Projet de «Coran européen» │ L’entrisme musulman remonte au Moyen Âge
De la lecture d’Averroès par Thomas d’Aquin aux subventions européennes du XXIe siècle pour les études coraniques, l’infiltration islamo-philosophique poursuit son œuvre dans les marges du savoir occidental.
Sadok Chikhaoui *

Une panique ancienne s’est saisie de la maison fasciste. Il y a quelques mois, une tempête s’est levée dans un verre d’eau bureaucratique quand des agitateurs de l’extrême-droite surent que l’Union européenne finance un programme de recherche sur le Coran en Europe**. Aussitôt, les réactions outrées ont fusé : «influence des Frères musulmans», «offensive théocratique», «réécriture de notre histoire».
Pourtant, ce que certains feignent de découvrir aujourd’hui était déjà à l’œuvre au XIIIe siècle.
L’Université de Paris, alors haut lieu du savoir chrétien, abritait en son sein les premières manifestations de cette prétendue infiltration. Saint Thomas d’Aquin, en traduisant Averroès, ouvrait déjà les portes de l’Occident à ce qui serait plus tard dénoncé comme l’entrisme islamique.
Quand le docteur angélique découvre la pensée d’Ibn Rushd à travers les traductions venues d’Espagne, il ne se doute pas qu’au XXIe siècle, son goût pour la logique aristotélicienne arabe lui vaudrait d’être soupçonné de «salafisme soft» par certains chroniqueurs du matin. Sa ‘‘Somme théologique’’, en intégrant des fragments de pensée islamique, aurait pu figurer, aujourd’hui, dans le viseur de ceux qui traquent l’ennemi de l’intérieur.
Averroès, Avicenne, Al-Fārābī : Frères musulmans avant la lettre ?
À en croire certaines lectures contemporaines — particulièrement celles d’un prof de sport converti en chroniqueur omniscient — les grands philosophes arabes seraient en réalité des agents dormants de l’islam politique. Leur crime ? Avoir transmis les textes grecs à l’Europe, et osé penser Dieu en des termes universels.
Déjà en 2008, Sylvain Gouguenheim opérait un tournant révisionniste en publiant ‘‘Aristote au Mont-Saint-Michel’’. Cet ouvrage emblématique d’une tendance idéologiquement orientée cherchait à redessiner l’histoire pour affirmer une pureté fantasmée de la civilisation occidentale. Gouguenheim y minimisait — voire niait — le rôle fondamental joué par les penseurs arabes et musulmans dans la transmission du savoir grec à l’Europe médiévale.
Sa thèse, largement contestée par les historiens des sciences et de la philosophie, s’inscrivait dans un courant néo-conservateur, plus politique qu’académique. Le fait que cet auteur ait ensuite conseillé un candidat d’extrême droite comme Éric Zemmour montre à quel point certains travaux, sous couvert d’érudition, peuvent nourrir une rhétorique identitaire, excluante, et dangereusement révisionniste.
On oublie commodément que sans ces penseurs — Avicenne, Al-Fārābī, Averroès — l’édifice même de la scolastique se serait probablement effondré dans un vide théologique. On oublie aussi que les manuscrits de Tolède, de Palerme, de Cordoue sont les véritables ancêtres de la mémoire européenne.
De la «science juive» à la philosophie islamique : l’angoisse de l’origine
L’analogie est frappante : ce que les nazis dénonçaient comme «science juive» — dans la psychanalyse, la théorie de la relativité ou la phénoménologie —, certains détracteurs de l’islam l’appliquent aujourd’hui à la philosophie arabo-musulmane.
C’est toujours la même peur : que l’origine du savoir ne soit pas purement européenne; que la rationalité ait transité par d’autres langues, d’autres visages, d’autres lieux. Que la pensée ait traversé l’islam sans s’y abîmer, mais au contraire s’y être élevée.
Pour certains cercles crispés sur une identité close, cette généalogie hétérogène est insupportable.
Le débat contemporain sur l’islam, comme naguère sur Freud ou Einstein, est mené par des figures qui ne lisent pas mais qui s’expriment. Wikipedia tient lieu de référence ; un petit «Que sais-je ?» devient certificat de spécialisation; et l’absence de lecture devient, pour un public désarmé culturellement, gage de clarté.
L’Europe, en reniant ses propres filiations intellectuelles, se condamne à l’amnésie et à la stérilité. Refuser la pluralité des sources, c’est se priver de la possibilité de comprendre son histoire — et d’échapper aux fantasmes qui l’empoisonnent.
La philosophie est cet entrisme qui ne dit pas son nom. Elle vient toujours d’ailleurs, par un biais, un écho, un exil.
* Enseignant.
** Il s’agit d’un projet visant à étudier l’influence du Coran en Europe du Moyen Age au XIXᵉ siècle, qui a été la cible d’attaques au motif qu’il serait un relais d’influence pour les Frères musulmans. « Des accusations qui paraissent déconnectées de la réalité de la production de ce programme de haut niveau », écrit notamment Le Monde.
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