Poète, critique littéraire, essayiste, traducteur, lexicographe, éditeur et universitaire italien francophone, Giovanni Dotoli était l’hôte de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse dans le cadre d’un colloque d’amitié et d’hommage… Entretien avec une figure de marque de la littérature et des lettres.
Qu’est-ce qui, dans le monde des êtres et des choses, vous inspire pour écrire votre poésie ?
Hegel parle de la poésie comme «une manière de contempler l’univers». La fenêtre va devenir le point de départ de l’élargissement de l’espace. Tout poème devient «une ouverture, une brèche, un passage : il s’ouvre dans l’opacité du monde, il donne sur le réel et l’imaginaire». Dans Les Fenêtres, Guillaume Apollinaire affirme en toute clarté :
La fenêtre s’ouvre comme une orange Le beau fruit de la lumière
Jean-Michel Maulpoix commente : «Comme une fenêtre, en effet, le poème s’ouvre sur le monde, et comme un tableau au mur, il s’accroche à la page et y donne à voir, d’une façon particulière, un certain portrait ou paysage de langue, d’abord par son dessin connu (un sonnet, par exemple) ou nouveau, puis par sa manière de se clore et de se refermer, tant sur le monde que sur le sens.En soupirail, en balcon, en fenêtre, en parapet, il se rapporte au proche et au lointain, à l’extériorité et à l’intériorité, selon la forme de ses ajustements propres». Le poème devient un spectacle de l’espace, un théâtre de l’univers. Ainsi, l’être pourra-t-il respirer, et ne pas étouffer. La poésie se transforme en une «mise en scène» de l’espace, «la partie qui donne sur le tout». «La beauté est dans le regard», affirme Michel Deguy. Le monde est un « spectacle de vérité». Depuis Hölderlin, on parle d’habitation poétique. Le poète habite poétiquement le monde parce qu’il le voit comme le reflet de l’univers. C’est là la raison de mon inspiration.
Il y a beaucoup d’émotion dans votre poésie. Son expression est-elle toute spontanée ou le fruit d’un travail particulier sur la langue du poème ?
Toutes les définitions portant sur l’«émotion» et l’enthousiasme passent au second rang. Je préfère me situer du côté de ceux qui parlent utopie (Roberto Juarroz), de «premier et dernier des savoirs» (William Wordsworth), d’«âme entière de l’homme» versée sur la page (Samuel Taylor Coleridge), de «série de gestes magiques» (Albert Béguin), de «révolution» (Jean Cocteau), d’ambassade d’«un monde muet» (Francis Ponge), de «cœur de la poésie [qui] change éternellement de place» (Henri Pichette). C’est que dans la poésie, d’après Henri Meschonnic, il y a «l’activité et le produit», et que «la poésie est par essence plus et autre chose que la poésie même», selon Jean-Luc Nancy. D’autres témoignages se révèlent comme utiles : «Il en est des vers comme de quelques belles femmes en qui se sont fondues l’originalité et la correction; on ne les définit pas, on les aime» (Charles Baudelaire), «La poésie ? Une mystique de l’absurde. Et l’innommable nommé » (Alain Bosquet), «Je pense que la poésie tout entière est un jeu. Une inappétence réelle de bonheur, tout au moins durable, une impossibilité foncière de pactiser avec la vie, à la stupidité, à la méchanceté de laquelle l’homme ne remédiera jamais que dans une faible mesure…». (André Breton); «Qu’est-ce que la poésie, une pensée dans une image» (Goethe), «La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout » (Hugo). L’émotion : une des clés de ma poésie.
Votre poésie serait-elle motivée ou marquée par une vision personnelle du monde ?
Le poète rassemble choses et création. Le monde lui apparaît comme un spectacle d’analogies. Marc Eigeldinger écrit : «La poésie obéit à une double impulsion : d’une part, elle s’insère dans l’univers et en épouse les formes, d’autre part, elle le dépasse, s’arrache à l’emprise du réel pour céder à l’appel de la transcendance. Elle est enracinée dans la chair du monde, mais n’en demeure pas prisonnière, commandée qu’elle est par une force interne d’élévation. Elle prolonge toutes choses, ces corps que nous percevons et pensons, vers Dieu, vers un au-delà intemporel. Ce double mouvement vers l’incarnation et la transcendance correspond à l’action du Verbe divin, il s’accomplit par le truchement du langage qui vêt les objets d’une chair spirituelle». Ainsi, l’espace poétique concerne-t-il la totalité de l’univers et de ses êtres. Le poète pratique une «quête spirituelle». Il déchiffre l’écriture de la nature. Eigeldinger, de nouveau : «Le poète aspire à retrouver le commencement de la parole, les aubes et les prémices du langage […]. Pour lui, tout est jardin, mémoire du jardin d’Éden à travers la vision du monde rafraîchi par l’action sacrée du langage. Les mots deviennent les fleurs et les fruits de ce jardin. La poète a pleine conscience du sacré du monde. Percevoir l’Être, c’est percevoir Dieu et son espace, et l’éternel— pensons à Rimbaud et à son poème L’éternité. Le devin est consubstantiel à l’homme. Ainsi, espace poétique intérieur et espace du divin sont-ils sur la même ligne. Habiter poétiquement la terre signifie «habiter dans la perspective de l’Être, du sacré, de l’amour sur cette terre, en homme, en poète, celui qui par ses paroles et ses silences fonde l’Être même». Le poète— moi— habite l’espace poétique, en chair et en os.
Pourriez-vous nous révéler les spécificités du travail que vous conduisez sur les mots pour faire jaillir l’émotion qui touche le lecteur et lui donne de la jouissance verbale ?
Pour moi, la question de la langue est essentielle. J’écris dans les deux langues, en italien et en français. Je pratique le français depuis l’âge de quatorze ans. Je suis arrivé en France la première fois le premier juillet 1963, et depuis lors, j’y passe au moins deux ou trois mois par an. Mon imaginaire est le même dans les deux langues. Il n’y a pas de passage. Il n’y a pas de construction extérieure. Il n’y a pas de langue seconde. Les sonorités sont les mêmes. Bien sûr, en italien j’ai plus de liberté. C’est là que mes origines chantent et produisent des cadences ancestrales. Je me considère à tous les effets un poète de langue italienne et de langue française. Le poème est en jeu, avec sa complexité et sa structure fulgurante. Le poème est une traversée de la lumière, un éclair, une flèche dans l’obscurité, un instant de notre destinée, une colombe qui passe, «un écho de l’écho», disait mon regretté ami Salah Stétié. Le poème doit garder la vision de la lampe, les signes du centre. Témoin de l’incendie de notre cœur, il dit l’arbre, la femme, l’herbe, le blé, le nu, la rosée, le ciel, le rêve, l’inéluctable. Il garde l’inné et l’innommé, mais il donne une partie de son acte d’amour. J’ai un rapport charnel avec la langue.
Il y a une espèce de chant continu dans vos poèmes servi surtout par les répétitions lexicales et les échos sonores. Serez-vous du côté de Paul Verlaine qui préconise une poésie musicale («De la musique avant toute chose», dit-il) ?
La poésie m’emporte sur ses ailes légères. Et je ne résiste pas. Je lis le monde à la lumière de la poésie. Je vis en poète, je me sens toujours poussé par l’air d’une musique céleste, d’arbres — des peupliers, des chênes, des amandiers, des cerisiers, des orangers, des palmiers —, d’eaux, d’herbe, de blé au mois de mai, de maïs, de jardin. Les pages de ma poésie se tournent toutes seules, au mouvement du vent et des vents qui traversent mon corps et que je sens au carrefour de mon vol. Le chant de la nature m’extase. Il pénètre mes veines et mes nerfs et je commence à voir des villes nouvelles, des lacs, des dragons, des chevaux, des prismes, sur les routes ancestrales de mes rêves. Dans mon livre de poèmes intitulé Le fils du vent, je dis mon parcours de poète, en animant le monde et l’univers, vers les cavernes du ciel. Ballotté par mille métamorphoses, je me sens Ulysse invisible. Je calcule le temps du cosmos, à la montre de mon corps léger. Je vois les cavités, les creux, les interstices, les outres et les étendards de l’horizon. Les nuages filent dans le ciel, les feuilles mortes tourbillonnent, le vent me pousse vers le point, au centre du vide innocent. Emporté par le vent de fortune, je lis les points cardinaux, j’aère la page de pureté, conduit par la dispersion de l’azur. Je me sens maître des hauteurs du ciel, j’appelle Dieu et les saints, je m’efforce d’aller et d’aller, à l’infini du port du désir. J’aime le spectacle de la nature, et je pense aux « Correspondances» de Charles Baudelaire. Je cherche l’arbre de mon cœur. Fidèle à la parole, je gouverne mon frêle bateau, en allant vers les espaces immenses du souffle. Je sens une polymorphie de présence éolienne. Cette ventosité générale est pureté et expansion de l’infini, vers l’éternel laiteux. Le vent est mon frère de souffle. Il gouverne ma course et l’instant de l’illumination. Le visage au vent de la tour, je commente les chartes des confins. Des gorges d’ans et des lactations de bulles balancent dans l’effloraison de mes projets. Le vent, tout type de vent, petit vent, grand vent, brise, rafale, sirocco, mistral, alizé, tramontane, zéphyr, aquilon, noroît, simoun, suroît, nordé, me révèle l’écriture nouvelle. Eloge du vent, éloge de la poésie. Comme René Char, je rêve que ma maison n’ait «plus de vitre». Je suis «impatient de [m’] unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit». Un jour de sirocco ardent, dans mon village — j’étais tout enfant — un vieil homme me demanda : «Quelle est la meilleure poésie ?». En regardant un instant la lune, sans aucun doute je répondis : «C’est très simple, mon ami, la véritable poésie est la voix du vent». C’est pourquoi, dans la nuit bleue, je mesure le vent, qui est le vent de mon cœur, et de la croisée à la vitre cassée donnant sur la rue. Autrement, Saint-John Perse aurait-il pu écrire un livre de poèmes en prose intitulé Vents ? Et Claude Simon aurait-il pu écrire un roman intitulé Le vent ? Et Adonis aurait-il pu nous donner sa merveilleuse Mémoire du vent ?
Imaginaire du vent, imaginaire du Paradis, imaginaire de légèreté, sur les ailes du vent, qui sont mes ailes. Ma marche ressemble à celle du vent, en poésie et même dans la vie.
Entretien conduit par Nouha FERJAOUI
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