C’est à Salakta que la ministre des Affaires culturelles, Amel Srarfi, a annoncé, dimanche 18 mai, la candidature du costume traditionnel de la région de Mahdia ainsi que de la jebba tunisienne pour une inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
La Presse —Cette déclaration, faite lors de la clôture de la 34e édition du Mois du patrimoine, revêt une symbolique forte. Le choix du musée de Salakta n’est pas anodin : il incarne la volonté de lier mémoire et modernité. En accueillant une version locale du hackathon (marathon de programmation), le musée s’est transformé en un véritable laboratoire d’idées, où vingt jeunes entreprises culturelles ont investi les lieux avec images, hologrammes et dispositifs immersifs pour revisiter l’histoire locale. Une initiative applaudie par un large public, dont de nombreux artistes, et qui s’est conclue par une cérémonie de remise de prix suivie d’une représentation artistique retraçant les civilisations passées de Salakta.
Un retour à soi, en douceur mais avec certitude
Il y a des vérités qu’un pays redécouvre à voix basse, comme un murmure familier qui revient hanter les silences. En Tunisie, l’une d’elles refait surface avec une évidence sereine : la véritable richesse réside dans ce qui la distingue, dans ce qui l’ancre. Sans tapage, avec une tranquille fermeté, la tunisianité se redéploie vivante, plurielle et assumée.
Ce mouvement ne vient pas seulement d’en haut. Il émane du cœur même du peuple. Dans les festivals, sur les réseaux sociaux, à travers la mode, la cuisine, la langue et la musique, les Tunisiens célèbrent de plus en plus ce qu’ils sont, avec fierté.
Prenons les mariages. Longtemps influencées par des esthétiques venues d’ailleurs, les cérémonies tunisiennes retrouvent aujourd’hui leurs couleurs d’origine. Le hammam de la mariée, autrefois relégué au second plan, reprend toute sa place. Accessoires brodés, chants traditionnels, parfums de henné et de bkour (encens) réinvestissent l’espace. Les habits anciens et les bijoux ne sont plus des clins d’œil folkloriques, mais des parures d’enracinement, portées avec élégance et fierté.
Une cuisine audacieuse, enracinée dans le goût et la mémoire
Notre gastronomie parle aussi de nous. Par le raffinement d’un ragoût salé-sucré, la marka hloua, par l’indétrônable mloukhiya tunisienne, ou encore par cette spécialité raffinée et régionale propre à la ville de Monastir : le couscous au chirkaw. Ce dernier exige une maîtrise parfaite des cuissons, notamment celle du poisson, qui doit rester moelleux, et est souvent servi lors de repas de réception. Une cuisine qui s’épanouit dans une diversité joyeuse.
Cuisine de rue ou de fête, revisitée ou ancestrale, salée ou sucrée, elle est portée par une nouvelle génération de passionnés. Influenceurs, mères de famille, chefs confirmés ou en devenir partagent leurs recettes comme autant de fragments d’identité. C’est une cuisine de caractère, à l’image de son peuple : audacieuse, vivante, chaleureuse.
En ce moment même, les maisons du Cap Bon sont embaumées de fleur d’oranger, de géranium, de rose… C’est la saison des eaux florales, des gestes transmis discrètement de mère en fille. Chaque goutte distillée porte en elle un éclat de mémoire, un geste d’amour silencieux, une fidélité à ce que nous sommes.
Ce retour aux sources traverse les générations. Même les plus jeunes s’en emparent avec créativité. Sur TikTok, la danse populaire tunisienne refait surface, portée par des sons anciens réactualisés. Le mezoued, avec sa pulsation reconnaissable entre toutes, crée un lien immédiat, un sourire, un mouvement du corps, une complicité. Il est difficile d’être tunisien et de rester de marbre face à cette musique-là.
Une résistance douce dans un monde sans repères
Dans un monde saturé d’images et d’influences, l’identité tunisienne devient une forme de résistance tranquille. Elle ne s’impose pas par le conflit, mais par l’évidence. Elle s’exprime dans les odeurs, les sons, les gestes, les objets.
Être soi, aujourd’hui, en Tunisie, c’est choisir l’ancrage sans tourner le dos à l’ouverture. Ce n’est pas s’opposer à la modernité, mais dialoguer avec elle, avec assurance et souplesse. Dans chaque acte, chaque célébration, chaque geste ancestral, c’est une Tunisie vivante qui se raconte à elle-même et au monde. À ce titre, l’annonce de la candidature de la jebba tunisienne a fait l’unanimité, tant elle symbolise cette identité commune et partagée. Mais la désignation du costume traditionnel de Mahdia a suscité des réactions : pourquoi Mahdia et pas Hammamet ? Pourquoi pas Kairouan ? Pourquoi pas le Nord ? Pourquoi pas le Sud ?
La force dans la diversité
Ces interrogations sont légitimes, mais ne doivent pas nous diviser. Au contraire, elles doivent nourrir une conscience collective, car chaque dossier déposé, chaque élément régional reconnu, est une victoire pour tout le pays. Une jebba, une fouta, une blousa, un bijou, une recette, une danse — et même le caftan carthaginois, fruit d’une inspiration puisée dans les statues du musée du Bardo et de Carthage, qui le distingue du caftan marocain. Tous ces fragments de patrimoine, lorsqu’ils sont protégés, ne sont pas des trophées locaux, mais des piliers d’un même édifice. Celui d’un terroir national riche de ses nuances, et d’un peuple qui a compris que sa force réside dans la diversité de ses racines. Un parfum d’identité nourri des arômes de la terre, qui n’appartient à personne, car il appartient à tous.
Mais cette richesse, si vaste soit-elle — vestimentaire, culinaire, architecturale ou immatérielle — est aujourd’hui en péril. Le patrimoine tunisien est d’une telle abondance qu’il en devient vulnérable. Il est urgent que les autorités agissent avec détermination pour le recenser, le préserver, le promouvoir.
Makroudh de Kairouan, charmoula de Sfax, bourzgane du Kef. Il y a, dans chaque ville, chaque foyer, un goût, un geste, une parure, un savoir transmis à voix basse. Les tenues du Sud comme El Houli, celles du Nord comme à Rafraf ou Ras Jbel, les bijoux anciens qu’on garde comme des secrets, tout cela mérite d’être protégé. Non par fierté régionale, mais par devoir de mémoire. Car ce qui n’est pas reconnu finit par disparaître. Ce qui n’est pas transmis s’efface. Il est temps que la Tunisie se lève, unie, pour faire de cette richesse éclatée une force commune. Que notre diversité ne soit plus dispersée, mais portée haut, comme un héritage vivant à inscrire au patrimoine de l’humanité.