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Tunisie : Chokri Belaïd, une légende collective

06. Februar 2025 um 12:56

L’assassinat d’un leader politique dépasse toujours la simple disparition physique. Il s’inscrit dans un cycle où l’individu devient un symbole et où l’événement immédiat s’intègre dans une recomposition politique et psychologique plus large. En Tunisie, la mémoire de Chokri Belaïd illustre parfaitement cette dynamique: loin de marquer la fin de son combat, sa mort l’a cristallisé dans la conscience collective. 

Manel Albouchi *

La disparition d’un dirigeant politique ne signifie jamais une fin définitive. Elle opère un glissement de l’individu vers l’imaginaire collectif, où il cesse d’être un acteur politique pour devenir une figure mythifiée. Ce processus repose sur un mécanisme psychologique central : la sublimation du traumatisme en un moteur de mobilisation. Le deuil devient une force structurante, transformant la perte en un point de ralliement émotionnel et idéologique. 

L’histoire récente nous offre des exemples frappants de cette dynamique. L’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, a provoqué une onde de choc qui a transcendé son propre combat. Devenu martyr de la liberté d’expression, son image est aujourd’hui indissociable de la lutte démocratique. Sa mort n’a pas affaibli ses idéaux, elle les a au contraire figés dans la mémoire nationale, rendant impossible toute tentative d’oubli. 

Entre psychologie collective et stratégie politique  

Dans l’histoire des conflits et des révolutions, l’élimination d’un leader ne marque jamais la fin d’un mouvement. La psychologie des foules, telle que décrite par Gustave Le Bon, démontre que lorsqu’un individu devient un symbole, il échappe à la temporalité de sa propre vie pour s’ancrer dans une légende collective. 

La force d’une idéologie réside dans sa capacité à masquer les rapports de force sous des évidences. C’est exactement ce qui se joue ici : la mort d’un leader n’est pas seulement un fait politique, elle est transformée en un récit qui dépasse la réalité factuelle pour s’imposer comme une vérité symbolique. 

C’est dans cette logique que s’inscrivent les funérailles d’État et les cérémonies de deuil collectif. Loin d’être de simples hommages, elles deviennent des rituels de recomposition sociale et politique. On l’a vu avec les obsèques de la princesse Diana, qui, en quelques jours, est passée de figure controversée à une icône indétrônable du patrimoine britannique. Sa disparition a effacé les critiques pour figer son image dans une perfection idéalisée. 

En Tunisie, le même phénomène s’est produit avec la mort de Béji Caïd Essebsi. Président contesté durant son mandat, il a été élevé au rang de «père de la transition» à travers un cérémonial d’État soigneusement orchestré. 

Quand une mort devient un début 

Percevoir un assassinat politique comme une victoire définitive est une erreur stratégique et psychologique. L’histoire fonctionne par cycles, où chaque disparition entraîne une réorganisation plutôt qu’une extinction. 

L’assassinat de Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, en Tunisie, tout comme celui de Chokri Belaïd, a déclenché une pression politique qui a mené à des ajustements structurels profonds, notamment la mise en place d’un gouvernement technocratique pour calmer les tensions. De même, au Liban, la disparition violente de figures politiques, comme Rafiq Hariri, n’efface jamais les structures du pouvoir : elle les redistribue, les transforme et parfois même les renforce. 

Le réel est relationnel : il n’existe que dans et par les rapports sociaux (Bourdieu). Une mort politique n’est donc jamais isolée. Elle s’insère dans un jeu de forces où le vide laissé est immédiatement comblé par une reconfiguration des alliances et des antagonismes.  

Lorsqu’un leader disparaît brutalement, il y a un instant de suspension, un temps où tout semble figé. Mais cet instant est un leurre : c’est l’œil du cyclone, un moment de calme trompeur avant la tempête. 

En Tunisie comme au Liban, les assassinats politiques n’ont jamais été de simples événements : ils ont été des déclencheurs de transformations profondes. La mémoire de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi continue de hanter la scène politique, structurant encore aujourd’hui les dynamiques du pouvoir et de l’opposition. 

L’avenir ne dépend donc pas seulement de la disparition d’un homme, mais de la gestion émotionnelle et stratégique de cette absence. Les forces en présence ont toujours deux options : instrumentaliser la perte pour en faire une force consolidatrice ou s’abandonner aux réactions impulsives et aux divisions internes. 

En fin de compte, un leader politique ne disparaît jamais totalement. Il devient une figure malléable dont l’héritage évolue au gré des enjeux contemporains. Comme l’a montré l’histoire tunisienne, la mémoire d’un homme peut devenir une arme, une inspiration ou un prétexte, mais elle ne s’efface jamais vraiment. 

* Psychologue, psychanalyste.

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