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La Tunisie fête l’évacuation du dernier soldat français | Au nom du Père ! 

15. Oktober 2025 um 10:51

Chaque 15 octobre, la Tunisie célèbre le départ du dernier soldat français. Mais au fond, qu’a-t-on vraiment évacué ? Les corps sont partis, oui. Mais les symboles, eux, sont restés. Car l’indépendance politique ne suffit pas lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’une indépendance psychique et symbolique. (Ph. Jeune Afrique).

Manel Albouchi *

Nous avons hérité d’un État moderne, sans acquérir une conscience moderne. Des institutions rationnelles, sans le travail d’introjection nécessaire pour les habiter. Nous avons adopté la forme, sans toujours en intégrer le sens. 

Le colonialisme a profondément marqué notre psyché collective. Il a d’abord instauré une dépendance à une autorité extérieure, puis laissé un vide symbolique lors de son retrait. 

Le père fondateur et la dette symbolique 

Depuis Habib Bourguiba, notre père fondateur, la Tunisie vit dans une relation ambivalente à l’autorité. Le père a protégé, éduqué, éclairé — mais aussi infantilisé. 

L’État s’est bâti sur un modèle vertical, patriarcal, où la parole descendait d’en haut et la reconnaissance remontait d’en bas. Et quand ce père est tombé, le peuple s’est retrouvé orphelin symbolique : la liberté est venue, mais avec elle, l’angoisse. Cette angoisse n’est pas qu’émotive, elle est psychopolitique. Elle s’exprime dans nos institutions fragiles, nos colères sans objet, nos dépendances sociales, notre difficulté à croire en l’avenir. 

Aujourd’hui, plus d’un tiers des Tunisiens présentent des symptômes anxieux ou dépressifs. L’instabilité politique, la perte de repères symboliques et l’incertitude économique forment une boucle anxiogène : plus la Loi chancelle, plus le psychisme collectif se délite. 

Nous parlons d’indépendance, mais que signifie être libre quand le cadre symbolique reste celui du père autoritaire ? 

Depuis Bourguiba, le pouvoir s’est transmis comme une paternité blessée : Ben Ali, le père paranoïaque ; Kaïs Saïed, le père professoral ; entre les deux, des fils égarés cherchant une figure protectrice. 

Chaque «assassinat» politique, chaque remaniement précipité, chaque discours contradictoire agit comme un traumatisme symbolique. Ce n’est pas seulement la perte d’un chef, c’est la perte du cadre invisible qui permet de croire que demain sera possible. 

La nostalgie du Père — qu’il s’appelle Bourguiba ou autrement — n’est pas simple attachement politique : c’est une tentative psychique de combler la béance symbolique. Mais toute réparation fondée sur une personne, et non sur une Loi intériorisée, demeure fragile. Et si la vraie maturité consistait non pas à tuer le Père, mais à partager sa fonction symbolique — à faire de la Loi un bien commun ? 

Anatomie d’une fragmentation 

La Tunisie est un corps. Ses régions sont des organes, ses citoyens des cellules, la Loi son système nerveux. Quand la circulation symbolique s’interrompt, comme depuis quelque temps à Gabès, les organes s’isolent, les cellules s’épuisent, et le corps tombe malade. 

Le régionalisme est une inflammation. Chaque organe réclame sa part de sang, sa reconnaissance. Le Nord garde la mémoire, le Sud réclame justice, le Sahel bat trop fort, le Centre respire à peine. Le cœur — l’État — bat encore, mais sans rythme commun. 

Dans cette confusion, les cellules s’épuisent : colère, méfiance, fuite, migration. La société de performance s’est engouffrée dans ce vide. Elle court, compare, classe, étouffe. 

Chacun veut être la cellule la plus brillante, quitte à oublier le corps qu’il habite. Mais un organe qui se croit autonome finit par dépérir. Une société qui se mesure sans s’unir finit par se dissoudre. 

La démocratie ne devrait pas être un régime de compétition, mais une physiologie du lien, où chaque membre contribue à la vitalité du tout, et chaque citoyen devient cellule consciente. 

Le Nom-du-Père collectif 

Le Nom-du-Père, selon Lacan, n’est pas un homme mais une fonction : celle qui donne sens, Loi et limite. Lorsqu’elle est incarnée par un seul individu, elle se fige. Lorsqu’elle est partagée, elle devient vivante. La Tunisie a besoin d’un Nom-du-Père collectif: une autorité claire, contenante, légitime — un État qui relie, non qui domine. Des institutions qui ne surveillent pas, mais transmettent. Une Loi vécue comme un soin, non comme une sanction. 

Cette refondation doit commencer dans l’école, en cessant de confondre mémoire et pensée. Dans la famille, en réhabilitant la parole du père sans écraser celle de la mère. Et dans la société, en apprenant à être non pas obéissants, mais responsables. 

La stabilité politique n’est pas qu’une affaire d’institutions : c’est une forme de santé mentale collective. Une société qui reconnaît ses blessures devient capable de créer. À l’inverse, une nation qui refoule son histoire répète ses traumatismes. 

La menace de la Machine 

Gouverner, c’est voir. Michel Foucault l’a montré : le pouvoir commence par un regard. 

En 2005, à Tunis, le Sommet mondial de la société de l’information célébrait l’ère numérique. Sous les slogans de transparence et de progrès, une autre forme de pouvoir s’installait : le Surmoi technologique. Le Père ne parlait plus — il calculait et le panoptique devenait intime. C’est là que se rejoue le cauchemar qu’Orwell avait pressenti dans son roman ‘‘1984’’. Non pas la tyrannie du bâton, mais celle de la transparence absolue. Non plus «Big Brother», mais «Every Brother» : chacun devenant l’œil de l’autre, surveillant par amour, partageant par réflexe, trahissant par fatigue. 

Le totalitarisme n’a plus besoin de murs ni de prisons : il se déploie dans la promesse de connexion et le confort de la prévision. Orwell l’avait compris : le contrôle le plus efficace n’est pas celui qu’on subit, mais celui qu’on finit par désirer. 

Nous avons troqué la peur du Père contre la sécurité de la Machine. Le pouvoir ne punit plus : il suggère. Il ne censure plus : il optimise. Et c’est ainsi qu’il devient total — parce qu’il se croit bienveillant. 

Le regard humain, saturé d’écran, risque d’oublier ce qu’il voit. Et si, derrière le code, se cachait le même vieux Père — désincarné, mais toujours présent — celui qui veut notre bien au point de nous priver du mystère ? 

L’évacuation intérieure 

Le 15 octobre 1963, les troupes françaises quittaient Bizerte. Le 15 octobre 2025, il reste à évacuer la peur de penser par nous-mêmes. L’indépendance politique fut une victoire du corps. L’indépendance symbolique sera une victoire de l’esprit. 

Le 15 octobre ne devrait pas seulement commémorer le départ d’une armée, mais l’évacuation du père intérieur, celui qui habite encore nos institutions, nos écoles, nos familles. Ce jour-là, nous pourrons dire que l’évacuation a eu lieu — non pas seulement dans les ports, mais dans nos inconscients. 

La Tunisie ne cherche pas un nouveau Père. Elle cherche un regard partagé, où la Loi n’est plus imposée mais comprise, où la liberté n’est plus réclamée mais vécue. 

Nous avons libéré la terre. Il nous reste à libérer le regard. 

* Psychothérapeute, psychanalyste.

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