Le projet de protection du littoral de Bizerte fait débat
Pour la société civile, la situation du projet de protection du littoral de Bizerte contre l’érosion et la submersion marine n’est pas assez claire et certains de ses aspects posent problème. Aussi un débat regroupant les responsables publics, le bureau d’études et l’entreprise en charge du projet, d’un côté, et la société civile représentée par les associations environnementales de la région de l’autre, s’impose-t-il avec urgence puisque les travaux vont démarrer incessamment. (Ph. La corniche de Bizerte rongée par les vagues).
Abderrahman Ben Gaid Hassine *

Vendredi 24 octobre 2025, l’entreprise titulaire de la première tranche du marché de protection du littoral de Bizerte entama l’installation du chantier avec pour mission la réalisation des ouvrages en enrochement et en acropodes. Le rechargement artificiel des plages et l’exécution de la digue en gradin feront l’objet d’une deuxième tranche dont la date n’est pas annoncée faute de financement.
S’adressant à l’agence Tap, le 10 septembre dernier, le directeur général par intérim de l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal) a fait savoir que le budget total alloué à cette opération est de 60 millions de dinars. Or, ce même projet, tel que présenté à l’occasion de la journée d’information organisée par l’Apal le 10 avril dernier au siège du gouvernorat, était estimé à 113 millions de dinars et comportait, entre autres, une digue en gradin de 1100 mètres linéaires de longueur entre Ras Blat et La Belle Plage qui, d’après la dernière déclaration de Mehdi Belhaj, semble avoir été exclue du projet.
Après dix-huit mois d’un appel d’offres déclaré infructueux, revoilà le projet refaire surface avec, cette fois-ci, des rebondissements qui laissent pantois et qui en disent long sur la façon dont est géré un marché public d’une telle importance.
Sur le plan de la communication et nonobstant la dernière déclaration de son directeur général, l’Apal n’a fourni aucune information officielle sur le projet laissant dans l’expectative et dans le doute une société civile qui ne cesse de suivre avec préoccupation la dégradation de la côte balnéaire de la Corniche depuis Ras Blat jusqu’à l’embouchure d’Oued Harraga.
Une deuxième phase en quête de financement
Lors de la journée d’information du 10 avril dernier, le directeur général de l’Apal a fait savoir que l’agence dispose d’une enveloppe de 40 millions de dinars de quoi financer la première phase du projet qui portera sur l’exécution les ouvrages en enrochement.
Quant à l’exécution du reste du projet à savoir la digue en gradin et le rechargement artificiel, celle-ci fera l’objet d’une deuxième phase sans en indiquer la date et la source de financement qui s’élèverait à environ 70 millions de dinars.
L’achèvement complet du projet est donc tributaire d’un nouvel organisme bailleur de fond autre que la banque allemande KfW qui a financé à hauteur de 75% la première phase.
L’arrêt du projet au niveau de la première tranche sans digue en gradin et sans rechargement artificiel est donc probable.
Une estimation en dent de scie
Initialement estimé à 24 millions de dinars, le projet présenté par l’Apal à la société civile le 10 avril dernier et tel qu’il figure dans la version définitive de l’avant-projet détaillé est passé à 113 MD pour rechuter, six mois après, à 60 MD selon le haut responsable de l’agence alors que le chargé de presse du gouvernorat annonce, à l’occasion de l’installation du chantier, une enveloppe totale d’environ 90 MD.
Un projet ingénieusement étudié et approuvé par un comité de pilotage interministériel ne doit pas connaître de pareil tâtonnement synonyme de légèreté au niveau de sa gestion technique et financière. D’ailleurs, nombreux sont les projets publics qui ont tourné au vinaigre pour des incohérences au niveau des études et des estimations et qui ont finalement pris le long chemin des palais de justice.
Evoquant les projets bloqués ou en difficulté, le Chef de l’Etat ne cesse d’émettre ses directives pour la relance de ces projets et surtout mettre fin à ce fléau qui pèse sur l’économie du pays. Au vu des derniers rebondissements, le projet de protection du littoral de Bizerte risque de connaître ce sort. Anticiper sur un tel risque pour s’en prémunir, tel est l’objectif de la présente publication.
Intégrer la dynamique naturelle du littoral
Alors que les experts les plus avertis, réalisant que plus sont dures les solutions préconisées, plus est cinglante la riposte de la nature, ont fini par infléchir leur tendance en optant pour des solutions douces dont l’approche est plus environnementale, nous voilà aujourd’hui à Bizerte entrer en guerre avec cette nature croyant pouvoir lui imposer un nouveau tracé de la ligne de côte tout en tournant le dos à la dynamique naturelle du littoral qui, depuis la nuit des temps, ne cesse de façonner les estrans, d’apporter et d’emporter les sédiments des plages et des fonds.
S’il est vrai que les solutions égoïstes dites «dures» (épis, digues, brise-lames, etc.) sont parvenues à fixer temporairement le trait de côte d’un rivage, il n’en demeure pas moins vrai que ces solutions ont toujours provoqué l’érosion voire la disparition des plages adjacentes.
Pour ne citer que cet exemple, les deux épis en enrochement implantés au sud de la marina d’El Kantaoui en 1990 ont provoqué l’érosion de la plage de Sousse nord située à l’aval de la dérive littorale. Les intervenants ont chanté victoire alors qu’ils n’ont fait que translater le phénomène d’érosion d’une bande littorale vers une autre bande autrefois stable.
Les récents travaux de démantèlement des brise-lames de Hammam-Lif et du cavalier en enrochement de Rafraf sont également des exemples qui traduisent l’inadéquation des stratégies de protection à la dynamique naturelle de nos littoraux.
A Bizerte, à l’instar de Sousse nord, les 3 épis géants projetés et qui s’apparentent beaucoup plus à des jetées portuaires qu’à des ouvrages balnéaires, provoqueront inévitablement l’érosion des plages de Sidi Salem jusqu’ici stables du point de vue sédimentaire.
Que l’Apal sache que les riverains, résidents et hôteliers accepteraient très mal la protection des plages de la Corniche sur le compte des fameuses plages balnéaires de Sidi Salem.
Recours à la modélisation physique
Pour la corniche de Bizerte, le bureau d’études a programmé des essais sur des modèles réduits (3 épis, un cavalier et une digue en gradin) dans le but de prédire le comportement de ces ouvrages dans leur environnement physique et d’évaluer leurs performances en termes de protection et de durabilité.
Ces essais qui s’opèrent dans un canal et dans une cuve à houle peuvent conduire à d’éventuelle optimisation du projet voire même le rejet pur et simple des ouvrages de défense préconisées c’est pourquoi il faut toujours inclure ces essais dans la phase étude du projet c’est-à-dire avant le lancement de l’appel d’offres pour le choix d’une entreprise de travaux.
Or, dans le cas de Bizerte, ces essais sur modèles réduits ont été confiés à l’entreprise adjudicataire ce qui signifie, sans aucune ambiguïté, que le marché des travaux est conclu alors que la fiabilité de la stratégie de défense n’est pas encore confirmée. Des questions s’imposent alors :
- Quel serait le sort du projet si les résultats de la modélisation physique ne sont pas probants et que la stratégie de protection testée s’avère inadaptée au site ?
- L’ordre de service de commencer les travaux étant déjà donné à l’entreprise, va-t-on autoriser cette dernière à entamer les travaux d’enrochement avant la conclusion des essais de la modélisation physique, lesquels essais peuvent durer 6 mois ?
- L’Apal fera-t-elle fi des résultats de ces essais pour maintenir le chantier en activité et éviter la procédure complexe de résiliation du contrat des travaux ?
Impact des ouvrages sur l’environnement côtier
Le marché d’étude passé entre l’Apal et le bureau concepteur prévoit la réalisation de l’étude d’impact du projet sur l’environnement. Or et à la date de l’appel d’offres infructueux de mars de l’année dernière, cette étude n’a pas été réalisée. Un manquement qui nous renvoie au rôle du comité de pilotage du projet qui doit, entre autres, vérifier la conformité de la procédure d’exécution des marchés d’étude et de travaux.
Aujourd’hui, la société civile demande à être informée des résultats de l’étude d’impact des nouveaux ouvrages sur l’environnement côtier ainsi que l’impact du transport des produits de carrière sur l’infrastructure routière de la ville. Cette étude doit mettre l’accent sur l’impact de l’épi en Y N°1 du côté de oued Harraga sur la stabilité des plages de Sidi Salem situées à l’aval de la dérive littorale. A défaut de cette étude, la société civile serait amenée à l’exiger par les moyens légaux dont elle dispose avant l’exécution des ouvrages en enrochement d’autant plus que le bureau d’études a été déjà payé pour cette mission.
Parcours des camions à bennes
D’après l’entreprise des travaux, les camions à bennes chargés de produits de carrière emprunteront la route littorale longeant la côte de la Corniche depuis Ras Blat jusqu’à l’ancien hôtel démoli Le Nador dont le terrain abrite l’installation du chantier. Sachant que la fourniture du chantier en tout-venant et en roches nécessiterait environs vingt mille voyages, le parcours tracé par l’entreprise, à notre humble avis, n’est pas le meilleur pour les raisons suivantes :
- La route littorale étant très animée non seulement pendant les périodes estivales mais à longueur de l’année, le passage des camions peut provoquer davantage d’encombrement, de désagrément et de risque.
- Cette route qui vient de subir du fait de la tempête de novembre 2019 les effets de franchissement de la houle peut s’avérer incapable de supporter sans déformation la charge dynamique des camions à bennes dont le poids total peut atteindre 60 tonnes. La direction régionale de l’Equipement a certainement son mot à dire à ce sujet.
- La nouvelle route communément appelée Kayass Jedid qui est beaucoup moins chargée et structurellement plus résistante que la route littorale n’est-elle pas mieux indiquée pour contenir le trafic des camions du chantier ?
Sable de rechargement : une cubature à revoir
La quantité de sable de rechargement des 2890 mètres linéaires de plages de la corniche a été estimée à 900 000 mètres cubes soit 1,6 millions de tonnes nécessitant le recours à 45 000 voyages par camions à bennes. Si l’on se base sur la ration d’un mètre cube de sable par un mètre carré de plage (ration tirée de l’opération de rechargement de la plage de Hammamet ville en 2024) et en admettant que la largeur de la plage est de 50 mètres, la quantité de sable de rechargement des plages de la corniche serait de 145 000 mètres cubes. De ce fait, les 900 000 mètres cubes figurant dans la version finale de l’APD sont extrêmement exagérés. Une quantité sextuplée qui constitue une des causes du renchérissement anormal du projet.
Des jetées portuaires dans une plage balnéaire
Pour piéger le sable provenant de la dérive littorale et fixer le sable de rechargement, le bureau d’étude a préconisé 3 épis géants dont la côte d’arase est à plus de 4 mètres au-dessus du niveau de la mer et dont la longueur totale est de 1630 mètres linéaires.
Avec une longueur et une section pareille, il ne s’agit plus d’ouvrages balnéaires mais de véritables jetées portuaires dotés de phares et de bittes d’amarrage pour bateaux à leurs musoirs. Au sujet de cette conception, le bureau d’études doit nous dire pourquoi il n’a pas préconisé des épis plongeants (moitié émergeants, moitié immergés) qui sont beaucoup moins encombrants et automatiquement moins chers à l’instar de ce qui a été réalisé à Rafraf et à Soliman?
Ces épis surdimensionnés, en plus qu’ils auront de graves effets collatéraux notamment au niveau du blocage des sédiments qui allaient alimenter les plages de Sidi Salem, vont couper avec la continuité naturelle et habituelle des plages depuis Ras Blat à la jetée nord de l’avant-port de Bizerte puisque les 3 épis couperont le passage d’un tronçon à l’autre.
Utilité d’un cavalier et de ganivelles
A Rafraf, l’Apal a procédé au démantèlement d’un cavalier en enrochement longeant une partie du rivage reprochant à l’ouvrage d’être la source de nuisance et d’érosion. A Bizerte, le même bureau d’études préconise le même ouvrage mais de dimensions beaucoup plus importantes moyennant l’enrochement de 590 mètres linéaires de plage. Ce tronçon de côte balnéaire artificialisé par la digue deviendra, à coup sûr, impropre à la baignade et provoquera davantage d’érosion du fait de la réflexion de la houle sur l’ouvrage.
D’un autre côté, l’on se demande sur l’utilité des 600 mètres de ganivelles à implanter du côté de Sidi Salem dans le but de fixer les dunes alors que les dunes à fixer n’existent pas.
Pour la société civile de Bizerte, la situation du projet n’est pas assez claire, c’est pourquoi un débat regroupant l’Apal, le bureau d’études et l’entreprise d’un côté et la société civile représentée par les associations environnementales de la région de l’autre, s’impose avec urgence puisque les travaux vont démarrer incessamment.
A tout bon entendeur salut !
* Ancien Ingénieur CTMCCV.
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