Par Néjib Gaça

La carthagologie. Plus quâun champ acadĂ©mique, il sâagit dâun courant qui se veut une rĂ©volution Ă©pistĂ©mologique, une entreprise de rĂ©habilitation historique et un appel Ă une refondation identitaire des peuples dâAfrique du Nord. De la thĂ©orie du « Grand retrait carthaginois » Ă une relecture radicale des origines de la dĂ©mocratie, Karim Mokhtar, pĂšre fondateur de la carthagologie et visionnaire dâune renaissance carthaginoise mĂ©diterranĂ©enne, revient sur son parcours et son Ćuvre fondatrice. Il propose une vision audacieuse : celle dâune Carthage toujours vivante, occultĂ©e mais jamais dĂ©truite. Entretien.
Vous ĂȘtes le pĂšre fondateur de la carthagologie. Pouvez-vous nous parler de votre parcours personnel dans la fondation de ce mouvement intellectuel rĂ©volutionnaireâŻ?
Jâai commencĂ© ce travail en 2012, dans un climat acadĂ©mique oĂč la moindre tentative de rĂ©habiliter Carthage Ă©tait soit ignorĂ©e, soit activement combattue. A lâĂ©poque, personne ne parlait sĂ©rieusement dâune renaissance carthaginoise ou dâune lecture postcoloniale et indĂ©pendante de notre histoire. Jâai donc dĂ» construire cette discipline pierre par pierre, dans un isolement initial, mais avec une conviction inĂ©branlable.
Aujourdâhui, la carthagologie est bien plus quâun projet personnel, câest un mouvement intellectuel qui a influencĂ© des chercheurs Ă Oxford, ainsi que dans plusieurs universitĂ©s amĂ©ricaines, en Espagne, en Angleterre, au Maroc, en AlgĂ©rie et en Tunisie. Des professeurs, historiens, linguistes et anthropologues y trouvent un nouveau cadre de lecture pour comprendre non seulement Carthage, mais aussi lâidentitĂ© nord-africaine et mĂ©diterranĂ©enne dans son ensemble. Câest une revanche Ă©pistĂ©mologique contre deux millĂ©naires de narrations biaisĂ©es !
M. Mokhtar, commençons par la question fondamentale : quâest-ce que la carthagologie, et pourquoi avez-vous ressenti le besoin de crĂ©er ce domaine dâĂ©tude entiĂšrement nouveau ?
La carthagologie est le réveil méthodique de Carthage à partir des ruines laissées par une historiographie gréco-romaine biaisée.
Câest un mouvement et un cadre mĂ©thodologique visant Ă reconstruire lâhistoire, la philosophie, la science et la sociĂ©tĂ© carthaginoises depuis une perspective proprement carthaginoise, non altĂ©rĂ©e par la propagande impĂ©riale.
Jâai fondĂ© la carthagologie parce que les Ă©tudes classiques, en particulier dans le monde acadĂ©mique traditionnel, ont perpĂ©tuĂ© des mythes, que Carthage nâĂ©tait quâune extension phĂ©nicienne, que son peuple Ă©tait barbare, quâelle manquait dâĂąme culturelle.
Mais lorsque lâon examine les couches archĂ©ologiques, linguistiques et culturelles sans les filtres romains, on dĂ©couvre quelque chose dâextraordinaire, Carthage comme premiĂšre rĂ©publique multiculturelle, comme inventrice de lâĂ©criture phonĂ©tique et comme phare philosophique.
La carthagologie rend la parole Ă Carthage. Ce nâest pas du rĂ©visionnisme, câest une justice historique.
Quelles sont, selon vous, les idées ou découvertes les plus révolutionnaires que vous avez introduites à travers la carthagologie ?
Certaines idĂ©es bouleversent non seulement notre vision de Carthage, mais aussi des fondations mĂȘme de la civilisation occidentale. Une des idĂ©es les plus rĂ©volutionnaires que jâai proposĂ©es est la thĂ©orie du Grand retrait carthaginois, selon laquelle Carthage nâa pas Ă©tĂ© totalement dĂ©truite en 146 av. J.-C., mais a orchestrĂ© un retrait stratĂ©gique et planifiĂ©. Des preuves archĂ©ologiques et dĂ©mographiques suggĂšrent que de nombreuses familles carthaginoises se sont dĂ©placĂ©es vers lâAtlantique, certaines peut-ĂȘtre jusquâaux AmĂ©riques, bien avant Christophe Colomb.
Une autre rĂ©vĂ©lation clĂ© est que les Romains, et puis mĂȘme les Americains, ont repris et adaptĂ© la Constitution carthaginoise, un systĂšme politique sophistiquĂ© combinant aristocratie, mĂ©ritocratie et dĂ©mocratie pragmatique.
Enfin, je soutiens que lâalphabet phonĂ©tique que lâEurope utilise aujourdâhui est en fait une innovation cananĂ©enne-carthaginoise, diffusĂ©e par nos ancĂȘtres bien avant lâhĂ©gĂ©monie grecque.
Quâest-ce qui, selon vous, rend lâhistoire de Carthage si mĂ©connue ou mal comprise aujourdâhui, mĂȘme parmi les historiens professionnelsâŻ?
La principale raison, câest que notre accĂšs Ă lâhistoire de Carthage est filtrĂ© par les Ă©crits de ses anciens ennemis. Imaginez si lâunique rĂ©cit que nous avions de la RĂ©volution française venait de lâaristocratie monarchiste ! Eh bien, câest exactement ce qui sâest passĂ© avec Carthage. Lâessentiel des sources que nous possĂ©dons provient dâauteurs romains ou grecs, comme Polybe ou Tite-Live, qui avaient tout intĂ©rĂȘt Ă diaboliser une civilisation quâils venaient de raser.
En outre, lâarchĂ©ologie carthaginoise a longtemps Ă©tĂ© nĂ©gligĂ©e ou interprĂ©tĂ©e selon les biais orientalistes et coloniaux. La carthagologie cherche Ă renverser cette logique dâhĂ©ritage idĂ©ologique, en croisant les donnĂ©es matĂ©rielles, linguistiques, sociopolitiques et en redonnant la parole aux Carthaginois eux-mĂȘmes, Ă travers ce quâils ont laissĂ© et ce que lâon a longtemps refusĂ© de lire.
Vous parlez souvent dâun « retour de Carthage » ou dâun « rĂ©veil carthaginois ». Est-ce seulement symbolique, ou envisagez-vous un vĂ©ritable projet politique et culturelâŻ?
Câest bien plus quâun symbole. Le retour de Carthage que je dĂ©fends est Ă la fois intellectuel, culturel et politique. Sur le plan symbolique, il sâagit de restaurer une mĂ©moire mutilĂ©e, de rendre aux peuples nord-africains la conscience de leur propre modernitĂ© ancienne, souvent niĂ©e ou effacĂ©e. Mais câest aussi un projet concret, que je dĂ©veloppe Ă travers le mouvement de la RĂ©publique de Carthage.
Nous proposons, par exemple, de renommer la Tunisie en « République de Carthage », non pas pour effacer quoi que ce soit, mais pour réancrer le pays dans sa véritable histoire méditerranéenne.
Ce projet vise aussi Ă encourager un modĂšle dĂ©mocratique avancĂ© inspirĂ© de la Constitution carthaginoise, Ă valoriser le pluralisme ethnique, et Ă faire de Carthage un nouveau modĂšle de renaissance civilisationnelle pour toute lâAfrique du Nord et au-delĂ .
La Constitution de Carthage est souvent mentionnée dans vos travaux comme un modÚle avancé. En quoi différait-elle des systÚmes politiques grecs ou romains ?
La Constitution de Carthage nâĂ©tait pas seulement avancĂ©e⊠câĂ©tait la premiĂšre vĂ©ritable Constitution de lâhistoire et la premiĂšre rĂ©publique sur Terre. Elle prĂ©cĂ©dait de loin les modĂšles romains, et mĂȘme athĂ©niens. Aristote lui-mĂȘme, bien que profondĂ©ment hellĂ©nocentrĂ©, la considĂ©rait comme plus stable et plus efficace que celles dâAthĂšnes ou de Sparte. Ce systĂšme reposait sur une dĂ©mocratie mĂ©ritocratique intelligente, oĂč les dirigeants, les suffĂštes Ă©taient Ă©lus pour leurs compĂ©tences, sans ĂȘtre issus dâune aristocratie hĂ©rĂ©ditaire. Il sâagissait dâun Ă©quilibre entre dĂ©mocratie, aristocratie et technocratie, avec une rotation du pouvoir, des mĂ©canismes de contrĂŽle et une absence de culte guerrier.
Mais ce qui est encore plus rĂ©volutionnaire, câest ma thĂ©orie rĂ©cente selon laquelle câest Carthage qui aurait influencĂ© AthĂšnes Ă adopter le principe dĂ©mocratique. Il est trĂšs possible que mĂȘme le mot âdĂ©mocratieâ ne soit pas dâorigine grecque. Selon mes recherches linguistiques, il proviendrait dâun composĂ© carthagino-cananĂ©en : dem (sang) + qart (la citĂ©, lâĂtat), ce qui signifierait le sang de la citĂ©, une dĂ©finition bien plus cohĂ©rente dans un contexte mĂ©diterranĂ©en ancien, oĂč lâappartenance et le devoir civique Ă©taient liĂ©s au sang versĂ© pour la communautĂ©. Cette lecture redonne Ă Carthage son rĂŽle central non seulement dans lâhistoire politique, mais aussi dans lâĂ©tymologie mĂȘme de la gouvernance populaire.
Vous évoquez souvent la dimension multiethnique de Carthage. Est-ce une exagération moderne ou une réalité historique étayée ?
Câest une rĂ©alitĂ© historique incontestable, bien quâelle ait Ă©tĂ© systĂ©matiquement minimisĂ©e ou effacĂ©e par les rĂ©cits grĂ©co-romains. Carthage Ă©tait une rĂ©publique profondĂ©ment cosmopolite, une citĂ©-Empire bĂątie sur le commerce, les alliances et lâinclusion plutĂŽt que sur la conquĂȘte brutale. Elle rĂ©unissait des Nord-Africains autochtones, des Levantins, des IbĂšres, des Sardes, des Siciliens, et mĂȘme des Grecs et des Ătrusques, tous intĂ©grĂ©s Ă des degrĂ©s divers dans la vie Ă©conomique, militaire et parfois mĂȘme politique. Contrairement Ă lâidĂ©al grec fondĂ© sur la citoyennetĂ© exclusive, Carthage offrait un modĂšle dâintĂ©gration pragmatique, qui rappelait davantage les grandes villes modernes que les citĂ©s antiques.
Et câest lĂ une des raisons de la haine profonde que Rome vouait Ă Carthage, elle reprĂ©sentait un monde ouvert, libre, intelligent et pluraliste, aux antipodes de lâimpĂ©rialisme romain qui reposait sur lâhomogĂ©nĂ©isation et la domination. Cette pluralitĂ© ethnique, culturelle et linguistique est au cĆur de lâidentitĂ© carthaginoise, et câest elle que la carthagologie sâemploie Ă rĂ©habiliter.
Dans vos travaux, vous affirmez que Carthage a Ă©tĂ© fondĂ©e dĂšs le XIIIe siĂšcle avant notre Ăšre, et non au IXe siĂšcle comme le soutient la version grĂ©co-romaine. Pouvez-vous nous expliquer ce dĂ©calage chronologique et ce quâil rĂ©vĂšle ?
Absolument. LâidĂ©e que Carthage aurait Ă©tĂ© fondĂ©e seulement au IXe siĂšcle avant notre Ăšre est une construction idĂ©ologique tardive, promue par les Grecs, puis amplifiĂ©e par les Romains. Elle visait Ă minimiser lâanciennetĂ© et la profondeur historique de Carthage, en la prĂ©sentant comme une crĂ©ation rĂ©cente de prĂ©tendus âPhĂ©niciensâ venus de lâEst. Ce rĂ©cit avait une double utilitĂ© stratĂ©gique : dâune part, il permettait aux Romains de prĂ©tendre que Carthage nâĂ©tait ni autochtone ni ancienne, mais une intruse Ă©trangĂšre. Dâautre part, cela justifiait la nĂ©gation de toute influence carthaginoise sur Rome, AthĂšnes ou dâautres civilisations mĂ©diterranĂ©ennes.
Or, les fouilles archéologiques, les stratigraphies urbaines et les échanges commerciaux démontrent clairement que Carthage, ou Qart Hadasht, existait déjà comme un centre civilisationnel actif au XIIIe siÚcle avant notre Úre.
Elle nâĂ©tait pas un simple « Comptoir phĂ©nicien », elle Ă©tait un pĂŽle majeur, une ville-Etat complexe bien avant la fondation lĂ©gendaire de Rome. De plus, le terme « phĂ©nicien » lui-mĂȘme est une invention grecque pĂ©jorative, rĂ©duisant toute une civilisation Ă la fabrication de la teinture pourpre (le fameux « purple dye »), dâoĂč le mot phoinix en grec. Câest une stratĂ©gie classique de rĂ©duction identitaire. En refusant dâappeler ces peuples « carthaginois », les Grecs et les Romains leur ont niĂ© leur souverainetĂ© historique. Câest cette falsification que la carthagologie dĂ©construit, preuves Ă lâappui.
Parlons de lâinfluence intellectuelle de Carthage. Vous avez avancĂ© lâidĂ©e que des penseurs carthaginois ont influencĂ© la philosophie grecque, notamment Socrate.
Pouvez-vous développer ?
En effet, câest lâun des aspects les plus fascinants de mes recherches.
Dans mon hypothĂšse du « Socrate carthaginois », je propose que Socrate, ou du moins lâorigine de sa pensĂ©e, pourrait ĂȘtre liĂ©e Ă un hĂ©ritage carthaginois. Plusieurs Ă©lĂ©ments convergent vers cette idĂ©e. Dâabord, aucune Ćuvre Ă©crite directement par Socrate ne nous est parvenue, ce qui laisse penser quâil exprimait peut-ĂȘtre ses idĂ©es dans une langue autre que le grec, potentiellement le cananĂ©en carthaginois. Ensuite, son apparence physique dĂ©crite comme « non grecque » par ses contemporains, ainsi que ses critiques radicales des dieux grecs pourraient signaler des racines Ă©trangĂšres.
Ajoutons Ă cela des parallĂšles troublants entre certaines doctrines attribuĂ©es Ă Socrate et des concepts religieux et Ă©thiques carthaginois, notamment sur la justice, lâhonneur et le dialogue intĂ©rieur. Si lâon replace AthĂšnes dans le contexte des Ă©changes mĂ©diterranĂ©ens de lâĂ©poque, il devient tout Ă fait plausible que des philosophes ou mystiques carthaginois aient transmis leur savoir Ă travers les routes commerciales, les Ă©coles, voire lâesclavage. Ce nâest pas une revendication gratuite, mais une hypothĂšse Ă©tayĂ©e par des indices linguistiques, culturels et philosophiques. LĂ encore, la carthagologie ouvre des portes que lâhistoriographie grĂ©co-romaine a toujours refusĂ© dâenvisager.
Un exemple frappant qui illustre cette dynamique dâeffacement est celui du philosophe carthaginois Clitomaque, nĂ© sous le nom de Hasdrubal. Ce penseur majeur du IIIe siĂšcle av. J.-C., formĂ© Ă Carthage avant de devenir chef de lâAcadĂ©mie platonicienne Ă AthĂšnes, a vu son nom originel effacĂ© au profit dâun pseudonyme hellĂ©nique, probablement pour rendre ses idĂ©es plus acceptables dans les cercles intellectuels grĂ©co-romains.
Ce changement nâest pas anodin : il rĂ©vĂšle un processus systĂ©matique de dĂ©sidentification des figures carthaginoises dans les sources classiques. Si cela a Ă©tĂ© fait pour un penseur aussi Ă©minent, il est fort probable que des milliers dâautres Carthaginois, penseurs, inventeurs, chefs militaires, scientifiques, aient subi le mĂȘme sort, leur hĂ©ritage diluĂ© ou rĂ©attribuĂ© Ă des figures « grecques » ou « romaines ». La carthagologie sâattache justement Ă traquer ces effacements et Ă restituer les identitĂ©s authentiques derriĂšre les masques imposĂ©s par lâHistoire impĂ©riale.
Vous avez également proposé une théorie radicale sur la disparition de Carthage : « Le Grand retrait carthaginois ». Pouvez-vous nous expliquer cette hypothÚse ?
Oui, câest lâune de mes hypothĂšses les plus ambitieuses. Contrairement au rĂ©cit traditionnel qui affirme que Carthage a Ă©tĂ© complĂštement dĂ©truite en 146 av. J.-C. par Rome, je soutiens que cette idĂ©e est une illusion propagandiste, façonnĂ©e pour faire croire Ă une victoire totale. Ma thĂ©orie du Grand retrait carthaginois propose que les Ă©lites carthaginoises, conscientes depuis des dĂ©cennies de la montĂ©e de Rome, ont planifiĂ© un retrait stratĂ©gique bien avant la chute officielle. Ce nâĂ©tait pas une extinction, mais une dispersion organisĂ©e.
Des preuves archĂ©ologiques, numismatiques, linguistiques et mĂȘme gĂ©nĂ©tiques pointent vers une migration massive vers lâOuest, possiblement jusquâaux Ăźles Canaries, les AmĂ©riques ou dâautres rĂ©gions atlantiques, oĂč des Ă©lĂ©ments de culture carthaginoise persistent de maniĂšre Ă©trange et inexpliquĂ©e. Carthage nâa pas Ă©tĂ© rĂ©duite en cendres, elle sâest Ă©parpillĂ©e, se transformant en silence stratĂ©gique pour survivre dans lâombre de lâHistoire.
Cette hypothĂšse remet radicalement en question la notion mĂȘme de « chute » civilisationnelle. Elle nous oblige Ă envisager Carthage non pas comme une citĂ© morte, mais comme une civilisation fluide, rĂ©siliente, transocĂ©anique.
Un autre point marquant est votre insistance sur lâidentitĂ© nord-africaine et mĂ©diterranĂ©enne de Carthage. Pourquoi est-ce si important aujourdâhui ?
Câest fondamental, car lâidentitĂ© de Carthage a Ă©tĂ© systĂ©matiquement arabisĂ©e ou orientalisĂ©e dans les narratifs modernes, notamment en Tunisie. Ce glissement nâest pas innocent. Il fait partie dâun processus de colonialisme identitaire, oĂč lâon nie aux peuples nord-africains leur propre antiquitĂ© pour les rĂ©duire Ă une « extension » de lâOrient. Or, Carthage Ă©tait profondĂ©ment nord-africaine, enracinĂ©e dans les terres de lâactuelle Tunisie, et en symbiose avec les peuples amazighs, les BerbĂšres, les Numides et mĂȘme les tribus sahariennes.
Redonner Ă Carthage son ancrage afro-mĂ©diterranĂ©en, câest rĂ©tablir une continuitĂ© historique qui a Ă©tĂ© rompue. Câest aussi rĂ©habiliter une fiertĂ© civilisationnelle locale, indĂ©pendante des rĂ©cits coloniaux, impĂ©riaux ou religieux importĂ©s. Et cela a des implications contemporaines : la jeunesse tunisienne, algĂ©rienne ou marocaine a besoin de repĂšres historiques qui leur appartiennent, pas de mythes venus dâailleurs.
Carthage nâĂ©tait ni un satellite de Tyr, ni une annexe de lâOrient, câĂ©tait une puissance locale, ancrĂ©e, innovante et souveraine. La carthagologie, en rĂ©vĂ©lant cela, est aussi une invitation Ă reconstruire lâidentitĂ© collective sur des bases historiques rĂ©elles, et non sur des fictions imposĂ©es.
Selon vous, pourquoi la Tunisie moderne, berceau de Carthage, a-t-elle si peu investi dans la mémoire carthaginoise ?
Parce que depuis lâindĂ©pendance, la Tunisie a Ă©tĂ© enfermĂ©e dans un rĂ©cit national fabriquĂ© Ă des fins idĂ©ologiques, fondĂ© sur le panarabisme et une identitĂ© orientale imposĂ©e. Ce rĂ©cit a Ă©tĂ© institutionnalisĂ© dans les Ă©coles, les mĂ©dias et mĂȘme dans la Constitution et câest un drame, car cela prive les Tunisiens de leur vraie richesse identitaire.
La République de Carthage que je défends est donc aussi un projet de libération historique. Elle propose de sortir de cette cage idéologique pour renouer avec ce que nous sommes réellement : un peuple méditerranéen, ouvert, inventif, ancien et pluriel.
Vous abordez aussi la question de lâart et de la culture carthaginois. Que savons-nous rĂ©ellement de la crĂ©ativitĂ© artistique de Carthage ?
Contrairement Ă lâidĂ©e reçue dâune Carthage austĂšre ou purement commerciale, la citĂ© Ă©tait un vĂ©ritable centre de crĂ©ation artistique et symbolique, rivalisant avec AthĂšnes ou Alexandrie. Mais cet aspect a Ă©tĂ© volontairement occultĂ© ou sous-estimĂ©. Pourtant, on retrouve des traces dâun art carthaginois raffinĂ© et codifiĂ©, que ce soit dans la sculpture, la cĂ©ramique, la joaillerie, lâarchitecture ou les textiles. Les motifs carthaginois reflĂštent un mĂ©lange sophistiquĂ© dâinfluences africaines, levantines et mĂ©diterranĂ©ennes, mais avec une grammaire esthĂ©tique propre.
Par exemple, le symbolisme de Tanit, dĂ©esse protectrice de la citĂ©, rĂ©vĂšle un langage visuel codĂ© quâon retrouve sur les stĂšles, les amulettes, et mĂȘme les objets du quotidien. Il y avait aussi une musique carthaginoise, des danses rituelles, une architecture urbaine pensĂ©e selon des principes de fluiditĂ© sociale et dâorganisation civique. Carthage nâa pas seulement produit des marchandises, elle a produit du sens, des formes, du sacrĂ©, de la beautĂ©. RĂ©habiliter cette dimension artistique, câest redonner Ă Carthage sa pleine humanitĂ©, au-delĂ des clichĂ©s militaires ou Ă©conomiques.
Vous avez parlĂ© de Carthage comme la « premiĂšre rĂ©publique de lâhistoire ». Pourquoi est-ce si important de le rappeler aujourdâhui, Ă lâĂšre des dĂ©mocraties modernes ?
Parce que cela bouleverse notre chronologie politique. On enseigne encore que la dĂ©mocratie est nĂ©e Ă AthĂšnes et que la RĂ©publique est une invention romaine. Mais Carthage, bien avant Rome et AthĂšnes, avait dĂ©jĂ instituĂ© un systĂšme politique stable, sophistiquĂ©, Ă©quilibrĂ©, oĂč les dirigeants Ă©taient Ă©lus, les pouvoirs sĂ©parĂ©s et la richesse nâassurait pas lâaccĂšs automatique au pouvoir.
Ce modĂšle prĂ©figurait des idĂ©es qui, aujourdâhui encore, nous semblent modernes : rotation des charges, contrĂŽle citoyen, dĂ©lĂ©gation mĂ©ritocratique, poids des assemblĂ©es, etc. Et cela dans un esprit dâinclusion ethnique, pas dâexclusion. Carthage prouve que lâidĂ©e rĂ©publicaine ne vient pas uniquement dâEurope, mais aussi dâAfrique du Nord, dâun monde afro-mĂ©diterranĂ©en brillant, lucide et structurĂ©. Rappeler que Carthage fut la premiĂšre rĂ©publique du monde, câest rendre justice Ă cette civilisation injustement relĂ©guĂ©e, et câest aussi offrir aux peuples du Sud une gĂ©nĂ©alogie politique noble, effacĂ©e par des siĂšcles de domination intellectuelle. La RĂ©publique moderne a une dette envers Carthage. Il est temps de le reconnaĂźtre.
Quel rĂŽle la diaspora nord-africaine peut-elle jouer dans ce rĂ©veil carthaginois que vous appelez de vos vĆux ?
Un rĂŽle essentiel. La diaspora, câest la mĂ©moire en mouvement. Ce sont des millions de femmes et dâhommes dispersĂ©s Ă travers le monde, souvent coupĂ©s de leurs racines vĂ©ritables, mais en quĂȘte dâun sens profond Ă leur identitĂ©. En reconnectant cette diaspora avec la mĂ©moire carthaginoise, on ne lui offre pas seulement une histoire glorieuse, on lui offre une matrice de souverainetĂ© intĂ©rieure et collective.
La carthagologie est aussi un outil dâĂ©mancipation contemporaine, un levier pour revaloriser lâhĂ©ritage des diasporas en France, aux Ătats-Unis, au Canada, en Allemagne, etc. Ces jeunes gĂ©nĂ©rations peuvent devenir les ambassadeurs dâune nouvelle lecture du passĂ©, des passeurs de savoirs, de culture, dâentrepreneuriat, enracinĂ©s dans un modĂšle historique qui leur appartient.
Imaginez une jeunesse qui ne se dit plus âissue de lâĂ©migrationâ, mais descendante directe de la premiĂšre rĂ©publique de lâhistoire. Le potentiel de transformation est immense. Carthage peut renaĂźtre dans chaque conscience Ă©clairĂ©e, et la diaspora est le terrain idĂ©al pour cette renaissance.
En une phrase, quel est votre rĂȘve ultime pour Carthage ?
Mon rĂȘve, câest de voir Carthage renaĂźtre non comme un souvenir, mais comme une force vivante, une rĂ©publique culturelle, intellectuelle et spirituelle, debout, enracinĂ©e en Afrique du Nord, rayonnant sur le monde, inspirant les peuples Ă se libĂ©rer des rĂ©cits imposĂ©s pour redevenir auteurs de leur propre histoire.
N.G.