Le swahili, langue africaine de l’avenir | Ouverture prometteuse pour l’économie tunisienne
Dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui, la maîtrise des langues n’est plus un simple atout culturel : c’est un levier de puissance économique. Les grandes puissances l’ont compris depuis longtemps : la Chine a diffusé le mandarin à travers ses Instituts Confucius, les États-Unis ont imposé l’anglais comme lingua franca du commerce, et la France s’appuie sur la Francophonie pour défendre ses marchés. La Tunisie, quant à elle, se trouve à un tournant stratégique : entre son ancrage méditerranéen et son appartenance au continent africain, elle dispose d’un double horizon. Mais pour conquérir réellement le marché africain, il ne suffit pas d’avoir des produits compétitifs : il faut aussi parler la langue de ses futurs partenaires. Et en Afrique, le Swahili s’impose comme la langue de l’avenir.
Zouhaïr Ben Amor *

Le swahili (ou kiswahili) n’est pas seulement un moyen de communication ; c’est un passeport culturel qui ouvre les portes d’un immense marché couvrant l’Afrique de l’Est et une partie de l’Afrique centrale. Si la Tunisie veut diversifier ses échanges, réduire sa dépendance à l’Europe et s’ancrer durablement dans le continent qui est le sien, former des étudiants tunisiens au swahili et créer des filières commerciales swahili-Tunisie serait une orientation visionnaire.
Parler la langue de ses clients n’est pas une option : c’est la condition d’un partenariat fondé sur la confiance.
I. Le swahili, la langue qui relie l’Afrique
1. Une langue aux racines anciennes et aux ailes modernes : Le swahili, langue bantoue née sur les côtes de l’océan Indien (Zanzibar, Mombasa, Kilwa), est l’un des plus fascinants produits du métissage culturel africain. Son nom vient de l’arabe sawāḥil, qui signifie « côtes », rappelant son origine maritime et commerçante.
Dès le Moyen Âge, les échanges entre navigateurs arabes, marchands persans et populations locales ont donné naissance à une langue fluide, souple, riche en emprunts, parfaitement adaptée aux transactions. C’est ainsi qu’elle s’est imposée comme langue véhiculaire dans toute la région des Grands Lacs, de la Tanzanie à la République Démocratique du Congo, en passant par le Kenya et l’Ouganda.
Aujourd’hui, le swahili est parlé par plus de 200 millions de personnes. C’est la langue nationale de la Tanzanie et du Kenya, langue officielle de l’Union africaine et l’une des rares langues africaines enseignées dans des universités à travers le monde, de Harvard à Tokyo. L’Unesco l’a déclarée «langue mondiale» en 2022, reconnaissant son rôle de lien interafricain.
2. Une langue de commerce et de diplomatie : L’Afrique de l’Est est l’un des pôles économiques les plus dynamiques du continent. Le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda forment un marché commun (East African Community) de près de 300 millions d’habitants. Dans cette région, le Swahili est la langue de la rue, du marché, des médias, de l’administration et des affaires. Un entrepreneur parlant Swahili peut communiquer sans interprète de Mombasa à Goma. C’est un atout considérable dans un continent où la diversité linguistique freine souvent les échanges.
3. Une langue de culture et d’identité africaine : Au-delà du commerce, le swahili est aussi une langue d’identité : elle véhicule la littérature, la musique, la poésie et les valeurs africaines. Des écrivains comme Shaaban Robert ou Euphrase Kezilahabi l’ont hissée au rang de langue littéraire moderne. Les chansons de Miriam Makeba et de Sauti Sol l’ont popularisée. Ainsi, le swahili n’est pas une langue régionale, mais une langue de fierté africaine, un outil d’unité dans la diversité.
II. La Tunisie et l’Afrique : une proximité à concrétiser
1. Une position stratégique sous-exploitée : Située à la croisée de l’Europe, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, la Tunisie est un pont naturel entre trois espaces économiques. Son réseau de ports (Radès, Sfax, Zarzis) et son système bancaire développé peuvent servir de base à des échanges Sud-Sud.
Pourtant, les relations commerciales de la Tunisie avec le reste du continent restent faibles : moins de 10 % des exportations tunisiennes sont destinées à l’Afrique subsaharienne. Ce déséquilibre s’explique par une tradition économique tournée vers l’Europe et par la méconnaissance linguistique et culturelle du reste du continent.
2. Des signes encourageants : Depuis quelques années, plusieurs initiatives témoignent d’une volonté nouvelle :
– Le Centre de promotion des exportations (Cepex) a ouvert des bureaux de représentation au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Kenya.
– Le Conseil d’affaires Tunisie-Afrique (TABC) multiplie les forums économiques pour connecter les entreprises tunisiennes et africaines.
– L’adhésion de la Tunisie à la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) en 2020 ouvre de nouvelles perspectives : accès à un marché de 1,3 milliard de consommateurs.
Mais pour réussir dans l’Afrique de l’Est, il faut une compétence linguistique et culturelle que la Tunisie n’a pas encore développée : le swahili.
3. Un potentiel étudiant et entrepreneurial : La Tunisie dispose d’un capital humain jeune, formé, polyglotte. Elle pourrait orienter une partie de cette jeunesse vers des carrières africaines : interprétariat, commerce, coopération, services.
Des filières universitaires “Swahili et affaires africaines” pourraient être créées, en partenariat avec les universités de Nairobi, de Dar es-Salaam ou de Kigali. Ces étudiants deviendraient les ponts humains entre la Tunisie et les marchés d’Afrique de l’Est.
III. Le swahili comme levier d’une stratégie commerciale tunisienne
1. Diversifier les marchés pour réduire la dépendance européenne : La Tunisie exporte majoritairement vers l’Union européenne (près de 70 % des exportations). Cette dépendance rend l’économie vulnérable aux fluctuations européennes. Or, les pays d’Afrique de l’Est affichent des taux de croissance de 5 à 7 % par an. Leur demande en biens de consommation, produits pharmaceutiques, matériaux de construction ou services numériques est en pleine expansion. En investissant dans la région swahiliphone, la Tunisie pourrait ouvrir un second souffle économique à ses entreprises exportatrices.
2. Parler pour convaincre ou la valeur de la langue : Dans le commerce africain, la confiance précède la transaction. Parler la langue locale, même imparfaitement, change le rapport : on devient un ami, pas un étranger. Une entreprise tunisienne dont les commerciaux maîtrisent le swahili pourrait négocier sans intermédiaire, comprendre les nuances culturelles, anticiper les besoins. Le swahili ne serait pas seulement un outil de traduction ; il serait un instrument d’influence et d’adaptation.
3. Des secteurs stratégiques : 1- Agro-alimentaire : la Tunisie peut exporter ses produits transformés (huile d’olive, pâtes, conserves, dattes) dans des pays où la classe moyenne croît rapidement; 2- Santé et éducation : les compétences tunisiennes en médecine et formation peuvent séduire les pays d’Afrique de l’Est, à condition de parler leur langue; 3- Technologies et services : la Tunisie, grâce à ses start-ups, pourrait fournir du support client ou de la maintenance technique en Swahili; 4- Tourisme et culture : en promouvant des circuits Tunisie-Afrique de l’Est, on peut stimuler un tourisme africain encore inexploité.
IV. Une stratégie linguistique à bâtir
1. La formation universitaire et professionnelle : Il s’agirait de créer au sein des universités tunisiennes (Manouba, Carthage, Sfax…) des modules “Langue et affaires swahilies”. Les étudiants y apprendraient non seulement la langue mais aussi l’histoire, la géopolitique et les coutumes économiques de la région.
Des stages en Tanzanie ou au Kenya permettraient d’appliquer cette formation.
Le modèle pourrait s’inspirer de l’Institut Confucius (pour le mandarin) ou de l’Institut Cervantes (pour l’espagnol). Un Institut du swahili et du commerce africain serait un projet ambitieux mais structurant.
2. L’accompagnement des entreprises tunisiennes : Le Cepex et les chambres de commerce pourraient proposer des ateliers “Swahili pour les affaires”, traduisant documents commerciaux et supports marketing. Des interprètes tunisiens formés en Swahili pourraient accompagner les délégations tunisiennes lors des foires africaines (Nairobi International Trade Fair, Dar es Salaam Expo).La langue deviendrait un outil de prospection autant qu’un symbole d’ouverture.
3. Coopération académique et culturelle : La Tunisie pourrait établir des accords de coopération avec des universités africaines : échange d’étudiants, programmes conjoints, bourses. Des festivals culturels “Tunisie-Afrique de l’Est”, intégrant musique et cinéma swahili, renforceraient la visibilité de la Tunisie dans ces pays. La culture serait l’avant-poste du commerce.
V. Les bénéfices attendus
1. Pour les étudiants tunisiens : Apprendre le swahili, c’est accéder à un marché de 300 millions de personnes. C’est aussi se préparer à des carrières nouvelles : 1- interprétariat, traduction, diplomatie économique ; 2- commerce international ; 3- représentation d’entreprises tunisiennes dans l’Est africain ; 4- coopération culturelle et humanitaire.
Les étudiants arabophones et francophones tunisiens disposent déjà d’une ouverture linguistique naturelle. En y ajoutant le swahili, ils deviendraient des médiateurs africains recherchés.
2. Pour les entreprises tunisiennes : La maîtrise du swahili offrirait un accès direct à des marchés souvent négligés. Cela permettrait aussi de réduire les coûts d’intermédiation, d’éviter les malentendus contractuels et de construire des relations plus durables. Une entreprise tunisienne qui se présente en swahili gagne immédiatement en crédibilité ; elle montre qu’elle ne vient pas vendre, mais collaborer.
3. Pour l’économie nationale : En diversifiant ses débouchés, la Tunisie renforcerait sa résilience économique. La coopération Sud-Sud, encouragée par l’Union africaine, trouverait ici un terrain concret : une Tunisie qui parle swahili serait un acteur africain à part entière. Cette orientation pourrait aussi inspirer d’autres pays du Maghreb à investir dans la dimension linguistique de leurs relations africaines.
VI. Défis et conditions de réussite
1. Le réalisme économique : Certes, apprendre le swahili ne suffira pas à ouvrir les marchés. Il faudra accompagner cette ouverture linguistique d’une stratégie logistique et financière : liaisons aériennes, accords douaniers, facilités bancaires. Mais la langue est la première pierre, celle qui fonde la confiance.
2. La volonté politique : Les autorités tunisiennes devraient intégrer la dimension linguistique à la diplomatie économique.
Créer un programme national de coopération linguistique africaine, financé par les ministères de l’Enseignement supérieur et du Commerce, serait un signal fort. L’Afrique ne doit plus être un “marché alternatif” mais un partenaire prioritaire.
3. L’investissement dans le temps : Apprendre une langue et bâtir une culture d’affaires nécessitent des années. Les résultats ne seront pas immédiats, mais ils seront durables. Comme l’a montré l’exemple de la Turquie avec ses instituts Yunus Emre en Afrique, la diplomatie linguistique finit toujours par rapporter, économiquement et symboliquement.
VII. Vers une Tunisie trilingue du futur : Arabe, Français, Swahili : Le multilinguisme tunisien est déjà une richesse : l’arabe structure la pensée, le français ouvre sur l’Europe, l’anglais sur la technologie. Mais le swahili ouvrirait une troisième fenêtre, celle de l’Afrique. Il compléterait l’identité méditerranéenne de la Tunisie par une identité africaine assumée. Une Tunisie capable de communiquer en arabe, français et swahili deviendrait une plateforme linguistique unique entre le Nord et le Sud du continent.
VIII. Une auberge de langues pour un continent d’avenirs : Le commerce n’est pas qu’une question de chiffres ; c’est une affaire d’humanité. Parler la langue de l’autre, c’est lui tendre la main avant même de signer un contrat.
Le swahili, langue d’échange et d’unité, offre à la Tunisie une chance historique : celle de redevenir ce qu’elle a toujours été, un carrefour de civilisations et de marchés.
Si demain, dans un bureau de Nairobi ou sur un quai de Mombasa, un jeune Tunisien s’adresse à son interlocuteur en swahili pour lui proposer un partenariat, ce ne sera pas seulement une transaction commerciale : ce sera la preuve que la Tunisie a compris le message du siècle — l’économie de demain sera culturelle, ou ne sera pas.
Parler la langue de ses futurs clients, c’est investir dans la compréhension ; et comprendre, c’est déjà commercer.
* Universitaire.
Bibliographie
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