Décoloniser la santé | Le soin humanitaire comme camouflage
Dans la foulée d’un premier article de l’auteur publié par Kapitalis («Ce que le corps guérit, l’industrie ne veut pas l’entendre»), ce second article inaugure une série intitulée «Décoloniser la santé : chroniques d’un médecin en territoire dépendant». Dr Ben Azzouz y explore, à partir de son expérience de terrain de médecin tunisien en Afrique du Sud, la manière dont certaines interventions dites humanitaires participent à des logiques de pouvoir, de normalisation et de dépendance médicale structurelle. Il s’inscrit dans une réflexion plus large sur la souveraineté thérapeutique des pays africains, et sur la nécessité de redonner au soin sa dimension politique, éthique et poétique. Et explique comment certaines ONG et fondations masquent les logiques de contrôle postcolonial.
Dr Hichem Ben Azouz *

On dit «ONG», on dit «fondation», on dit «aide internationale». Mais derrière ces mots, il y a des drapeaux. Derrière les drapeaux, il y a des marchés. Et derrière les marchés, il y a des chaînes.
Depuis des années, le soin s’exerce dans les marges. Dans des hôpitaux et cliniques sans ressources, ces townships d’Afrique australe où le Sida n’est plus seulement une maladie, mais une monnaie, un quota, une statistique qu’on marchande. Là où les antirétroviraux tombent du ciel, mais où les compresses manquent. Là où l’on peut obtenir un test de charge virale à plusieurs dizaines de dollars, mais souvent pas d’eau propre.
Et toujours, dans l’ombre, une ONG. Pepfar, USAid, Fondation Bill et Melinda Gates, Clinton Health Access Initiative… des noms ronflants, des logos bien polis. Le soin, paraît-il. Mais à condition de bien suivre la ligne.
Soigner, mais sous contrôle
Les ONG internationales en santé n’agissent pas dans le vide. Elles n’ont rien d’innocent. Elles sont les prolongements souples d’une gouvernance globale, du «Soft Power». Une diplomatie du médicament, une médecine sans souveraineté.
Elles arrivent avec leurs fonds, leurs guidelines, leurs projets de recherche et leurs tableaux Excel. Elles choisissent qui soigner, avec quels produits, selon quels critères. Ce n’est pas une médecine gratuite. C’est une médecine conditionnée.
Et pendant ce temps, les chercheurs et académiciens des universités du Nord, Harvard, Johns Hopkins, Oxford, reçoivent les données du terrain sur leurs ordinateurs. Ils analysent, publient dans The Lancet ou le British Medical Journal, et tracent des cartes du monde qu’ils n’ont jamais foulé. Ils projettent des lignes, font parler les chiffres, modélisent le soin… à distance. Le réel, pour eux, est une variable. Le terrain, un tableau statistique. Ils ne voient ni les visages, ni la poussière, ni la fatigue. Mais ils dictent pourtant la marche à suivre.
On parle de santé publique. Mais c’est une santé sous tutelle. Un protocole rédigé à Atlanta, appliqué à Soweto. Une molécule imposée à Kinshasa, parce qu’elle coûte moins cher dans les appels d’offres. Les ONG ne viennent pas réparer. Elles viennent gérer.
Humanitaire ou néocolonial ?
La ligne est fine. Mais elle est là.
Ce qu’on appelle «soin humanitaire» est souvent un camouflage moderne du pouvoir. Un pouvoir qui ne tue plus avec des armes, mais avec des dépendances.
Un pouvoir qui n’exige pas l’obéissance par la force, mais par le financement.
«L’aide internationale est la continuation du contrôle colonial par d’autres moyens», dirait Frantz Fanon s’il était encore parmi nous.
Pepfar finance, mais Pepfar décide. USAid distribue, mais USAid contrôle les résultats.
Les patients deviennent des unités dans des rapports. Les médecins deviennent des agents d’exécution clinique. Et la pensée médicale locale est désactivée.
Quand les médicaments décident de la politique
Dans certains pays d’Afrique australe, les programmes VIH/Sida sont plus puissants que les ministères de la santé. Les directeurs de programmes attendent les financements étrangers comme autrefois on attendait les missions évangéliques. Le politique est paralysé. Le clinique est scripté. Et l’Afrique devient un plateau de surveillance sanitaire.
Un centre reçoit des kits VIH chaque trimestre. Mais si l’on ose prescrire autre chose, un traitement innovant, une approche intégrée, une molécule non subventionnée, c’est refusé, coupé, stigmatisé. Le soin est devenu normatif. Pas pour le patient. Pour l’algorithme. Le dossier médical devient un contrat. Et le médecin, un sous-traitant du nouvel ordre thérapeutique.
Reprendre le souffle, refuser la camisole
Il est temps de dire non. De dénoncer cette aliénation douce et violente. Cette camisole pharmaceutique habillée en humanitaire. Il ne s’agit pas de refuser la solidarité. Il s’agit de refuser la soumission.
Oui à une aide qui soutient. Non à une aide qui dicte. Oui à une médecine fraternelle. Non à une médecine managériale. Oui à l’échange des savoirs. Non à l’imposition des normes.
Ce texte n’est pas une attaque. C’est un appel. Pour que les médecins, les soignants, les penseurs africains reprennent la parole. Pour que l’on cesse de croire que prendre soin est une entreprise logistique de domination. Pour que l’on redonne au soin sa dignité politique, sa charge poétique, sa vérité humaine.
Ils veulent le silence, mais on revient avec le cri.
* Médecin tunisien opérant à Johannesburg, Afrique du Sud.
L’article Décoloniser la santé | Le soin humanitaire comme camouflage est apparu en premier sur Kapitalis.