On nous écrit – La photographie comme médium de récit : « Personne ne parlera de nous »
Mona Karray est une artiste qui vit sa pratique au quotidien : elle se nourrit de tout ce qui l’entoure et elle essaie de le raconter à travers la photographie. «Comment raconter» est la définition de sa pratique. Elle nous raconte le processus de son œuvre « Personne ne parlera de nous ».
La genèse de ce travail remonte aux années 1990 quand Mona Karray a mené une étude sociologique et anthropologique sur le village de Shebika et Tamaghza. C’était sa première rencontre avec le Sud tunisien. Le livre de Jean Duvignaud, «Shebika. Etude sociologique» l’a beaucoup interpellé durant ses recherches. Elle a pu souligner les formes de résistance et le sentiment de l’injustice dans ces régions. Suite à ce récit, Mona Karray est de retour à ces villages pour faire le repérage (mémoire des lieux) pendant la période de la «révolte du bassin minier de Gafsa », en 2008-2009. Elle voulait parler de cette injustice, de cette question des gens marginalisés. Elle avait en tête l’intitulé de l’œuvre « personne ne parlera de nous» qui a émergé dès la lecture d’un témoignage d’un habitant dans le livre de J.Duvignaud qui disait «Nous sommes la queue du poisson». Ce témoignage qui accentue encore l’idée de la marge la pousse à développer l’histoire de ces gens délaissés par l’Etat avant et après l’indépendance, pendant le règne de Ben Ali et même après la Révolution de 2011.
Selon Mona Karray, ce projet sera une manière de parler de ces gens-là bien que le titre nous fait comprendre le contraire. Dans les paysages traversés (Sfax, Gafsa, Tozeur, Dguech), Karray a gardé l’idée du corps captif de la série « Noir »*, dans cette dernière c’est le corps de l’artiste qui est enveloppé dans un sac blanc tenant à la main un déclencheur souple sous forme de poire contenant de l’air. Quand l’artiste appuie sur le déclencheur, elle souligne ce besoin d’air pour s’exprimer. Ici, Karray questionne le dispositif photographique et l’acte photographique en soi.
Revenant sur l’idée du corps captif dans la série «Personne ne parlera de nous», cette fois, il ne s’agit pas du corps d’artiste. C’est un corps « autre», un corps captif qui voyage d’un lieu à un autre à la rencontre des gens et des paysages…
«Et pourtant, il voyage…»
«Personne ne parlera de nous» a marqué la démarche de l’artiste de la photo argentique vers la photo numérique, de la photo en noir et blanc vers des photos couleurs.
Cette série présente un corps captif qui se déplace d’un endroit à un autre bien qu’il soit enfermé : on le remarque à première vue dans la photo, des fois dans des chantiers, d’autres dans des lieux abandonnés et il s’invite même dans des espaces familiaux. A travers cette série photographique, Mona Karray souligne cette force de résistance dans ce corps captif comme il se déplie et se replie sur soi bien qu’il soit enfermé et il évoque la mobilité bien qu’il soit immobile.
40 km de Sfax, 40 km du Centre : des limites en question
Dans cette série photographique «Personne ne parlera de nous», l’artiste relie la question de la marginalisation à la présence/absence du corps de l’autre. Cette masse blanche, qui marque chaque paysage mais qui s’en détache à travers l’étoffe blanche, dévoile un isolement, un enfermement, un espace clos. Une limite est bien claire entre un espace intérieur et un espace extérieur : l’étoffe blanche. Rien ne procure un signal de communication entre ces deux espaces. La photographie comme médium a permis à Mona Karray de mémoriser cette expérience d’ouverture sur l’enfermement.
Entre le centre de la ville et la périphérie dépeuplée, l’action de la mobilité du corps captif accentue les enjeux contemporains d’appartenance et d’identité. Le choix d’emballer un corps d’une autre personne et de l’installer dans des endroits détachés du corps de la ville souligne quelque part cette absence de communication entre «l’Autre» et le territoire comme un lieu de réflexion et un domaine où les éléments de la sociologie culturelle et la géopolitique peuvent être observés et étudiés.
En présentant cette œuvre, Mona Karray souligne que la dimension politique de l’œuvre ici n’est pas une finalité en soi, mais il s’agit vraiment de créer une sensation d’étrangeté familiale auprès du corps d’autrui.
Manel ROMDHANI