Par le Colonel ® Boubaker BENKRAIEM *
Le 20 mars 1956, la France reconnaît solennellement l’indépendance de la Tunisie et l’abrogation des protocoles du protectorat de 1881 et 1883 qui sont devenus caducs. Le texte stipulait que la Tunisie a accédé à l’indépendance dans le cadre de l’interdépendance avec la France, ce dernier terme a été ajouté à la déclaration avec l’accord du Leader Bourguiba, dans le but de calmer et les faucons de Paris et les colons français de Tunis. Cette indépendance a été obtenue malgré le déchirement sanglant, au sein du parti du Néo-Destour, entre le Combattant Suprême Habib Bourguiba et son secrétaire général, le grand leader Salah Ben Youssef, déchirement relatif à l’acceptation par Bourguiba de la « politique des étapes » qui s’est, d’ailleurs, avérée juste puisque moins sanglante.
Et aussitôt, la Tunisie s’est mise au travail. Il fallait rapidement mettre sur pied les composantes d’un Etat indépendant: une administration nationale et régionale, des forces de sécurité intérieure, une diplomatie, une justice et une armée. En ce qui concerne la création de l’armée, deux actions ont été prises simultanément :
1 : une demande à la France pour le transfert des militaires tunisiens servant dans l’armée française et volontaires pour servir dans la jeune armée tunisienne,
2: l’organisation d’un concours pour le recrutement d’une centaine de jeunes tunisiens destinés à être formés en France comme officiers à l’Ecole spéciale militaire Inter-Armes de St Cyr Coëtquidan et devant composer les futurs cadres de l’armée.
D’abord, je voudrais rappeler que normalement, lorsqu’un pays acquiert son indépendance, il demande au pays colonisateur de lui fournir des conseillers pour l’aider à créer son armée. Cela ne s’est pas passé ainsi pour notre pays pour une double raison :
1- d’une part, la guerre d’Algérie entamant bien, en 1956, sa deuxième année, il était absolument normal que la Tunisie accueille, aussitôt, et les réfugiés algériens et les combattants de l’ALN,
2- d’autre part, l’armée française était encore présente dans la plupart de nos villes et son évacuation n’interviendra que dans deux ans, et Bizerte ne le sera que plus tard encore, en 1963.
Il y a lieu de rappeler que la création de l’armée tunisienne débuta par l’intégration des mille cinq cents militaires tunisiens dont vingt- six officiers servant dans l’Armée française et qui ont été volontaires pour servir dans la jeune armée nationale tunisienne. Ces effectifs qui ont défilé le 24 juin 1956 sur l’avenue Gambetta, devenue avenue Mohamed-V, ont constitué le 1er régiment interarmes composé de trois compagnies d’infanterie, d’une compagnie de chars, d’une compagnie d’artillerie et de quelques éléments d’armes de commandement et de soutien (transmissions, génie, transport, etc.). Il va s’en dire que ces officiers, à l’exception de trois ou quatre, et du fait de leur origine, n’ont pas suivi la formation d’officiers et sont donc issus du rang. D’ailleurs, le plus haut gradé d’entre eux avait le grade de commandant (feu le Commandant Habib Tabib) et il était, donc, le seul officier supérieur du groupe.
Près de deux cents «militaires» de la garde beylicale (ils n’avaient de militaire que le nom, à l’exception de deux ou trois officiers dont feu le Commandant Abdelaziz Ferchiou, responsable de l’intendance habillement et subsistances pendant une quinzaine d’années qui a été remarquable de compétence, de sérieux, d’honnêteté et de dévouement), se sont joints au contingent provenant de l’armée française et dont les grades ont été revus à la baisse. Et c’est à ces trois dizaines d’officiers qu’est revenue la tâche dure, difficile et certainement compliquée mais exaltante, de penser, imaginer, concevoir, organiser et mettre sur pied les composantes d’une armée avec son état-major, ses organes de commandement, ses services de soutien, ses centres d’instruction et ses écoles, ainsi que ses unités de combat.
D’autre part, et compte tenu des suites de la guerre de libération de l’Algérie, les réfugiés algériens affluèrent en Tunisie par centaines et par milliers dès la proclamation de notre indépendance pour fuir les combats, les exactions, les arrestations, les brimades, les emprisonnements que leur faisaient subir les troupes françaises. Des camps de toile ont été montés non loin des frontières pour les accueillir dans les meilleures conditions possibles.
Toutefois, des actes de provocation, des incursions et des accrochages le long de nos frontières sont devenus monnaie courante. En effet, quelques mois seulement après l’indépendance, un violent accrochage opposa, le 16 octobre 1956, une compagnie de l’armée française à un groupe de résistants algériens dirigés par Si Abbes, entre Bouchebka et Kasserine, près de Thélepte.
Le bilan de l’accrochage a été très lourd pour l’unité française qui eut seize morts et dix-huit blessés pour cinq morts du côté de l’ALN. Les troupes françaises, appelées en renfort se livrèrent en territoire tunisien à un ratissage systématique des cheikhats de Fej Hassine et de Hydra et exercèrent des représailles contre la population. Des femmes ont été blessées, des hommes ont été arrêtés et conduits en prison, des gourbis ont été incendiés et beaucoup de monde a été contraint à fuir.
Dans son discours du 19 octobre 1956, le Premier ministre Bourguiba remet en question le statut de la présence des troupes françaises en Tunisie et pose le problème de leur évacuation et rappelle que « les autorités françaises doivent comprendre qu’elles sont tenues de respecter dans chaque Algérien qui se trouve dans ce pays l’autorité tunisienne, que la Tunisie ne permettra pas que la France se serve de notre pays comme base de départ dans la guerre qu’elle mène en Algérie. La France doit savoir que l’armée française stationnée en Tunisie ne doit être en aucune manière articulée sur l’armée française qui opère en Algérie ». En outre, il donne l’ordre à l’armée tunisienne, en formation, de protéger les frontières et de résister, au besoin, aux troupes françaises.
Aussi, du fait de l’arrivée des katibas de l’ALN et de leur renforcement, d’office, par les jeunes algériens réfugiés avec leurs familles en Tunisie, en ce lieu sûr leur permettant de s’organiser, de s’équiper, de s’entraîner et de repartir combattre en Algérie, l’armée nationale s’est organisée pour être présente le long de la frontière pour la protéger des incursions françaises et permettre aux combattants de l’ALN d’être rassurés quant à leur sécurité. C’est pour cela que quelques semaines seulement après le transfert du régiment inter-armes composé de Tunisiens volontaires, le service militaire d’une durée d’une année a été instauré pour les jeunes Tunisiens âgés de vingt ans.
De plus, devant le besoin urgent en encadrement, il a été fait appel aux réservistes, les anciens engagés dans l’armée française et qui étaient encore relativement jeunes. Les besoins de défense de la frontière tuniso-algérienne nécessitèrent, aussitôt, la mise sur pied, et même avant la fin de l’année 1956, de plusieurs bataillons d’infanterie qui ont été implantés comme suit : le 1er bataillon d’infanterie couvrant les gouvernorats de Gabès et Gafsa avec poste de commandement à Gabès sous la conduite du Commandant Mohamed Missaoui, le 2e bataillon d’infanterie couvrant les gouvernorats de Souk Larbaa (Jendouba) et Le Kef avec poste de commandement à Aïn Draham et dirigé par le Commandant Lasmar Bouzaiane, le 3e Bataillon d’infanterie couvrant le gouvernorat de Kasserine avec poste de commandement à Kasserine et sous la houlette du Commandant Ahmed El Abed.
Pour ce faire, des postes frontaliers, dont le niveau varie, selon le terrain et l’importance de la position, entre un groupe de combat (11 hommes) et une section (31 hommes) ont été implantés le long de la frontière dans des conditions parfois difficiles. Leurs positions dépendaient, essentiellement, du terrain et certains étaient à quelques centaines de mètres de la frontière alors que d’autres, étaient implantés à seulement quelques kilomètres.
En effet, la plupart des postes ont été installés, au départ, dans des guitounes et au fur et à mesure des possibilités et des opportunités, les militaires ont occupé soit des constructions abandonnées que les soldats eux-mêmes ont rafistolées, réparées ou agrandies et badigeonnées, soit ils ont construit eux-mêmes leur poste utilisant les matériaux trouvés sur place ( la pierre, le mortier composé de terre et de paille, les branchages d’arbres pour la toiture) ; pour un petit nombre, ils ont utilisé les fermes des colons français qui ont été nationalisées avant terme du fait de leur proximité de la frontière; en fait, soixante postes partant de la mer Méditerranée, au nord et allant au sud, jusqu’au Grand Erg Oriental, à Bordj El Khadhra, veillaient jour et nuit, été comme hiver, sur nos frontières ; c’étaient les postes suivants:
1-Secteur du 2e Bataillon (gouvernorat de Jendouba) :
1- Ain Baccouch, 2- Ain Saïda, 3-Fej el Kahla (Babouch), 4-Adissa, 5-Rouii,
6-Ain Sarouia, 7-Sidi Kaddour 8-BouDhalaa ; 9-Souk Halima, 10-El Ghorra,
11-Ain Soltane, 12-El Faija, 13-El Gueliaa,14-Sraia,15-Giani Zini,16-Ferme Dubois.
2 – Secteur du 8° Bataillon (gouvernorat du Kef):
17-Ain Zana, 18-Oued Zitoun,19-Ain Oum Jera, 20-Sakiet Sidi Youssef, 21-Ain Kerma, 22-Oued El Malah, 23-El Biar (sidi Rabah), 24-El Gouaten (il s’agit d’un poste composé de quelques guitounes et installé au pied du jebel Sidi Ahmed auquel cette appellation a été donnée), 25-Sidi Ahmed, 26-Bou-ghanem, 27-El Felta, 28-Bir Hamida, 29-Bou Jabeur, 30- Jerissa, 31-Kalaa Jerdaa( Kalaa Khasba).
3 – Secteur du 3e Bataillon (gouvernorat de Kasserine) :
32-Loubira, 33-Sraï, 34-Hydra, 35-Remila,36-AinBouderias, 37-Bouchebka,
38-Tamesmida, 39-Dernaya, 40-Kchem el Kelb, 41-Telept, 42-Bordj oum Ali,
43-Feriana.
4 – Secteur du 4e Bataillon (gouvernorat de Gafsa) :
44-Om el Ksab, 45-Foum el Khanga, 46-Midès, 47-Tamerza,48-Chbika,
49-Redeyef, 50-Métlaoui, 51-Hazoua,
5- Secteur des Unités sahariennes (gouvernorats de Gabès et de Médenine): à partir de juillet 1958:
52-Rjim Maatoug, 53-Bir El Gonna, 54-Bir Aouine, 55-Garaat Sabeur,56-Tiaret,
57-Mchiguig, 58-Bordj Leboeuf (Bordj Bourguiba), 59-Fort Saint (Bordj El Khadra), 60- Remada.
Ces postes qui ont été maintenus jusqu’en 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, ont été, avec le temps, agrandis et aménagés. Bien sûr, ils ont tous fait l’objet de travaux d’organisation de terrain avec des tranchées de protection et de circulation entre les casemates et les positions de tir et pour la protection contre les tirs d’artillerie ou de mortiers venant de l’autre côté de la frontière, à titre de provocation ou d’intimidation.
Ces postes, étant donné leur importance, devraient être commandés par des officiers. Cela ne fut guère possible du fait du manque d’encadrement des officiers et nous étions heureux de trouver des sous-officiers pour le faire. Certains postes ont même été confiés à des caporaux qui, en situation régulière, ne devraient commander que des équipes de quatre ou cinq hommes. Les conditions de vie étaient dures mais les soldats avaient quand même des lits de camp en toile. Les soldats recevaient, régulièrement, le ravitaillement et les produits frais étaient fournis tous les trois jours lorsque les moyens de transport étaient disponibles.
Le grand problème auquel les autorités politiques devaient faire face était le manque d’armement pour équiper les personnels des unités créées car les pays occidentaux, par solidarité avec la France, ont décidé de ne pas nous vendre les armes dont nous avions besoin, sous prétexte que cet armement pourrait être délivré à l’ALN algérienne. Heureusement que le Président Nasseur d’Egypte nous a fourni un bateau de fusils «Hakim» avec leurs munitions. Plus tard le Président Tito, de Yougoslavie, nous a délivré des fusils * mauser*, des lance-roquettes et des mortiers.
Les activités quotidiennes au poste étaient très bien agencées : une partie de l’effectif s’occupait des aménagements de la position, de l’amélioration des postes de combat et de l’instruction, une autre partie effectuait des patrouilles, sur la piste longeant la frontière pour vérifier les poses de mines par les harkis et pistait d’éventuelles infiltrations. Les patrouilles quotidiennes étaient effectuées à pied et étaient d’environ sept à dix kilomètres à l’aller et au retour.
Les congés étaient rares mais le moral était toujours élevé et il n’y a jamais eu de désertion ou d’absence illégale. Un fait important est digne d’être signalé : le contingent de la classe 1958/1 qui a été appelé pour une année de service, a été maintenu, par nécessité, pendant deux ans, ce qui fait qu’il a effectué trois ans de service en continuant à être payé sous le régime d’appelé. Et le fait important digne d’intérêt est qu’il n’y a pas eu de protestations, de réclamations, de manifestations ou de désertions, à tel point que ce contingent a marqué de son empreinte l’histoire de l’armée nationale et était, souvent, cité en exemple.
Tous ces jeunes ont fait preuve d’un nationalisme et d’un amour pour la patrie remarquables. Nous, les jeunes officiers, de retour au pays, début 1958, après avoir terminé notre formation à l’Ecole militaire de St Cyr, avons eu l’honneur de commander des soldats de ce contingent qui, à deux ou trois ans près, avaient le même âge que nous. Une grande complicité était née avec ces jeunes soldats et indépendamment du grand respect qu’ils nous portaient, ils étaient très proches de nous et pendant les moments de repos, il nous arrivait de jouer ensemble au foot, et nous prenions ensemble et régulièrement le même repas, ce qui nous rapprochait les uns des autres, et cela était excellent pour le moral et pour le bon accomplissement de la mission.
J’ai eu la chance de faire partie du groupe d’officiers, composé de sept fantassins et d’un officier du génie qui a été désigné pour servir au 2e bataillon d’Aïn Draham couvrant les gouvernorats de Souk Larbaa devenue Jendouba et du Kef, avec des compagnies implantées à Aïn Draham, à Ghardimaou, à Souk Larbaa, au Kef, à Sakiet Sidi Youssef, à Boujabeur ( une mine de plomb désaffectée située à un km de la frontière et à six km de Kalaat Senam), et un remarquable Centre d’instruction à Tabarka ; celui-ci occupe une très belle caserne qui surplombe la ville et sa plage.
Je me souviens que notre Commandant de Bataillon, le Commandant Lasmar Bouzaiane, chef remarquable et très proche de ses hommes, a eu l’intelligence et la pédagogie nécessaires pour nous détacher, durant quatre mois, au Centre d’instruction, pour nous permettre, comme il l’avait dit lui-même, de nous familiariser avec le commandement en arabe d’une part et d’autre part avec les cadres sous-officiers que nous côtoyons pour la première fois de notre vie. Son idée, ingénieuse, a été très intéressante puisqu’elle nous facilita, énormément, la tâche.
Je n’oublierai jamais que dans ce Centre d’instruction et pour pallier le manque de l’armement adéquat, dans les exercices de combat, le tir du fusil mitrailleur ou de la mitrailleuse était remplacé par le sifflet d’arbitre qui, en ronronnant, faisait un bruit représentant le tir des rafales !
(A suivre)
B.B.
(*) Ancien sous-chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien Officier adjoint du Commandant du contingent tunisien de l’ONUC (Katanga), ancien gouverneur.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.
L’article Tribune – Guerre d’indépendance de l’algérie : Protection de nos frontières et contribution au maintien de la paix dans le monde (1ère partie) est apparu en premier sur La Presse de Tunisie.