Culte de la personne et Etat de droit en Tunisie
En Tunisie, comme dans tout le monde arabe, durant des siècles jusqu’à nos jours, la population qui portait les stigmates du tribalisme, a été à la merci de l’arrogance, de l’arbitraire et de la brutalité, cette mère de toutes les lâchetés, à la merci des sauts d’humeur du «Chef». Les notions de «droit», celle de «dignité humaine», de «citoyenneté», de «raison»… restent jusqu’à aujourd’hui étrangères à notre culture.
Salah El Gharbi *

Le soutien inconditionnel qu’une partie de la population continue à manifester, bruyamment, à l’actuel chef de l’Etat semble décontenancer, agacer et surtout frustrer les nostalgiques de la «belle époque», en pensant particulièrement, au leadership du «Combattant suprême».
Comme ces esprits chagrinés n’ont jamais appris à prendre du recul ni à tirer des leçons du passé, ils sont réduits à être, constamment, dans le déni, en train de débiter les mêmes litanies, vantant tantôt les mérites du «libérateur des femmes», tantôt «le promoteur de l’enseignement pour tous»… Et comme si ces zélateurs du «bourguibisme» cherchaient à se donner bonne conscience, ils s’obstinent, désespérément, à laisser entendre que, de toute évidence, Kaïs Saïed ne serait qu’une création in nihilo, un accident de l’Histoire, une sorte d’épiphénomène étrange qui n’a rien à voir avec le plus prestigieux de ses prédécesseurs.
De fidèles produits du «Système»
Il est vrai que l’actuel Maître du Palais de Carthage offre un profil atypique et a des attitudes et des réactions que certains trouveraient étranges. Il est aussi probant que «la démocratie» est loin d’être le dada du nouveau président. Néanmoins, et malgré les apparences, l’homme reste, fondamentalement, un fidèle produit du «Système», héritier d’une pratique politique mise en place par «le Combattant suprême» en 1957.
En fait, et contrairement aux apparences, le péché originel, c’était Habib Bourguiba qui l’avait commis, quand ce militant, juriste de formation, qui venait de mettre fin à la présence française, au nom du «droit», s’était institué comme un «Bey républicain», en s’octroyant un pouvoir illimité, dans le temps, et ce, au mépris du «droit».
Depuis, étant donné qu’il était à la tête «d’une poussière d’individus, d’un magma de tributs…», autrement dit, d’une population qui n’avait jamais connu que le mépris, les brimades et l’injustice, Bourguiba et les siens étaient en terrain conquis d’avance et avaient le loisir d’imposer leurs volontés. Ainsi, malade et sénile, le vieux président allait se cramponner au pouvoir des années durant, avant d’être délogé honteusement.
D’ailleurs, les soutiens échaudés de l’actuel président, sortis le 17 décembre scandant le nom de leur «idole», nous rappellent, étrangement, les foules surexcités et encadrées par les cellules du «Parti», prêtant allégeance au «Père de la nation». Même fausse ferveur, même culte de la personne, même aveuglement face aux vrais défis que le pays affrontait.
Zine El Abidine Ben Ali, le second président, après avoir usurpé le pouvoir, qu’avait-il fait, sinon marcher sur les traces du «Père de la nation», en faisant fi du droit. Et durant son «règne», c’était en manipulant l’opinion publique, en manœuvrant et en sévissant contre ses adversaires, qu’il avait réussi à se maintenir jusqu’à ce qu’il fût détrôné, à son tour, en 2011, d’une manière humiliante.
Déni du droit, répression des libertés
En fait, comme dans tout le monde arabe, durant des siècles jusqu’à nos jours, la population qui portait les stigmates du tribalisme, a été à la merci de l’arrogance, de l’arbitraire et de la brutalité, cette mère de toutes les lâchetés, à la merci des sauts d’humeur du «Chef». Les notions de «droit», celle de «dignité humaine», de «citoyenneté», de «raison»… restent jusqu’à aujourd’hui étrangères à notre culture.
Chez nous, on a beau multiplier les institutions qui enseignent le droit, dans son approche moderniste qui assure la justice pour tous et qui promeut le triomphe du droit sur l’arbitraire et la tyrannie, quatre-vingts ans après, on ne fait que barboter. La même désinvolture, la même suffisance et les mêmes pratiques indignes résistent et se perpétuent.
«Le droit est le fondement de la civilisation», disait en substance, Ibn Khaldoun. Par conséquent, l’État de droit n’est pas un luxe, mais une nécessité. Ainsi, mépriser le droit, c’est, en quelque sorte, se priver, de facto, de trois données fondamentales de la civilisation, à savoir, la stabilité, la prospérité et le progrès.
Les révolutions technologiques et les progrès colossaux enregistrés en Occident n’ont été possibles que grâce à l’évolution en matière de droits de l’homme. Alors que les citoyens occidentaux jouissent de la liberté, des bienfaits de l’État de droit, talonnés par une sorte de fatalité historique d’arabo-musulmans, nous restons, encore, soumis aux mêmes pratiques hégémoniques, gisant sous la menace, celles de l’arbitraire et de l’injustice et de l’anarchie.
Les soubresauts de l’Histoire
Néanmoins, dans ce monde en ébullition permanente, tous ceux qui continuent à s’opposer à l’inéluctable évolution vers la mise place d’un État de droit ne sont aucunement, à l’abri des soubresauts de l’Histoire. Ainsi, en favorisant le «désordre ordonné» aux dépens de l’État de droit, les despotes finissent, toujours, par être les premières victimes de leur arrogance et de leur propre aveuglement.
Même si, en cette fin d’année 2025, le septuagénaire que je suis reste sceptique, ne nourrissant que peu d’espoir d’assister, de mon vivant, au triomphe de l’État de droit contre l’arbitraire, je continue à croire qu’aussi obstinée fut l’attitude de toute force inique, tôt ou tard, le combat pour le triomphe du droit et des libertés individuelles finira, un jour ou l’autre, par triompher.
* Écrivain et essayiste.
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