Maher Ben Aissa : « La position stratégique de la Tunisie pourrait permettre d’aller loin »
Face à un déficit commercial inquiétant, l’urgence de bâtir une stratégie à moyen et long terme est plus que nécessaire. Et ce, dans le but de renforcer le dialogue public-privé, en diversifiant les marchés vers l’Afrique et le Moyen-Orient, et en surmontant les obstacles logistiques et financiers. Maher Ben Aissa, vice-président de la chambre syndicale nationale des sociétés de commerce international à l’UTICA, tire la sonnette d’alarme sur la situation des exportations tunisiennes. Interview :
Quels sont les indicateurs clés pour renforcer le dialogue public-privé dans le commerce international ? On parle de moins en moins de ce dialogue, alors qu’on l’entendait souvent auparavant. Quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Maher Ben Aissa : Actuellement, on parle surtout d’export, mais la situation est difficile. Cette année, on s’attend peut-être à un déficit commercial dépassant 20 milliards de dinars, ce qui serait alarmant. L’année dernière, nos exportations étaient à 62 milliards de dinars, majoritairement (72 %) vers l’Europe, ce qui est à la fois une force et une faiblesse puisque l’Europe est une région en déclin démographique et de faible croissance. Il faut donc consolider ce marché tout en cherchant d’autres horizons, comme l’Afrique subsaharienne et les pays arabes, malgré la concurrence, la logistique et les problèmes bancaires en Tunisie.
Existe-t-il une stratégie sur le long terme pour les exportations tunisiennes, par exemple à l’horizon 2035 ?
Maher Ben Aissa : Malheureusement, cette stratégie n’existe pas encore. Il y avait un projet avec l’International Trading Center (ITC) pour réaliser une étude et définir une stratégie à horizon 2035, mais il n’a pas encore démarré. Aujourd’hui, on travaille surtout à court terme, ce qui est illogique. La Tunisie doit rechercher des niches dans de nouveaux marchés comme l’Afrique.
Vous évoquez l’Afrique comme un marché prometteur avec une population qui devrait atteindre 2 à 2,5 milliards d’habitants d’ici 2050. Pourtant, vous dites que la Tunisie n’a plus de produits à offrir. Pouvez-vous l’expliquer ?
Exact. Il y a dix ans, on exportait beaucoup de produits vers l’Afrique, comme des couches pour bébés, des carreaux céramiques, mais ces produits ont presque tous disparu car ces pays construisent eux-mêmes leurs industries pour résorber leur chômage et exporter à leur tour. Donc la stratégie d’implantation directe en Afrique est essentielle.
Quelles mesures faut-il prendre pour encourager les PME tunisiennes à aller s’implanter en Afrique ?
La Tunisie compte 95 % de PME qu’il faut guider et encourager à s’installer en Afrique, ce qui n’est pas facile. L’État doit intervenir pour accompagner ces jeunes entrepreneurs, comme l’ont fait la Turquie et le Maroc, avec des politiques publiques fortes, des infrastructures et une présence diplomatique renforcée. Prenons l’exemple de la Turquie qui a ouvert ses ambassades partout en Afrique, développé des lignes aériennes directes avec Turkish Airlines, investi dans les infrastructures locales (mosquées, stades) et renforcé sa flotte maritime. De même, il serait judicieux que les pays du Maghreb s’unissent pour agir ensemble, notamment avec l’Algérie via la consolidation de la route transsaharienne – une voie stratégique pour réduire les coûts et améliorer les délais.
Quel bilan faites-vous de la participation tunisienne lors de la Foire intra-africaine IATF 2025 à Alger ?
Malheureusement, je n’y étais pas, mais j’ai observé le travail de l’Afreximbank à Tunis, notamment avec M. Hafedh Ben Afia. La Tunisie doit renforcer ses liens avec l’Algérie, surtout via la voie transsaharienne, qui est cruciale pour capter le marché africain rapidement.
Quelles sont les difficultés majeures rencontrées dans le commerce africain, notamment au sujet du financement et de la logistique ?
Les banques européennes ont quitté l’Afrique, ce qui pose un vrai problème.
En Tunisie, les virements tardent car ils passent par des banques chinoises, libyennes ou kenyanes, ce qui augmente les coûts. Un autre problème est la conformité bancaire, car souvent les virements africains passent par plusieurs pays. La Tunisie doit simplifier ces procédures et trouver des solutions financières, comme l’acceptation du franc CFA par la Banque centrale de Tunisie ( BCT) , une demande en attente depuis plusieurs années. J’ajouterais que la solution PAPSS, le paiement en monnaie locale africaine, est viable pour la Tunisie, qui, à mon sens, est une idée positive. Cependant, quelques banques restent réticentes. Ce système est encore peu utilisé (à part au Zimbabwe). Il faut encourager cette solution, mais d’autres obstacles, notamment logistiques, sont encore plus importants.
Qu’en est-il du coût de la logistique en Tunisie ?
Le coût de la logistique en Tunisie est trois fois supérieur à la moyenne internationale, ce qui est très élevé. La gouvernance du secteur doit être améliorée. Les ports, comme celui de Tunis classé 251ème au monde, et le port d’Enfidha, bien que port en eau profonde, ne jouent pas encore pleinement leur rôle. Il faut un partenariat stratégique similaire à celui de Tanger Med au Maroc, géré par des opérateurs privés internationaux.
Maher Ben Aissa : « L’export doit devenir une stratégie nationale fondamentale »
Et enfin, quel avenir pour la jeunesse tunisienne dans ce contexte ?
Il faut encadrer et encourager la jeunesse. Le fonds FOPRODEX, avec 100 millions de dinars, est sous-utilisé (59 millions consommés en trois ans). Beaucoup de jeunes veulent partir à l’étranger pour de meilleures conditions, mais c’est une opportunité aussi : leur diaspora peut renforcer la Tunisie via les IDE, les startups et les transferts financiers (déjà près de 10 milliards de dinars). Il faut aussi les encourager à s’implanter en Afrique, où se trouve la croissance.
Pour conclure, quel message voulez-vous transmettre concernant la stratégie d’exportation ?
L’export doit devenir une stratégie nationale fondamentale. La position stratégique de la Tunisie pourrait permettre d’aller loin, en intégrant aussi la réexportation, à l’image de Singapour, qui avec 4 millions d’habitants fait plus de 400 milliards de dollars d’exportation. Il faut renforcer cette position et multiplier les partenariats avec l’Europe, le monde arabe et l’Afrique.
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