Ahmed Ben Mustapha : « Trump n’a pas de vision particulière concernant la Tunisie »
Ahmed Ben Mustapha, ancien ambassadeur tunisien et fin connaisseur du monde arabe, décrypte les enjeux géopolitiques de la région. Dans cette interview exclusive, il aborde la place de la Tunisie dans le projet des États-Unis, la durabilité de la trêve à Gaza, et les véritables enjeux de la guerre entre Israël et le Hamas.
Quelle place la Tunisie occupe-t-elle dans le projet de Trump ?
Je pense que Donald Trump n’a pas de vision spécifique ou particulière concernant la Tunisie. En réalité, sa vision est plus large et englobe toute la région de l’Afrique du Nord. L’objectif principal de Trump, repris d’ailleurs par l’administration Biden, est d’étendre les accords d’Abraham – ces accords de normalisation entre Israël et certains pays arabes – à l’ensemble des pays du Maghreb. Pour lui, l’alliance entre le Maroc et Israël doit servir de modèle et être étendue à d’autres pays de la région, y compris la Tunisie. Cette stratégie est au cœur des difficultés actuelles entre la Tunisie et les États-Unis.
Pour comprendre cette dynamique, il faut revenir aux événements du 25 juillet 2021, lorsque le président Kaïs Saïed a pris des mesures exceptionnelles, gelant les activités du Parlement et renvoyant le gouvernement. Ces actions ont été perçues de manière très négative par les Occidentaux, en particulier par les États-Unis, car, depuis les printemps arabes de 2011, les États-Unis et leurs alliés ont soutenu une certaine vision de la démocratie dans la région, qui incluait une montée en puissance des courants islamistes. Ces courants, en Tunisie comme ailleurs, étaient perçus comme des acteurs capables de servir les intérêts américains et occidentaux dans la région.
Durant la décennie qui a suivi les printemps arabes, la Tunisie a été gouvernée par des forces politiques islamistes, notamment Ennahdha. Ces gouvernements ont largement satisfait aux demandes du G7 et des institutions internationales comme le FMI. Par exemple, les programmes d’ajustement structurel signés en 2013, 2016, et même en 2020 sous le gouvernement d’Elyes Fakhfakh, étaient alignés sur les attentes des partenaires occidentaux. Des réformes comme l’ALECA, la loi sur les investissements, et le partenariat public-privé, ont été conçues pour ouvrir l’économie tunisienne aux demandes de l’Union européenne et des États-Unis.
Cependant, à partir de 2021, avec l’arrivée du président Kaïs Saïed au pouvoir, la donne a changé. Les États-Unis et leurs alliés ont perçu les actions de Saïed – notamment le gel du Parlement et l’instauration d’un régime présidentiel – comme une menace pour le processus démocratique en Tunisie. Ils redoutent également la remise en cause des acquis susmentionnés réalisés durant la décennie islamiste en Tunisie. De son côté, le président a une vision différente : il cherche à reconsidérer les politiques économiques et diplomatiques de ses prédécesseurs, notamment en gelant les accords avec le FMI et en refusant de se plier aux exigences occidentales.
Aujourd’hui, je ne m’attends pas à une évolution notable de la politique des États-Unis à l’égard de la Tunisie ou à l’échelle régionale. Les États-Unis, sous Biden comme sous Trump, continuent de pousser pour une intégration de la Tunisie dans leur stratégie régionale, notamment à travers l’extension des accords d’Abraham. La vision de Trump pour la Tunisie s’inscrit dans une logique régionale visant à étendre l’influence israélienne et américaine au Maghreb. Cependant, la Tunisie sous Kaïs Saïed résiste à cette pression et se montre déterminée à préserver son indépendance de décision en politique étrangère et économique.
Faut-il croire à la durabilité de la trêve à Gaza ?
Bien sûr que non. Il est évident que Netanyahou cherche, par tous les moyens, à briser cette trêve et à reprendre les hostilités. C’est d’ailleurs ce qu’il laisse entendre presque quotidiennement. À moins d’un miracle – c’est-à-dire d’un événement lié à une reconfiguration majeure des relations internationales –, cette trêve semble vouée à l’échec. Une telle reconfiguration devrait intégrer le conflit israélo-palestinien dans un processus politique plus large, visant à redéfinir les relations entre les États-Unis et les BRICS.
Pour que cela soit possible, les BRICS ne doivent pas se contenter de régler les tensions bilatérales entre la Chine et les États-Unis, ou entre la Russie et l’Occident. Ils doivent proposer une approche globale de la sécurité et de la paix mondiale, incluant une solution politique au problème palestinien. Cette solution devrait prendre en compte les souffrances et les sacrifices du peuple palestinien, ainsi que les enjeux géopolitiques qui y sont associés.
C’est seulement à cette condition que l’on pourrait entrevoir une lueur d’espoir. Personnellement, je pense que les négociations internationales se concentreront d’abord sur la question ukrainienne. Cependant, il est probable que la question palestinienne soit rapidement abordée, notamment parce que Donald Trump ne souhaite pas une reprise du conflit en Palestine.
Pourquoi ?
Parce que cela serait contre-productif et retarderait la mise en œuvre des accords d’Abraham, qui visent à normaliser les relations entre Israël et certains pays arabes, comme l’Arabie saoudite. Ces accords sont également liés à des projets stratégiques, comme le fameux corridor économique proposé par Biden en 2021, qui vise à contrer l’influence de la Chine et sa « Nouvelle route de la soie ».
Cela dit, Trump ne semble pas prêt à proposer une solution politique durable au conflit israélo-palestinien. Cependant, tout comme il cherche actuellement à établir une trêve de longue durée en Ukraine, il pourrait être enclin à soutenir une trêve prolongée à Gaza. Cette trêve pourrait alors dépasser le stade d’un simple cessez-le-feu temporaire.
La durabilité de cette trêve dépendra également de la position des pays arabes. Ces derniers doivent se réapproprier le dossier palestinien et faire valoir leurs droits. Sous l’empire du monde unipolaire, les États-Unis et leurs alliés du G7 ont monopolisé à leur seul profit la gestion des crises et des relations politiques, économiques et commerciales. J’ai appelé cela la « mondialisation globale », incluant un nouveau concept que l’on pourrait qualifier de « globalisation diplomatique ». Mais les États-Unis sont en passe de perdre ce monopole sur la gestion des conflits internationaux. Selon le principe cher à Henry Kissinger, les États-Unis ne résolvent pas les conflits ; ils les gèrent sur le long terme, souvent pour les éterniser, afin de maintenir leur influence et leur zone de contrôle.
Il est donc essentiel de rompre avec ce monopole, qui est l’une des caractéristiques de la mondialisation actuelle – qu’il s’agisse de monopoliser les marchés, les échanges internationaux via le dollar, ou la résolution des problèmes diplomatiques. Le véritable changement, à mon avis, se situe à ce niveau : il faut briser ce monopole dans la gestion des conflits et dans les échanges internationaux. Le recours systématique aux sanctions, par exemple, doit être remis en question. Nous devons revenir à une conception des relations internationales fondée sur une coopération authentique et équilibrée.
En résumé, la durabilité de la trêve à Gaza dépendra de plusieurs facteurs : la volonté des acteurs régionaux, la reconfiguration des relations internationales, et la capacité des BRICS à proposer une approche globale incluant une solution politique au conflit israélo-palestinien. Sans ces éléments, il est peu probable que cette trêve survive aux tensions actuelles.
On parle d’une amère victoire d’Israël. Est-ce le cas ? Qui est le vrai gagnant de cette guerre ?
Non, on ne peut pas vraiment parler de gagnants ou de perdants dans ce conflit. Il est réducteur de l’aborder sous cet angle. Israël est loin d’avoir atteint ses objectifs principaux, qui étaient l’élimination du Hamas en tant que mouvement de résistance et la provocation d’un exode massif des Palestiniens pour résoudre ce qu’ils perçoivent comme un problème démographique. Ces deux objectifs n’ont pas été réalisés.
Cependant, il faut reconnaître que les pertes palestiniennes sont considérables. Grâce à ces sacrifices, les Palestiniens ont réussi à remettre la question palestinienne au cœur de l’actualité internationale. Cette question est devenue incontournable dans les discussions sur la paix et la stabilité régionale et mondiale. C’est là, à mon avis, le véritable acquis des Palestiniens. Ils ont réhabilité leur cause en tant que mouvement de résistance nationale. Du côté israélien, il y a certes des acquis, comme l’affaiblissement significatif de la résistance, non seulement en Palestine mais aussi au Liban. Cependant, ces acquis sont précaires. La situation intérieure en Israël est explosive, avec une opinion publique divisée et une émigration importante (entre 700 000 et 1 million de personnes auraient quitté le pays). De plus, malgré les déclarations de certains dirigeants israéliens, Israël n’a pas réussi à reconfigurer le Proche-Orient à son avantage. L’axe de la résistance a été affaibli, mais les gains israéliens restent fragiles.
un extrait de l’interview d’Ahmed Ben Mustapha, disponible dans le magazine l’Economiste Maghrébin n° 912 du 29 janvier au 12 février 2025
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