Quelques jours aprĂšs lâinstauration du cessez-le-feu entre lâIran et IsraĂ«l, le dĂ©bat autour de cette guerre reste vif, notamment parmi les Ă©lites et les militants iraniens, aussi bien Ă lâintĂ©rieur quâĂ lâextĂ©rieur du pays. Ce dĂ©bat survient dans un contexte de rĂ©pression politique accrue en Iran, rendant toute prise de parole libre de plus en plus difficile. Quel Ă©cho cette guerre a-t-elle rencontrĂ© dans lâopinion publique iranienneâŻ? Quel impact a-t-elle eu sur la sociĂ©tĂ© civileâŻ? Et comment les politiques de la RĂ©publique islamique concernant la cause palestinienne sont-elles perçues par la populationâŻ? Autant de questions que nous avons abordĂ©es avec Chahla Chafiq (ou Shala Shafigh), Ă©crivaine et sociologue irano-française installĂ©e Ă Paris, spĂ©cialiste des questions dâislamisme et de droits des femmes dans les sociĂ©tĂ©s musulmanes. (Ph. Mostafa Khalaji).
Entretien réalisé par Mostafa Khalaji
Kapitalis. Les Iraniens, qui ont endurĂ© huit annĂ©es de guerre contre lâIrak, se retrouvent aujourdâhui, moins de quarante ans plus tard, face Ă un nouveau conflit â cette fois entre leur propre gouvernement et IsraĂ«l. Comment cette guerre est-elle perçue dans lâopinion publique ? Quelles ressemblances et quelles diffĂ©rences les Iraniens y voient-ils par rapport Ă la guerre Iran-Irak ?
Chahla Chafiq : MalgrĂ© la censure dominante et le risque dâĂȘtre arrĂȘtĂ© sous prĂ©texte de trouble Ă lâopinion publique, les Iraniens, femmes et hommes, parviennent Ă sâexprimer Ă travers les messages quâils envoient Ă leurs contacts personnels ou aux mĂ©dias Ă lâextĂ©rieur du pays ou encore, de maniĂšre anonyme, sur les rĂ©seaux sociaux. En les Ă©coutant et en les lisant, on sâaperçoit clairement quâau-delĂ de leurs divergences dâopinion sur cette guerre, ils considĂšrent, dans leur majoritĂ©, quâelle rĂ©sulte de lâambition de la RĂ©publique islamique dâĂ©radiquer IsraĂ«l. Un constat logique, puisquâIsraĂ«l nâa aucune frontiĂšre commune avec lâIran et que nul conflit nâopposait les deux pays avant lâinstauration de la RĂ©publique islamique.
En revanche, depuis 1979, la population entend quotidiennement des slogans promettant lâĂ©radication dâIsraĂ«l et subit les consĂ©quences nĂ©fastes de la mise en Ćuvre de cette menace, que ce soit avec la crĂ©ation du Hezbollah libanais par le rĂ©gime iranien au dĂ©but des annĂ©es 1980 ou son soutien actif au Hamas.
Le rĂ©gime iranien semble exploiter Ă la fois la cause palestinienne et le sentiment patriotique pour tenter de rallier les intellectuels et les Ă©lites iraniennes, en Iran comme Ă lâĂ©tranger. Comment cette instrumentalisation se manifeste-t-elle concrĂštement ?
AprĂšs lâavoir emportĂ© dans la rĂ©volution de 1979, les Khomeynistes ont appliquĂ© leur ligne idĂ©ologique islamiste Ă la cause palestinienne en la transformant en une guerre contre les juifs, ennemis de lâislam. Câest ainsi quâils ont remplacĂ© la perspective de deux Ătats par lâanĂ©antissement dâIsraĂ«l et ont profitĂ© de leur pouvoir Ă©tatique Ă cette fin. Ce faisant, la RĂ©publique islamique a engagĂ© le pays sur une voie guerriĂšre en sâinscrivant dans le fameux «axe de la rĂ©sistance» avant de le conduire, en juin 2025, dans cette guerre avec IsraĂ«l.
Lors de plusieurs mouvements de protestation ces derniĂšres annĂ©es, un slogan a marquĂ© les esprits : «Ni Gaza, ni le Liban, je donne ma vie pour lâIran». Que traduit-il du rapport entre la population et la politique Ă©trangĂšre du rĂ©gime ? La position de la RĂ©publique islamique vis-Ă -vis de la Palestine a-t-elle contribuĂ© Ă dĂ©solidariser une partie de la sociĂ©tĂ© iranienne de cette cause ?
Ce slogan qui apparaĂźt visiblement dans les manifestations en Iran dĂšs les annĂ©es 2010 traduit en effet le profond mĂ©contentement de la population par rapport aux ambitions idĂ©ologiques du rĂ©gime iranien au Moyen-Orient. Un fait qui sâest accompagnĂ© au fur et Ă mesure dâun clair dĂ©sintĂ©rĂȘt pour le conflit israĂ©lo-palestinien.
Plusieurs dĂ©fenseurs des droits humains estiment que cette guerre a affaibli les luttes civiles en Iran et permis au rĂ©gime de durcir encore plus la rĂ©pression. Dans quel Ă©tat se trouvent aujourdâhui les mouvements civils iraniens, notamment aprĂšs la rĂ©pression du soulĂšvement «Femme, Vie, Liberté» ? Et dans ce contexte de guerre, quel avenir peut-on leur envisager ?
Cette affirmation fait lâobjet de dĂ©bats parmi les dĂ©fenseurs des droits humains. Certains y opposent quâavant mĂȘme cette guerre, dans la pĂ©riode post-soulĂšvement «Femme, Vie, Liberté» qui a connu une rĂ©pression sanglante, le rĂ©gime a continuĂ© Ă rĂ©primer sĂ©vĂšrement la sociĂ©tĂ© civile, notamment par des exĂ©cutions.
En effet, une analyse du sort rĂ©servĂ© aux diverses formes de protestations qui se sont fait entendre ces derniĂšres dĂ©cennies confirme que, pour la RĂ©publique islamique, loin dâĂȘtre un levier ponctuel, la terreur (au sens large de rĂ©pression) sâinscrit dans un projet idĂ©ologico-politique visant Ă transformer le peuple iranien en une oumma guidĂ©e par le leader suprĂȘme religieux sur le chemin de la charia.
Toute opposition Ă©tant considĂ©rĂ©e comme un acte de guerre contre lâinstance divine et toute insoumission comme un pĂ©chĂ©, la rĂ©pression se justifie comme nĂ©cessaire au formatage individuel et collectif (jâai analysĂ© ce mĂ©canisme dans mon essai ââLa Prison politique en Iran, logiques et ressorts de la terreur islamisteââ).
Ce conflit aurait-il pu ouvrir la voie Ă un changement de rĂ©gime en Iran ? Ou, au contraire, a-t-il renforcĂ© lâappareil du pouvoir en place ?
Si lâon regarde cette guerre Ă lâaune des discours du leader suprĂȘme Ali Khamenei qui rĂ©pĂ©tait quâil nây aurait ni guerre ni nĂ©gociation, on ne peut que constater lâĂ©chec cuisant du pouvoir islamiste.
Dans le mĂȘme temps, en jetant la lumiĂšre sur la vaste infiltration de la RĂ©publique islamique par IsraĂ«l et sur lâincapacitĂ© du rĂ©gime iranien en matiĂšre de dĂ©fense du pays, cette guerre a fait apparaĂźtre lâampleur de la corruption et de lâincompĂ©tence des dirigeants.
Il est donc clair que la RĂ©publique islamique sort affaiblie de cet Ă©pisode. Ce qui ne lâempĂȘche pas de continuer Ă mettre le pays en pĂ©ril en cessant sa collaboration avec lâAIEA.
Les difficultĂ©s Ă©conomiques sâaggravent Ă©galement, accroissant mĂ©caniquement les mĂ©contentements.
Cependant, dans la mesure oĂč le rĂ©gime montre ses dents au peuple au moyen des arrestations et des exĂ©cutions, tout en gĂ©nĂ©ralisant une surveillance armĂ©e dans lâespace public, les marges dâaction contestataire semblent Ă©troites.
Lâarticle Iran | Chahla Chafiq explique comment les Khomeynistes instrumentalisent la cause palestinienne est apparu en premier sur Kapitalis.