinté de fantastique, il donne une voix – et un corps – à celles qu’on refuse de voir. Et même si Aisha ne peut pas voler, elle nous entraîne avec elle dans sa chute, lente, silencieuse, bouleversante.

Il est à noter que Aisha can’t fly away est coproduit par les tunisiennes Dorra Bouchouche et Lina Chaabane.

Neïla Driss

 
 

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Cannes 2025 – L’Égypte remporte le prix du meilleur design de pavillon

20. Mai 2025 um 11:00

Le samedi 17 mai 2025, au cœur du Village International du Marché du Film de Cannes, l’Égypte s’est distinguée en remportant le Prix du Meilleur Pavillon, décerné à l’issue de la quatrième édition des Pavilion Design Awards. Ce prix, de plus en plus convoité, vient couronner les efforts conjoints de plusieurs institutions cinématographiques égyptiennes, saluant leur capacité à transformer un espace éphémère en un véritable foyer de culture, d’histoire et d’innovation cinématographique.

Conçu comme un espace de rencontre et de rayonnement, le Pavillon égyptien a su séduire le jury par sa vision claire et ambitieuse. La distinction reçue — qui célèbre à la fois l’esthétique, la programmation et la dynamique de l’accueil — a été attribuée par un jury composé de Yi Chou, membre du programme Cannes Makers 2024, Elaine Guerini, critique de cinéma brésilienne, et Leticia Godinho, directrice adjointe du département business de Series Mania. Ensemble, elles ont visité 19 pavillons représentant une mosaïque de pays et d’institutions – du Maroc à l’Estonie, de la Tunisie à l’Institut Français – avant de désigner l’Égypte comme lauréate de cette édition 2025.

 

 

Une scénographie pensée comme un manifeste culturel

La réussite du pavillon tient à la force de sa scénographie, conçue et imaginée par Shereen Farghal, fondatrice et directrice de JY Studios. Au cœur de cette installation, l’exposition « Seven Egyptian Cities That Embraced Cinema (Sept villes égyptiennes qui ont embrassé le cinéma) » retraçait avec poésie et précision les liens étroits entre le septième art et l’urbanité égyptienne. Ce parcours offrait aux visiteurs un regard singulier sur la manière dont les villes égyptiennes ont porté, accueilli et façonné la cinématographie nationale au fil des décennies.

Mais au-delà de l’élégance esthétique et de l’inspiration historique, c’est l’ingéniosité fonctionnelle du pavillon qui a particulièrement retenu l’attention du jury. Le communiqué du Marché du Film souligne la présence d’une petite salle de projection intégrée au dispositif, pensée pour « raconter l’histoire du cinéma égyptien et affirmer sa place actuelle dans l’industrie ». Ce subtil « équilibre entre héritage et actualité » a incarné, selon les membres du jury, l’esprit même du prix : distinguer les pavillons qui ne sont pas de simples vitrines, mais de véritables plateformes vivantes de dialogue et de création.

Une organisation collective au service d’une ambition commune

Le Pavillon égyptien est né d’une collaboration étroite entre trois institutions majeures : le Festival International du Film du Caire, représenté par son président, l’acteur Hussein Fahmy, le Festival du film d’El Gouna, mené par Amr Mansi (directeur exéLeur coordination exemplaire a permis de donner corps à une vision partagée : offrir une expérience immersive qui dépasse le cadre promotionnel pour s’inscrire dans une dynamique de coopération professionnelle à long terme.

Dans une déclaration enthousiaste, Hussein Fahmy a salué cette reconnaissance en soulignant la cohérence d’un projet pensé dès le départ comme un lieu de rencontre entre le local et l’international. « Ce prix confirme l’excellence du Pavillon égyptien au Marché du Film », a-t-il affirmé, rappelant que « chaque activité, chaque interaction a été conçue pour valoriser la diversité des capacités cinématographiques de l’Égypte et favoriser des partenariats concrets avec les professionnels du monde entier ».

 

 

Des activités professionnelles stratégiques

Tout au long des neuf jours du Marché du Film, le Pavillon égyptien a accueilli une programmation dense et ciblée, incluant conférences, ateliers et présentations. Ces événements ont visé à renforcer les opportunités de coopération dans la région, à inciter les tournages internationaux à choisir l’Égypte comme destination, mais aussi à mettre en avant les talents émergents et confirmés du pays. L’espace a ainsi agi comme un levier de développement pour l’industrie cinématographique locale, en s’ancrant pleinement dans les logiques de réseautage du Marché.

Cette démarche stratégique s’inscrit dans une volonté affirmée de repositionner l’Égypte comme hub régional et international de la production cinématographique, tirant parti de son riche patrimoine, de ses ressources humaines et de ses infrastructures de tournage.

Une reconnaissance qui dépasse les frontières

Ce prix vient non seulement célébrer le Pavillon en tant que tel, mais aussi consacrer l’élan collectif d’un écosystème qui, depuis plusieurs années, multiplie les initiatives pour faire rayonner le cinéma égyptien au-delà de ses frontières. Pour Shereen Farghal, lauréate indirecte de cette distinction grâce à son travail de conception, l’émotion est palpable : « Cette reconnaissance reflète les efforts considérables de toute la communauté cinématographique égyptienne. Elle n’aurait pas été possible sans le soutien de nos partenaires et sans l’engagement des talents qui ont contribué au projet ».

C’est aussi cette synergie entre institutions publiques, festivals indépendants, artistes et professionnels qui confère à la démarche toute sa légitimité et sa singularité. À une époque où la diplomatie culturelle passe de plus en plus par les dispositifs événementiels, l’exemple du Pavillon égyptien 2025 pourrait faire école, en montrant qu’un stand, aussi éphémère soit-il, peut cristalliser de grandes ambitions nationales.

 

 

Vers une nouvelle ère de visibilité pour le cinéma égyptien ?

Le succès du Pavillon égyptien à Cannes s’inscrit dans un contexte de renouveau pour le cinéma du pays, qui cherche à reconquérir une place de premier plan dans le paysage cinématographique international. Cette récompense, loin d’être symbolique, pourrait servir de tremplin à de nouveaux projets, à des partenariats renforcés et à une plus grande circulation des œuvres égyptiennes dans les festivals et marchés du monde entier.

Elle invite aussi à réfléchir à la manière dont un pays peut se raconter à travers le prisme du cinéma, et comment l’architecture événementielle — lorsqu’elle est pensée avec cohérence — devient un vecteur puissant de narration nationale. En misant sur un récit à la fois ancré dans l’histoire et tourné vers l’avenir, l’Égypte a su séduire, émouvoir et convaincre, tout en affirmant sa volonté de jouer un rôle actif sur la scène cinématographique mondiale.

Dans un Marché du Film où les pavillons rivalisent de créativité pour capter l’attention, le triomphe de l’Égypte résonne comme un appel à l’excellence et à la vision partagée. Plus qu’un prix, c’est une invitation lancée au monde du cinéma : celle de (re)découvrir un pays dont le passé, le présent et l’avenir cinématographiques se conjuguent avec audace.

Neïla Driss

 

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Cannes 2025 – « Once Upon a Time in Gaza », la fable tragique et lumineuse des frères Nasser

19. Mai 2025 um 22:45

Dix ans après avoir foulé le tapis rouge de Cannes avec leur premier long métrage « Dégradé », présenté à la Semaine de la Critique, les frères jumeaux palestiniens Arab et Tarzan Nasser sont de retour sur la Croisette avec « Once Upon a Time in Gaza ». Un film d’une intensité rare, entre humour noir, réalisme cru et tragédie historique, porté par un souffle de révolte et de poésie. Présenté dans la section Un Certain Regard, le film a été ovationné à Cannes, confirmant l’empreinte singulière des deux cinéastes dans le paysage du cinéma palestinien et mondial.

Ancrée en 2007, l’intrigue de Once Upon a Time in Gaza se déroule au moment charnière de l’arrivée au pouvoir du Hamas, dans une bande de Gaza déjà asphyxiée par un blocus israélien de plus en plus sévère. C’est dans ce huis clos étouffant, saturé de pénuries, de funérailles, et de bombardements réguliers, que les deux frères tissent l’histoire d’une improbable amitié entre Yahya, jeune étudiant effacé, et Osama, dealer au cœur tendre qui tient une échoppe de falafels. Ensemble, ils montent un petit trafic de drogue caché dans les pains pitas, jusqu’à ce qu’un policier corrompu ne vienne tout bouleverser.

 

 

Mais Once Upon a Time in Gaza n’est pas seulement le récit d’un trafic de rue dans un territoire assiégé. C’est un film-miroir, un récit gigogne qui bascule soudain dans l’absurde quand Yahya est recruté pour tenir le rôle principal dans un film de propagande produit par le ministère de la Culture. Intitulé The Rebel, ce « premier film d’action à Gaza » devient alors un théâtre de l’absurde : Yahya ne sait pas jouer, les figurants palestiniens rechignent à incarner les soldats israéliens, et faute de budget, les comédiens tournent avec de vraies armes, parfois chargées. Le grotesque flirte alors avec le danger, dans un humour féroce qui ne masque jamais totalement la gravité du propos.

Cette mise en abyme renforce la portée politique du film. Car dans le scénario que Yahya est censé incarner, on découvre un autre Yahya, chef de la résistance, dont l’histoire et les répliques semblent répondre, aujourd’hui, aux discours occidentaux qui accusent systématiquement les résistants palestiniens de terrorisme. Impossible de ne pas penser à Yahya Sinwar, leader du Hamas, dont le prénom – coïncidence ? – est aussi celui du protagoniste. Ce jeu de doubles, entre fiction et réalité, entre les récits qu’on impose et ceux qu’on efface, donne toute sa profondeur au film.

 

 

Le choix de 2007 comme point de départ n’est pas anodin. C’est l’année du « tournant brutal », comme le décrit Arab Nasser. L’année de l’isolement total, de la punition collective, et du début d’une longue descente vers la destruction. Les scènes de la vie quotidienne à Gaza – les files d’attente absurdes pour obtenir un visa de sortie, les coupures de gaz, la séparation d’avec la Cisjordanie – résonnent cruellement avec l’actualité. À travers le parcours de Yahya, refusé à chaque tentative de quitter Gaza, par des refus arbitraires des autorités israéliennes, c’est toute une jeunesse enfermée dans une prison à ciel ouvert qui est dépeinte avec une infinie tendresse.

Le film, entièrement tourné en Jordanie, a été écrit et mis en scène avant le 7 octobre. Mais le réel a fini par le rattraper, et les frères Nasser ont choisi, avec pudeur, d’y intégrer quelques ajustements au montage. Ainsi, le film s’ouvre désormais sur un extrait de discours de Donald Trump, vantant le potentiel touristique de Gaza, qu’il imagine en riviera du Moyen-Orient. L’ironie tragique de ces mots donne le ton d’un film où les rêves les plus fous se heurtent aux murs les plus hauts.

Cette fable politique à l’humour grinçant est portée par un duo d’acteurs remarquables, qui donnent chair à des personnages en quête de dignité. Le film oscille entre burlesque et tragédie, entre western moderne et théâtre de l’opprimé. Il donne à voir des héros en creux, pétris de contradictions, ballottés entre fierté, instinct de survie et quête de reconnaissance.

Mais Once Upon a Time in Gaza ne se contente pas de dénoncer. Il raconte aussi, avec émotion, l’acharnement à vivre malgré tout. Cette force de vie traverse le film, dans les regards, les dialogues, les silences. Dans cette amitié entre Yahya et Osama, dans les rêves de cinéma qui surgissent au cœur du désastre, dans l’humour qui désamorce l’horreur, il y a quelque chose d’universel, une pulsation humaine que la guerre ne parvient pas à étouffer.

 

 

 

Après la projection, les frères Nasser sont apparus émus devant le public cannois. Et dans un geste fort, l’un d’eux a brandi son bébé dans ses bras. Fierté paternelle, certes, mais aussi symbole puissant de continuité et de résistance. À l’heure où leur famille subit les ravages de la guerre à Gaza, ce geste était tout sauf anodin. Il portait en lui l’affirmation que malgré la destruction, la vie continue, et que les générations futures sont là, vivantes, debout, prêtes à témoigner.

« Un jour, le génocide prendra fin », a lancé l’un des deux frères devant la salle. « Et les récits que l’on entendra seront une honte pour l’humanité. » Once Upon a Time in Gaza est l’un de ces récits-là. Un récit qui refuse la simplification, qui déjoue les catégories imposées, qui refuse de faire le tri entre drame et comédie, entre propagande et fiction, entre victime et héros. C’est un film sur le droit de raconter, sur la mémoire, sur le refus de l’effacement. C’est un acte de cinéma, mais surtout un acte de survie.

Neïla Driss

 

 

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Cannes 2025 – Deux Tunisiens récompensés aux Critics Awards for Arab Films

18. Mai 2025 um 14:52

Le 17 mai, en marge du 78e Festival de Cannes, l’Arab Cinema Center (ACC) a organisé la neuvième cérémonie des Critics Awards for Arab Films, sur la plage des Palmes. Pratiquement tous les professionnels du cinéma arabe présents à Cannes étaient là, parmi eux la grande star du cinéma égyptien et président du Festival International du Film du Caire Hussein Fahmy, notre fierté nationale Dhafer L’Abidine, le réalisateur palestinien Rashid Masharawi, le scénariste et producteur égyptien Mohamed Hefzy…

 

 

 

 

Le palmarès inclut cette année deux lauréats tunisiens : Adam Bessa, désigné Meilleur acteur pour son rôle dans Ghost Trail, et Amine Bouhafa, primé pour la Meilleure musique originale dans Aïcha de Mehdi Barsaoui.

Adam Bessa reçoit cette récompense pour la deuxième fois, après avoir été primé en 2023 pour son rôle dans le film tunisien Harka, déjà salué cette année-là dans la section Un Certain Regard. Quant à Amine Bouhafa, il remporte pour la quatrième fois le prix de la meilleure musique décerné par les Critics Awards.

La cérémonie s’est ouverte par la remise des Prix d’honneur pour l’ensemble d’une carrière critique à Ninos Mikelides (Chypre) et Erfan Rashid (Irak).

 

 

Le palmarès a été établi par 281 critiques de cinéma internationaux, réunis par l’Arab Cinema Center, en partenariat avec la plateforme Festival Scope. Les prix distinguent des films arabes sortis au cours de l’année écoulée, dans dix catégories.

Le cinéma palestinien est très présent cette année, avec quatre distinctions : le très beau Thank You for Banking with Us! de Laila Abbas reçoit les prix du Meilleur film et de la Meilleure réalisation, No Other Land est désigné Meilleur documentaire — un film qui a également remporté l’Oscar 2025 du meilleur documentaire — et l’étonnant et magnifique Upshot de Maha Haj, projeté en ouverture des Journées Cinématographiques de Carthage 2024, remporte le prix du Meilleur court métrage.

 

 

 

Palmarès complet des 9e Critics Awards for Arab Films :

  • Meilleur long métrage de fiction : Thank You for Banking with Us! – Laila Abbas (Palestine)
  • Meilleur scénario : Everybody Loves Touda – Nabil Ayouch & Maryam Touzani (Maroc)
  • Meilleure réalisation : Laila Abbas – Thank You for Banking with Us! (Palestine)
  • Meilleure actrice : Nisrin Erradi – Everybody Loves Touda (Maroc)
  • Meilleur acteur : Adam Bessa – Ghost Trail (France/Tunisie)
  • Meilleure musique originale : Amine Bouhafa – Aïcha (France/Tunisie)
  • Meilleur montage : Xoftex – Noaz Deshe & Felipe Guerrero (Roumanie/Colombie)
  • Meilleure photographie : Mostafa El Kashef – The Village Next to Paradise (Égypte)
  • Meilleur documentaire : No Other Land – Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor (Palestine)
  • Meilleur court métrage : Upshot – Maha Haj (Palestine)
  • Prix d’honneur pour l’ensemble de la carrière critique : Ninos Mikelides (Chypre), Erfan Rashid (Irak)

Avec cette neuvième édition, les Critics Awards for Arab Films s’inscrivent comme un rendez-vous annuel important dans la reconnaissance des talents du monde arabe, en marge du Festival de Cannes. D’ailleurs rendez-vous a été pris pour le premier samedi du Festival de Cannes 2026 !

Neïla Driss

 

 
 

 

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Cannes 2025 – Le cinéma palestinien sous les projecteurs

17. Mai 2025 um 19:00

C’est dans le cadre du Marché du Film du Festival de Cannes qu’a eu lieu une table ronde d’une intense charge émotionnelle : « Le cinéma palestinien sous les projecteurs ». Organisé par le Centre du Cinéma Arabe en collaboration avec le Palestine Film Institute, ce panel a mis à l’honneur une cinématographie en lutte, façonnée par l’exil, l’oppression et une quête permanente de mémoire. À travers les récits des intervenant·e·s, s’est dessiné un cinéma de résistance, mais aussi d’une richesse esthétique et narrative encore trop peu connue du grand public.

 

La modération était assurée par Melanie Goodfellow, correspondante internationale senior pour Deadline, qui a orchestré les échanges entre des figures majeures du paysage cinématographique palestinien. Dans la salle, on remarquait la présence de nombreux visages occidentaux — un contraste notable avec l’assistance majoritairement arabe du panel consacré la veille au cinéma égyptien. Un signe sans doute de l’écho international croissant que suscite la Palestine aujourd’hui, dans un contexte mondial marqué par une attention renouvelée à sa cause.

 

 

 

La productrice et réalisatrice May Odeh a ouvert les échanges par un témoignage saisissant sur les entraves physiques et bureaucratiques à la création cinématographique. « Si je voulais tourner un film avec des réalisateurs comme Elia Suleiman ou Hany Abu-Assad, qui ont la nationalité israélienne, je ne le pourrais pas, car je ne suis pas libre de mes mouvements à l’intérieur d’Israël », explique-t-elle. Productrice du film 200 mètres, qui traite justement des restrictions de circulation, elle décrit un quotidien de contrôles, d’autorisations arbitraires, de routes interdites. « J’ai des amis originaires de certaines régions de la Palestine que je ne peux voir qu’à l’étranger. » Et ce type de récit n’est pas isolé : elle évoque aussi le cas de la réalisatrice Najwa Najjar, qui avait dû attendre un mois en Jordanie pour obtenir le visa permettant à l’acteur principal de son film Eyes of a Thief de participer au tournage.

 

 

Cette entrave à la mobilité et à la création, Cherien Dabis l’a vécue de manière plus intime. Réalisatrice et actrice américano-palestinienne, elle raconte son premier voyage en Palestine, à l’âge de 14 ans. « J’ai grandi dans l’Ohio, aux États-Unis. On m’a toujours dit que j’étais palestinienne, mais tout cela restait abstrait. Quand nous sommes allés en famille en Palestine, avec ma petite sœur qui n’avait que deux ou trois ans, j’ai vu mon père, un homme digne, se faire humilier au point d’en rougir de honte. C’était un moment fondateur. » Elle évoque la découverte brutale d’une réalité dont elle connaissait les contours, mais qu’elle n’avait jamais vécue. « Mon cousin a été tué alors que j’avais cinq ans. On en parlait à la maison, mais là, j’ai vu la Palestine. J’ai compris ce qu’était la Nakba. J’ai compris que l’histoire de ma famille était une histoire de dépossession. »

 

 

Rakan Mayasi, lui, n’a jamais pu mettre les pieds en Palestine. Né et élevé en Jordanie, formé au Liban, il explique comment son cinéma est né d’une frustration, d’un vide identitaire. « C’est en réalisant Bonboné que j’ai vraiment commencé à comprendre les difficultés de faire des films palestiniens. Je voulais faire jouer Salah Bakri, mais il n’a même pas pu se rendre au Liban. La logistique, les visas, les refus, les interdictions… tout est un combat. Et c’est une lutte perpétuelle pour trouver des solutions. »

 

 

Le cinéaste Rashid Masharawi, présent lui aussi, a raconté une trajectoire marquée par la volonté de filmer envers et contre tout. Né dans un camp de réfugiés à Gaza, il n’a jamais cessé de documenter la vie quotidienne sous occupation, avec des moyens réduits mais une urgence vitale de témoignage. Il évoque notamment son dernier film, From Ground Zero, tourné dans des conditions extrêmes et pourtant parvenu jusqu’aux portes des Oscars 2025, en étant shortlisté dans la catégorie du meilleur documentaire. À travers ce film d’anthologie, des Gazaouis racontent leur quotidien dans les premiers jours de la guerre, avec une caméra comme seule arme, pour documenter l’indicible et porter la voix d’un peuple oublié. « Être sur la shortlist des Oscars, c’est important non pas pour moi, mais pour la Palestine. Cela signifie que notre voix commence, enfin, à être entendue. »

Pour lui, le cinéma palestinien est encore trop souvent dans la réaction plutôt que dans l’action. Or, leur patrimoine culturel est très riche, et les Palestiniens devraient œuvrer à le faire connaître, à faire entendre leur narratif.

 

 

La chercheuse et curatrice Rasha Salti a apporté, quant à elle, une perspective historique et esthétique, rappelant que le cinéma palestinien s’est construit dans la marge, souvent en dehors des normes classiques. « Les colons ont toujours voulu imposer un récit aux colonisés. Toujours — que ce soient les Anglais aux Indiens, ou d’autres — le cinéma palestinien, pour se débarrasser de ces règles, a dû inventer ses propres formes, casser les cadres. »
Elle revient également sur la manière dont les premiers films réalisés en Palestine, notamment par les Européens, ont contribué à forger une image biaisée. « Dès l’époque des frères Lumière, face à cette terre sacrée qu’est Jérusalem, les films montraient une terre vide, sacrée, déconnectée de la réalité. On n’y voyait jamais les écoles, les hôpitaux, les marchés, la vie réelle. Ils servaient à nourrir un fantasme orientaliste. »

Bien que toutes les histoires racontées par les Palestiniens soient dramatiques, ceux-ci ont su les décliner sous des formes très diverses. « Certains films sont drôles, d’autres poétiques… » En tant que programmatrice, elle évoque les réactions du public à New York, souvent surpris par la qualité artistique de ces œuvres. « Ce sont des films sophistiqués, profonds, qui suscitent des débats très riches. Il faut aussi apprendre à parler avec ceux qui ne sont pas d’accord, qui sont choqués, en colère. »

Elle insiste également sur l’importance de montrer ces films dans les camps de réfugiés, notamment au Liban. « Les spectateurs veulent revoir les villes qu’ils ont quittées et où ils n’ont plus le droit de retourner. Ils veulent aussi découvrir d’autres films arabes, car ils n’ont pas la possibilité de voyager. Le cinéma devient une forme d’évasion, mais aussi de transmission. »

Rasha Salti conclut en rappelant la place centrale de la poésie dans le cinéma palestinien. Les symboles y sont omniprésents : les oliviers, les clés, les maisons abandonnées… Autant de figures récurrentes d’un imaginaire bâti sur la perte, mais aussi sur la persistance.

En filigrane de ce panel dense, c’est toute une géopolitique de l’image qui s’est dessinée. Le cinéma palestinien, loin d’être cantonné à un rôle de témoignage, affirme aujourd’hui une voix esthétique forte, inventive, capable de toucher des publics divers… à condition qu’on lui ouvre enfin les portes.

Neïla Driss

 

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Cannes 2025 – Tourner en Égypte, mode d’emploi

16. Mai 2025 um 22:45

Au sein du Pavillon égyptien installé cette année au Village international du Marché du film du Festival de Cannes, un panel intitulé Filming in Egypt a suscité l’intérêt des professionnels présents sur la Croisette. Modérée par la productrice et réalisatrice égyptienne Marianne Khoury, la rencontre a permis d’aborder avec précision les possibilités, les atouts, mais aussi les limites de l’industrie du tournage en Égypte aujourd’hui. À travers les témoignages de producteurs ayant tourné récemment sur place, et les explications des représentants institutionnels, le panel a offert un éclairage rare sur l’ambition de l’Égypte de redevenir un hub régional pour les grandes productions internationales.

 

 

Un décor grandeur nature… et un effort gouvernemental structuré

Depuis des décennies, l’Égypte attire les productions étrangères, fascinées par ses paysages mythiques, ses monuments mondialement connus, et une culture visuelle immédiatement reconnaissable. Le pays a accueilli par le passé des films tels que La Mort sur le Nil, Fortunes of War, Malcolm X ou encore Transformers, qui ont tous profité d’un ancrage visuel fort et d’une richesse historique unique. Mais au-delà de l’image, l’enjeu est désormais de convaincre les producteurs que tourner en Égypte est une option non seulement attractive, mais aussi compétitive et bien encadrée.

Ahmed Badawy, directeur exécutif de la Egyptian Film Commission, a rappelé que l’organisme, créé en 2019, avait déjà facilité la mise en place de plus de 70 projets tournés sur le territoire. Il a surtout insisté sur la coopération nouvelle entre différents ministères et institutions publiques, qui ont été encouragés à travailler ensemble pour simplifier les procédures administratives, améliorer les délais de traitement des demandes et offrir un cadre rassurant aux équipes étrangères. Selon lui, l’Égypte ne veut pas seulement séduire par la beauté de ses paysages, mais aussi par la fluidité de ses processus, et la qualité de son infrastructure technique et humaine.

 

 

 

L’expérience de tournage racontée par une productrice américaine

Parmi les interventions marquantes, celle de Philippa Naughten, productrice du film américain Fountain of Youth, a donné le ton. Venue tourner en Égypte pour la première fois, elle a partagé sa surprise devant la qualité des décors naturels et la compétitivité des coûts. Selon elle, l’expérience a dépassé les attentes, tant sur le plan artistique que logistique. Elle a néanmoins souligné que, comparée au Maroc — qui reste une référence en matière de tournages internationaux — l’Égypte doit encore améliorer la fluidité des procédures administratives, un point sur lequel tous les intervenants ont insisté.

Ce qui fait la différence, selon elle, c’est le rôle de la Commission égyptienne du film, qui joue un rôle moteur dans l’accompagnement des productions et travaille en étroite collaboration avec les différents ministères et administrations du pays, pour simplifier les démarches et offrir un guichet unique aux équipes étrangères. Les délais d’obtention des autorisations de tournage ont ainsi été réduits à quatorze jours, mais uniquement pour les productions internationales, comme l’a précisé Marianne Khoury. Ce point reste problématique pour les producteurs locaux, qui n’ont pas encore accès aux mêmes facilités.

Une expérience humaine et professionnelle

Philippa Naughten a aussi évoqué le tournage en Égypte sous un angle plus personnel :« Sur le plan humain, ce fut une très belle expérience. Nous avons dû nous adapter à une autre culture de travail, mais aussi à des imprévus. Il a fallu parfois improviser, notamment lorsque certains équipements manquaient. Mais à chaque fois, les équipes égyptiennes ont fait preuve de créativité pour trouver des solutions. »

Elle a raconté avoir tourné pendant le Ramadan, un défi supplémentaire à gérer pour une production étrangère, mais aussi une richesse en termes de découverte culturelle. « Même si nous travaillions 12 heures par jour comme aux États-Unis, l’atmosphère était différente. Il a fallu comprendre le rythme local, et cela a été enrichissant.

Sécurité, infrastructures et fiscalité incitative

Outre l’intérêt artistique et patrimonial des sites égyptiens, le panel a mis en avant d’autres arguments de poids, à commencer par la sécurité et la stabilité logistique. La Commission a souligné que la cartographie complète des lieux de tournage est désormais disponible en ligne, accompagnée d’une présentation détaillée des infrastructures, des studios, des techniciens locaux et du soutien institutionnel.

Mais c’est aussi l’atout financier qui suscite l’intérêt des producteurs. L’Égypte propose un remboursement de 30 % des taxes, une mesure déjà en vigueur et qui constitue un levier important dans la compétition régionale. Le pays entend aller plus loin en mettant en place de nouveaux incitatifs fiscaux et des accords de coproduction. Comme l’a rappelé Marianne Khoury, cette politique vise à faire de l’Égypte non seulement un décor spectaculaire, mais aussi un pôle de production structuré et fiable.

Le cas Mr. Beast : l’impact d’un tournage viral

Autre exemple cité pendant le panel : celui de Mr. Beast, célèbre YouTuber américain dont le tournage en Égypte a eu un retentissement mondial. Ce projet n’a pas seulement généré des retombées touristiques immédiates, il a également permis à des millions de spectateurs, notamment jeunes, de découvrir ce que l’Égypte peut offrir en termes de paysages, de patrimoine et de potentiel narratif.

Selon les intervenants, l’effet d’entraînement de ce genre de projet est considérable, car il modifie la perception de l’Égypte auprès des créateurs de contenu et des plateformes. C’est un enjeu majeur pour la Commission du film, qui espère capitaliser sur cette dynamique pour diversifier les types de productions accueillies : cinéma, séries, publicité, contenus web.

Filmer l’Irak et les États-Unis… en Égypte

Autre témoignage marquant du panel : celui de Tamer Mortada, fondateur de Aroma Studio Groups et producteur exécutif du film Debriefing the President, un long-métrage international dont les scènes censées se dérouler en Irak et aux États-Unis ont en réalité été intégralement tournées en Égypte. Le film a également été post-produit sur place. « Ce type de projet montre que l’Égypte peut se substituer à d’autres lieux de tournage dans des contextes très divers, tout en assurant une cohérence visuelle et technique. »

Ce témoignage vient renforcer l’idée que le pays peut offrir bien plus qu’un simple décor : une expertise locale, une chaîne de production complète, et une capacité d’adaptation aux exigences de tournages internationaux.

Des intervenants engagés pour une relance durable

Outre Marianne Khoury, Ahmed Badawy, Philippa Naughten et Tamer Mortada, le panel réunissait également Amin El Masri et Xavier Dolleans, tous deux actifs dans le développement de projets entre l’Europe et le Moyen-Orient. L’ensemble des intervenants ont exprimé un désir commun : que l’Égypte ne soit plus perçue seulement comme un décor spectaculaire, mais comme un véritable partenaire de coproduction, capable d’assumer des projets de grande envergure, dans le respect des standards internationaux.

Ce panel Filming in Egypt a parfaitement rempli sa mission : clarifier les possibilités réelles offertes par le pays, rappeler les efforts récents pour fluidifier les processus, et donner la parole à ceux qui y ont déjà tourné, avec succès. Une démonstration par l’exemple qui pourrait bien convaincre d’autres équipes de poser leurs caméras au bord du Nil.

Neïla Driss

 
 
 
 

 

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Cannes 2025 – L’Égypte, nation phare du cinéma arabe : retour sur un panel ambitieux

15. Mai 2025 um 18:00

A l’occasion du 78ᵉ Festival de Cannes, le Centre du Cinéma Arabe a organisé un panel au Palais des Festivals et des Congrès, intitulé « L’Égypte, nation phare du cinéma arabe », dans le cadre de ses nombreuses activités visant à mettre en lumière les dynamiques cinématographiques de la région. Modéré par Nick Vivarelli, correspondant pour l’Italie et le Moyen-Orient chez Variety, ce rendez-vous a rassemblé plusieurs figures emblématiques du cinéma égyptien contemporain, autour de la place historique et de l’avenir de cette cinématographie majeure dans le monde arabe : la légendaire actrice Yousra, l’acteur Hussein Fahmy, le jeune réalisateur Morad Mostafa, le dirigeant de l’Egypt Film Commission Ahmed Badawi, la productrice Sawsan Yusuf, et l’entrepreneur culturel Amr Mansi. Tous ont esquissé, chacun à sa manière, une fresque vivante du cinéma égyptien, entre héritage et renouveau.

 

 

Le panel s’est ouvert par un rappel de ce qu’a été l’âge d’or du cinéma égyptien, présenté comme un socle fondateur pour toute l’industrie cinématographique arabe. Un bref survol historique a permis de souligner le rôle précurseur de l’Égypte dans la production, la distribution et la formation artistique dès le début du XXᵉ siècle, lorsque ses studios, ses stars et ses scénaristes faisaient du Caire le Hollywood du monde arabe. Cette introduction a posé les bases du dialogue, ancrant les échanges dans la longue durée d’un héritage aussi prestigieux que complexe.

Yousra : une voix générationnelle entre passé glorieux et chocs modernes

Dès sa prise de parole, Yousra a évoqué l’audace comme moteur du renouveau artistique. Pour elle, si l’Égypte a longtemps été le cœur battant du cinéma arabe, elle garde aujourd’hui une vitalité nourrie par sa capacité à affronter des sujets sensibles. « Nous avons encore le courage de parler de tous les sujets », a-t-elle affirmé, revendiquant une volonté de briser les tabous dans ses choix artistiques. Elle évoque avec fierté son dernier film, réalisé par un jeune cinéaste, qu’elle qualifie de « choc » : une œuvre pensée pour réveiller un public trop absorbé par les écrans et les réseaux sociaux. « Mon film est out of the box », a-t-elle insisté, confiante dans la capacité du cinéma à provoquer une prise de conscience.

Pour moi, cette affirmation selon laquelle le cinéma égyptien pourrait aujourd’hui aborder tous les sujets reste discutable. Il est en réalité très difficile, à l’heure actuelle, de traiter de certains thèmes sensibles dans le contexte égyptien, non seulement en raison de la censure institutionnelle, mais aussi en raison du conservatisme croissant et de la pression exercée par la société. En Égypte, toute personne peut, en effet, porter plainte contre un film ou une œuvre jugée contraire à la morale, aux bonnes mœurs ou à la religion. La liberté qu’avait autrefois le cinéma égyptien, notamment à l’époque de Youssef Chahine ou même jusque dans les années 1990, semble bien loin. En revanche, sur le plan formel, Yousra a raison : de nombreux jeunes cinéastes osent aujourd’hui des approches nouvelles, décalées, parfois radicales. Le film Plumes de Omar El Zohairy, présenté à la Semaine de la Critique en 2021, en est un exemple fort, par son ton absurde et son regard critique, qui s’est pourtant heurté à une vive polémique en Égypte et qui n’y a pas été distribué, malgré les prix récoltés à l’échelle internationale.

Yousra a également souligné la relation unique qu’entretiennent les stars égyptiennes avec leur public. Cet attachement, qu’elle décrit comme « un amour inconditionnel », repose selon elle sur la durée, la confiance et la capacité à surprendre. Elle se dit fière d’avoir été un repère pour les nouvelles générations d’artistes, notant que « 90 % des jeunes artistes actuels ont travaillé avec elle à leurs débuts ».

Enfin, elle a rendu un hommage appuyé à Youssef Chahine, dont elle fut l’une des muses. Youssef Chahine, rappelle-t-elle, « voulait montrer notre cinéma au monde entier » et a multiplié les participations à Cannes. Mais si la relève tente aujourd’hui de suivre ses pas, Yousra le reconnaît avec lucidité : « C’est très insuffisant. »

Hussein Fahmy : mémoire vivante du cinéma égyptien et engagement présidentiel

L’acteur Hussein Fahmy, aujourd’hui président du Festival international du film du Caire (CIFF), a livré une intervention empreinte d’un attachement profond à l’histoire du septième art égyptien. « Le cinéma égyptien existe depuis l’invention du cinéma, depuis les frères Lumière », a-t-il rappelé, revendiquant une continuité artistique ininterrompue.

Formé à la mise en scène, il a d’abord réalisé avant de devenir acteur, convaincu que « c’est la star qui transmet, qui est aimée du public ».

En tant que président du CIFF, il a défendu l’idée de la compétition comme stimulant artistique. Il estime que la rivalité avec le festival du film d’El Gouna est bénéfique : « Cela nous pousse à rester jeunes, à garder un esprit jeune… Cela nous booste. » Il a notamment insisté sur les efforts déployés pour attirer la jeunesse au CIFF, en sortant le festival de ses lieux traditionnels comme l’Opéra du Caire et allant dans les salles de cinéma de la ville du Caire et banlieues, et en proposant des tarifs accessibles aux étudiants. Cette volonté d’ouverture va de pair avec une stratégie de renouvellement du public.

Mais Hussein Fahmy a aussi exprimé des réserves sur les compétitions peu constructives entre les festivals de la région. Il regrette une forme de concurrence désorganisée, liée à la proximité des dates : « Nous nous battons pour voir les mêmes films, pour avoir les meilleurs jurys, cela fait monter les prix… C’est dommage. » Enfin, il a tenu à rappeler que l’hégémonie historique de l’Égypte dans le cinéma arabe repose sur une structure industrielle solide : « Nous avons nos studios, nos stars… Aucun autre pays arabe n’a fait de même. »

 

Cannes 2025 – Les acteurs Hussein Fahmy et Yousra

 

Amr Mansi : Le Festival du Film d’El Gouna, un festival né par hasard devenu acteur stratégique

Le témoignage d’Amr Mansi, cofondateur du Festival d’El Gouna, a apporté un regard différent, plus entrepreneurial. Ancien joueur de squash professionnel, il raconte comment l’idée du festival est née après le succès d’un tournoi sportif à la ville d’El Gouna. La famille Sawiris et l’actrice Bushra ont perçu alors un potentiel inédit. Cinéphile passionné, Mansi affirme n’avoir « jamais raté une sortie de film à Alexandrie sa ville ». Il voit dans le festival du Film d’El Gouna un levier de transformation : « Ce festival a aidé le cinéma égyptien, mais bien plus : il a changé les habitudes de management, y compris dans l’événementiel. »

Il observe aussi un changement de posture dans les relations entre les partenaires : « Au début, ils discutaient de la place de leurs logos ; aujourd’hui, ils veulent s’impliquer dans nos projets et sont devenus nos partenaires. » Son ambition actuelle : attirer des entrepreneurs pour qu’ils deviennent investisseurs dans l’industrie du film, et ainsi bâtir un écosystème durable autour du cinéma.

Morad Mostafa : une voix indépendante, entre regard étranger et reconnaissance locale

Morad Mostafa a évoqué Aisha Can’t Fly Away, son nouveau film présenté cette année en compétition dans la section Un Certain Regard. Il a insisté sur l’importance de la sincérité dans le regard qu’il porte sur son sujet : l’histoire d’une jeune migrante éthiopienne au Caire, confrontée à l’attente, à la peur et à l’injustice. « Je voulais explorer la société égyptienne à travers les yeux d’une étrangère », dit-il. Pour cela, il a choisi de tourner dans de véritables lieux, en suivant le quotidien d’Aisha, et de confier le rôle principal à une actrice non-professionnelle d’origine éthiopienne. Cette attention au réel, à la vérité du contexte, illustre à quel point un film peut toucher juste lorsqu’il reste fidèle à sa réalité propre. Le réalisateur indépendant rappelle aussi la nécessité de trouver une voix originale face à des thèmes déjà abordés par des cinéastes occidentaux. Son premier film, auto-produit, a connu un succès important, lui ouvrant les portes de la coproduction internationale.

Par ailleurs, pour lui, le paysage est en train de s’ouvrir en Égypte : « Aujourd’hui, il y a beaucoup de supports et d’opportunités pour les jeunes. » Son expérience incarne à la fois les défis et les possibles d’un cinéma indépendant en quête de reconnaissance locale et internationale.

Sawsan Yusuf : équilibre entre exigence artistique et succès populaire

Productrice et fondatrice de Bonanza Films, Sawsan Yusuf revendique un modèle qu’elle qualifie d’équilibré : « Nous faisons les films que nous aimons, mais nous cherchons aussi à plaire au box-office. » Co-productrice du film Aisha Can’t Fly Away avec Morad Mostafa, elle défend un cinéma enraciné, à la fois local et universel : « Lorsqu’on fait des films avec sa propre authenticité, les gens le sentent, et ces films marchent. »

Elle n’hésite pas à pointer les limites de certaines coproductions internationales, en particulier lorsqu’elles imposent des conditions de tournage éloignées du projet initial. « Je préfère tourner chez nous, dans notre propre pays », affirme-t-elle. À ses yeux, l’identité visuelle et narrative d’un film repose avant tout sur un ancrage géographique et culturel fort, qui ne saurait être sacrifié pour des considérations extérieures.

Cette réflexion fait écho à une conviction que je partage pleinement. L’authenticité, lorsqu’elle naît d’un ancrage sincère dans une réalité locale, devient paradoxalement le vecteur le plus puissant d’universalité. En vérité, l’humain est le même partout. Mais le public, qu’il soit arabe, européen ou d’ailleurs, est sensible aux récits vrais, enracinés, porteurs d’une identité propre, à condition qu’ils évitent l’écueil du folklore. C’est une idée que j’ai d’ailleurs développée il y a quelques années dans un article intitulé Le cinéma arabe à la conquête du public européen ?

 

Cannes 2025 – Sawsan Yusuf et Morad Mostafa

 

Ahmed Badawi : l’ouverture aux tournages étrangers comme stratégie nationale

À la tête de l’Egypt Film Commission, Ahmed Badawi a présenté les mesures concrètes mises en place pour attirer les tournages étrangers en Égypte. L’objectif, selon lui, est de répondre au mieux aux attentes des productions internationales, y compris les plus exigeantes. Il cite ainsi l’exemple d’une autorisation exceptionnelle accordée pour l’importation de grandes quantités de fausses armes destinées à un tournage, ou encore l’usage d’hélicoptères militaires au pied des pyramides.

Le gouvernement, affirme-t-il, « fait énormément d’efforts pour permettre à ces gros projets de venir chez nous ». Ces efforts se traduisent notamment par des incitations financières : des ristournes pouvant atteindre 30 % sur les taxes appliquées aux services, et des tarifs préférentiels sur les hébergements proposés aux équipes étrangères.

Mais au-delà des avantages économiques, Ahmed Badawi insiste aussi sur les atouts intrinsèques du pays. « Nous avons une grande diversité géographique, une grande infrastructure, des entreprises de production… », rappelle-t-il, soulignant que l’Égypte dispose d’un écosystème complet capable de répondre aux besoins des productions de grande envergure.

Dans cette perspective, il défend une stratégie résolument compétitive à l’échelle régionale, visant à faire de l’Égypte un hub incontournable pour les tournages internationaux.

Une vitalité plurielle, un avenir en construction

Ce panel, à la fois institutionnel, artistique et entrepreneurial, a montré à quel point l’Égypte continue d’incarner une puissance cinématographique majeure dans le monde arabe. Entre transmission générationnelle, renouveau de la production indépendante, professionnalisation des festivals et stratégies économiques nationales, le pays affirme une volonté collective de reprendre sa place sur la carte mondiale du cinéma. Un chemin complexe, entre mémoire et transformation, que le Festival de Cannes a permis d’entendre dans toute sa diversité.

Neïla Driss

 

 
 
 
 

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Cannes 2025 : Christopher McQuarrie et Tom Cruise, une passion du cinéma partagée

15. Mai 2025 um 10:45

Scénariste et réalisateur américain, Christopher McQuarrie s’est imposé comme l’un des maîtres contemporains du récit sous tension, peuplé de personnages ambigus et de structures narratives complexes. Révélé en 1995 avec The Usual Suspects, qui lui vaut l’Oscar du meilleur scénario, il poursuit une carrière singulière, passant progressivement de l’écriture à la mise en scène. Il signe notamment Way of the Gun en 2000, avant de devenir l’un des collaborateurs les plus fidèles de Tom Cruise. Ensemble, ils ont réalisé onze longs-métrages, dont plusieurs volets de la saga Mission: Impossible. En 2025, McQuarrie revient sur la Croisette à l’occasion de la présentation hors compétition de Mission: Impossible – Dead Reckoning, Partie 2, dans le cadre de la 78e édition du Festival de Cannes.

Le matin de la première, une rencontre exceptionnelle rassemble un public nombreux venu écouter le cinéaste. À la surprise générale, Tom Cruise en personne rejoint la scène en cours de discussion, offrant un moment suspendu, entre confidences professionnelles et complicité cinéphile.

 

 

 

Dès les premiers échanges, le modérateur rappelle que McQuarrie n’en est pas à sa première apparition à Cannes. Ce rappel ouvre la voie à une réflexion sur un parcours façonné par une interrogation centrale : pourquoi les personnages moralement ambigus du cinéaste suscitent-ils autant d’attachement ?

« On me parle souvent d’ambiguïté morale, mais moi, je crois que mes personnages savent parfaitement où se situe l’éthique », explique McQuarrie. « Le problème, c’est que je ne parle jamais de leur passé. Je les saisis dans le moment présent, ce qui fait qu’il y a toujours un flou en ce qui concerne leur personnalité. » Cette manière d’aborder l’écriture ne relève pas d’une stratégie : elle est viscérale. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours raconté des histoires. Les films que j’ai vus en grandissant m’ont formé. Ils m’ont donné ce goût pour la comédie noire. C’est dans mes veines. » Parmi ses références majeures, il cite spontanément Clint Eastwood, dont les films ont profondément marqué son adolescence.

À propos de The Usual Suspects, devenu au fil du temps un classique du polar, McQuarrie tient à rappeler que le succès n’a pas été immédiat. « C’est la vidéo qui a tout changé. Les gens se passaient les cassettes, c’est comme ça que le film est devenu culte. » Ce destin en différé lui inspire une réflexion plus large sur les mutations du paysage cinématographique : un film peut rencontrer son public bien au-delà des circuits traditionnels, à condition qu’il s’en donne le temps.

Cette remarque l’amène à évoquer les bouleversements de l’industrie actuelle, où de jeunes cinéastes se retrouvent, parfois trop tôt, à la tête de projets démesurés. « Dès qu’ils réalisent un court métrage qui a du succès, on essaye de les récupérer, on leur confie aussitôt des budgets énormes, et ça les écrase. Moi, j’ai dû gravir les échelons. J’ai travaillé comme scénariste, coproducteur, j’ai fait un peu de tout. C’est comme ça que j’ai appris. » Il illustre cette lente montée en compétence par une image saisissante : « Écrire, c’est pousser un rocher en haut de la montagne. Réaliser, c’est dévaler la montagne en courant alors que le rocher roule derrière vous et le retenir pour qu’il ne tombe pas. »

Depuis la pandémie de Covid-19, il observe une tendance préoccupante : la disparition des films de taille moyenne au cinéma, au profit des blockbusters ou des productions destinées aux plateformes. « Le streaming peut être un refuge, parce qu’il n’y a pas cette obsession de la première semaine. Mais je reste persuadé que ce qu’on apprend de ses erreurs est précieux. » Il cite deux exemples inspirants : Top Gun: Maverick et Anora de Sean Baker. « Sean s’est battu pour que son film sorte en salle, et il a fini par faire 75 millions d’entrées. » Ce succès, souligne-t-il, ne devrait pas être perçu comme concurrentiel mais complémentaire. « Il ne faut pas que les films se concurrencent, mais qu’ils coexistent. Même les gros films n’attirent qu’un type de public spécifique. Idéalement, on irait voir Top Gun pour que Anora puisse exister. »

Cette vision inclusive du cinéma va de pair avec une préoccupation plus vaste : celle de la mémoire collective. « Quand j’ouvre Netflix, j’aimerais qu’ils mettent en valeur le patrimoine. Beaucoup pensent que l’histoire du cinéma commence avec Star Wars. Ça m’inquiète. »

La complicité avec Tom Cruise apparaît alors comme un rempart face à ces inquiétudes. Depuis leur première collaboration, une alchimie rare s’est installée entre les deux hommes. Une relation fondée sur une passion commune, un même sens de la rigueur et de l’engagement. « Ce qui nous unit, c’est notre amour du cinéma », résume McQuarrie. « Tom est toujours en train d’apprendre. Il veut comprendre. Et il laisse les réalisateurs faire leur travail. »

 

 

Lorsque Cruise entre en scène, l’échange gagne en intimité. L’acteur évoque son rapport instinctif au scénario : « Quand je lis un script, je le vois, je l’entends. C’est ce qui me permet de savoir comment jouer, comment raconter. » Il rend hommage à McQuarrie, « qui n’écrit pas juste pour moi ou pour l’acteur, mais pour le film. Il sait parler aux acteurs, il s’adapte à ce qu’ils révèlent d’eux-mêmes. C’est ça, l’art de faire un film. »

Tous deux insistent sur l’importance cruciale de la préparation. « Tant qu’on n’a pas trouvé les acteurs, le scénario n’est qu’un vaisseau vide », dit McQuarrie. Chaque rôle doit être investi par celui qui l’incarne, nourri par son interprétation. Cruise poursuit : « Je fais tout moi-même. Je m’implique dans chaque détail. Il ne s’agit pas juste de dire des répliques. Il faut trouver le ton juste, donner vie au film. »

Le dialogue dérive alors naturellement vers les scènes d’action, marque de fabrique de leur collaboration. Pour McQuarrie, une bonne scène d’action repose d’abord sur la clarté visuelle. « Ce n’est pas juste du spectacle. C’est du lien émotionnel. Quand on ne comprend plus qui est où, on décroche. »

Cruise, de son côté, insiste sur l’endurance et la discipline que nécessitent de tels tournages. « Il y a tellement de détails, de plans rapprochés. Il faut comprendre comment tout assembler. C’est une discipline. Et Christopher dirige tout ça comme une horloge suisse. »

Mais au-delà de la logistique impressionnante, c’est l’émotion qui reste le moteur de leur travail. « Ce n’est pas pour les cascades que ces films existent, dit McQuarrie. C’est parce qu’il y a une vie émotionnelle. » Il révèle même que l’idée la plus extravagante du film est née… d’une vidéo TikTok. « J’avais vu une vidéo, je l’ai montrée à Tom. Il m’a dit : on va le faire. J’ai dit : tu ne vas quand même pas faire ça ? Il m’a dit si. Et nous l’avons fait »

Tom Cruise conclut la rencontre sur une note presque intime : « Depuis tout jeune, j’ai appris la discipline. Comprendre la caméra, la lumière, le son… Et Christopher réussit à mettre tout cela en ordre. Mais même avec toute la préparation du monde, il reste une part d’imprévu. »

 

 

Ce dialogue rare entre un réalisateur discret, méthodique, et une star hyperactive et passionnée a offert au public cannois un moment de cinéma authentique, chaleureux et exigeant. Il a rappelé que la réussite d’un film d’action ne tient pas seulement à ses prouesses techniques, mais à l’émotion qui l’anime. Et que lorsque deux amoureux sincères du septième art se rencontrent, ils peuvent, ensemble, faire naître des œuvres à la fois spectaculaires et profondément humaines.

Mission Impossible : Dead Reckoning, Partie 2 sort dans nos salles tunisiennes le 17 mai 2025.

Neïla Driss

 

 

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Cannes 2025 : Cent ans après, Chaplin illumine la Croisette

14. Mai 2025 um 20:00

C’est un moment d’histoire qu’a vécu la Croisette. Un siècle après sa première projection en 1925, « La Ruée vers l’or (The Gold Rush) » de Charlie Chaplin est revenu sur grand écran dans une version restaurée, présentée en avant-première mondiale dans le cadre prestigieux de la section Cannes Classics du Festival de Cannes. La projection exceptionnelle s’est tenue en pré-ouverture, ce mardi 13 mai 2025 à 15h, dans la salle Debussy.

Une salle comble pour une œuvre centenaire

Fait assez étonnant pour un film aussi ancien, disponible en ligne depuis longtemps, la salle était archicomble. Un public de tous âges, mêlant passionnés et curieux, s’était donné rendez-vous pour assister à la renaissance d’un monument du cinéma mondial. Thierry Frémaux est monté sur scène pour présenter la séance, entouré de plusieurs invités de marque : Gian Luca Farinelli, directeur de la Fondazione Cineteca di Bologna, Arnold Lozano, directeur de Roy Export SAS, ainsi que deux descendants de Charlie Chaplin, une petite-fille et un petit-fils du cinéaste.

Avant la projection, Thierry Frémaux a rappelé l’importance de cet événement et a donné la parole à ses invités.

La petite-fille a salué le public avec émotion, évoquant la fierté que son grand-père aurait ressentie en voyant ce film célébré cent ans plus tard à Cannes. Son frère, Charles Spencer Chaplin, a quant à lui rappelé l’ampleur de la production de La Ruée vers l’or — la plus importante de son grand-père à ce jour — en évoquant les décors spectaculaires construits à l’époque, devenus une véritable attraction touristique : des montagnes, des tonnes de neige… en réalité, des tonnes de farine ! Il a également exprimé son émotion devant une salle comble réunie pour ce moment unique.

Une restauration minutieuse et mondiale

Arnold Lozano a lui aussi pris la parole : « J’ai la grande chance et le grand honneur de gérer les films et les archives de la famille Chaplin, au nom de la famille Chaplin. Merci d’être là. Cent ans de La Ruée vers l’or, cent ans de Charlot, et le Festival de Cannes nous donne une belle visibilité. Nous allons pouvoir partager l’art de Chaplin avec le plus grand nombre. Comme Spencer le disait, Chaplin avait construit des décors en Californie, avec du sel et de la farine. Mais il avait d’abord commencé à tourner dans les montagnes de la Sierra Nevada, où il faisait bien trop froid. Il a finalement choisi de retourner dans ses studios pour terminer le film. Avec cette restauration 4K, vous allez pouvoir faire la différence entre la vraie neige et la fausse. Merci… et vive Charlot ! ». Puis il a ajouté : « Près d’un an et demi de travail acharné ont été nécessaires pour aboutir à cette restauration, qui sera projetée dans près de 70 pays à partir du 26 juin 2025, date exacte de la première projection de 1925. Plus de 500 salles dans le monde participeront ainsi à cet hommage planétaire ».

 

 

Un film toujours aussi actuel

Gian Luca Farinelli a, quant à lui, tenu à souligner à quel point ce film restait pertinent aujourd’hui : « C’est un film qui a 100 ans, mais qui parle encore d’aujourd’hui. Il parle de cupidité, du désir d’argent… c’est aussi un film sur le présent. Il a eu deux vies : la première lors de sa sortie en 1925, et une seconde quand en 1942 Chaplin a remonté une version sonorisée, dans laquelle il a coupé, changé des choses, et même jeté certains morceaux du film». Il a poursuivi en revenant sur le processus de restauration :« En 1993, une première restauration de la version de 1925 a été tentée, mais c’était très compliqué car Chaplin avait fait disparaître toutes les copies d’origine. Il n’en restait aucune, ni aux États-Unis, ni ailleurs dans le monde. Nous avons donc mené une enquête minutieuse, en consultant de nombreuses archives. Nous avons retrouvé des fragments ici et là : à New York, à Londres, en Catalogne, et même grâce à un collectionneur japonais… c’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui. »

Préserver et transmettre les chefs-d’œuvre

Thierry Frémaux, quant à lui, a demandé à la salle combien de spectateurs avaient déjà vu le film. À sa grande surprise, ils étaient très nombreux à ne l’avoir jamais vu. Ce constat en dit long sur la disparition progressive de ces œuvres pourtant fondatrices dans la mémoire collective. Et c’est justement pour cela que des sections comme Cannes Classics existent. C’est aussi la mission des cinémathèques et des festivals consacrés au patrimoine : préserver et transmettre les films qui façonnent notre héritage cinématographique.

 

 

Un choc émotionnel sur grand écran

Pour ma part, cette projection a été profondément émouvante. Bien sûr, je connaissais le film, que j’ai vu plusieurs fois à la télévision lorsque j’étais enfant. Mais le revoir ainsi, sur grand écran, dans une version restaurée, m’a bouleversée. J’y ai retrouvé les émotions de l’enfance, tout en découvrant, avec mon regard adulte, à quel point ce film demeure pertinent. Il ne vieillit pas, parce qu’il parle de l’humain : la cupidité, l’amour, l’amitié… des sentiments intemporels.

Un siècle plus tard, les émotions humaines, elles, n’ont pas changé. Ce film pourrait être tourné aujourd’hui, tant il reste universel. Même le métier de journaliste, toujours à la recherche de l’histoire qui fera vendre, y est déjà dépeint avec acuité.

L’émotion a envahi la salle dès les premières images. Le public a ri, frémi, applaudi à plusieurs reprises pendant la projection. L’humour burlesque, la précision du rythme comique, la beauté des images et l’émotion du récit ont opéré immédiatement. L’enthousiasme ne s’est pas démenti jusqu’à la fin.

Parmi les séquences emblématiques, on retrouvait bien sûr celle du repas de chaussures, mais aussi celle, restée dans toutes les mémoires, de la « danse des petits pains » : une scène comique d’une précision chorégraphique stupéfiante, souvent imitée, jamais égalée.

 

 

Une œuvre pionnière dès sa création

Lorsque Chaplin entame le tournage de The Gold Rush en 1924, il est déjà une star planétaire. Il a fondé sa propre société de production, United Artists, aux côtés de Douglas Fairbanks, Mary Pickford et D. W. Griffith, afin de produire ses films en toute indépendance. Il cherche à aller au-delà du burlesque pur pour explorer des tonalités plus ambitieuses, et La Ruée vers l’or en est une parfaite illustration.

Inspiré par la véritable ruée vers l’or du Klondike, à la fin du XIXe siècle, et par des photographies poignantes de migrants bloqués dans la neige, Chaplin imagine un récit à la fois comique et tragique, poétique et brutal. Il tourne dans des conditions particulièrement exigeantes, mêlant des scènes en studio à des extérieurs spectaculaires reconstitués à Truckee, en Californie. À sa sortie en 1925, le film est un triomphe critique et public, et confirme Chaplin dans son statut d’auteur à part entière.

1942 : une version sonorisée supervisée par Chaplin

Avec l’arrivée du cinéma parlant, Chaplin résiste longtemps avant d’accepter l’usage des dialogues. En 1942, il décide de remonter La Ruée vers l’or pour une ressortie en salles. Il en raccourcit la durée (de 96 à 72 minutes), compose une nouvelle musique et enregistre lui-même la voix off. Cette version plus fluide deviendra pendant des décennies la référence, notamment pour la télévision.

Un long parcours de restauration

Dès les années 1980, la Cineteca di Bologna, avec la Chaplin Estate et d’autres institutions, engage un immense chantier de restauration des films de Chaplin. La Ruée vers l’or fait l’objet de nombreuses tentatives pour reconstituer la version originale de 1925. Mais comme Chaplin avait détruit les séquences supprimées, la tâche s’avérait particulièrement ardue.

La version présentée cette année à Cannes est le fruit d’un patient travail d’enquête et de collaboration entre plusieurs cinémathèques à travers le monde. Elle redonne au film sa durée originale (1h28), son montage, et sa splendeur visuelle retrouvée grâce à une restauration 4K de très haute qualité.

Présenté par Roy Export SAS, avec le soutien de mk2, le film a bénéficié d’une restauration 4K conduite par la Fondazione Cineteca di Bologna au sein de son laboratoire L’Immagine Ritrovata. Ce travail s’est appuyé sur des éléments recréés par Photoplay Productions, ainsi que sur des matériaux rares et précieux fournis par de grandes institutions telles que le BFI National Archive, Blackhawk Films, la Collection Lobster Films, Das Bundesarchiv, la Filmoteca de Catalunya, le George Eastman Museum et le Museum of Modern Art (MoMA).

Un centenaire fêté en majesté

Présenter La Ruée vers l’or à Cannes, cent ans après sa sortie, dans une version restaurée, est bien plus qu’un hommage : c’est une célébration vivante de ce que le cinéma a de plus intemporel. Un rappel que les chefs-d’œuvre, aussi anciens soient-ils, continuent de parler aux cœurs d’aujourd’hui.

Neïla Driss

 
 
 

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