Par Majid Jallouli
Le cinéma tunisien vit une période faste. Plusieurs réalisateurs se trouvent en osmose avec l’acte cinématographique. Diversité de sujets, diversité de styles et diversité de vision du monde. Du comique au dramatique, de l’historique au social, du policier au politique, une diversité qui rompt avec l’unicité d’un certain cinéma d’auteur que le cinéma tunisien a trop longtemps vécue. Cette diversité a rendu au cinéma sa superbe en retrouvant ses différents publics. Mais au-delà de cette diversité, il y a une maîtrise certaine de l’image cinématographique qui fait que le sujet n’est plus la seule motivation pour aller dans les salles obscures.
Fond et forme constituent une unité pour voir et lire un film. Le spectateur tunisien est un esthète formé à l’école prestigieuse des cinéclubs et surtout celle des Jcc. Les Journées cinématographiques de Carthage, au-delà du fait qu’elles constituent un événement cinématographique qui attire les cinéphiles, permettent aux spectateurs de comparer différentes manières de faire le cinéma et d’être au contact des esthétiques de l’image proposées dans les cinémas du monde. Ainsi, lors des Jcc 2024, un film s’est distingué, «Edhrari El Homr» de Lotfi Achour. Tanit d’Or mérité, plusieures raisons me poussent à écrire sur cette belle œuvre annoncée le mercredi 23 avril 2025 pour sa sortie commerciale en salle :
1- D’abord, parce que Lotfi Achour — cinéaste portant en lui le citoyen touché par un événement qui a secoué tous les Tunisiens et a mis en émoi tout le pays: l’égorgement par les terroristes du jeune berger du mont Mghila — a voulu exprimer son point de vue sur le sujet par le cinéma. Cet art lui a permis de nous présenter, proposer avec maestria, l’événement dans une image sublime du vide symbole de l’isolement qui a porté en lui le silence comme ambiance intime de l’horreur. Un crime commis contre un jeune berger qui voulait défendre la terre, sa terre, et qui ne voulait pas céder son appropriation aux terroristes. Ainsi, il leur a envoyé un défi qu’ils ont, malheureusement, remporté en l’égorgeant vif et que Lotfi Achour en fait un acte cinématographique de résistance. Dans le film, toute l’horreur est vécue dans les sentiers escarpés de la montagne, cadrés subtilement en plans panoramiques fixes ou en mouvement lent qui installent un malaise de perception et un émoi frustré de l’attente.
L’espace austère de la campagne tunisienne choisi par le réalisateur ( même si ce n’est pas le lieu réel du crime) dans lequel est plantée une maison, celle des parents du jeune berger, pas loin d’un olivier bien ancré dans la terre, symbole d’une Tunisie inébranlable, qui défie tous ceux qui veulent la détruire, non loin d’une montagne (la Mghila) où coule une source d’eau, de vie et de mort, est l’espace symbolique de l’isolement, mais, en même temps, l’espace de la proximité du danger mortel. Un panoramique sobre, mais ô combien chargé d’émotion, nous est proposé à travers le choix d’un cadrage approprié de plans (larges) de situation mixés à un silence qui fait naître un magma d’émotion, en notre for intérieur, poursuivant les péripéties du récit filmique d’un meurtre programmé.
2- Le choix de l’extérieur, comme espace dramatique, combiné au choix d’un éclairage naturel est mis au service de cette atmosphère lourde qui augmente le sentiment de peur, de suspicion et de colère dans un récit structuré autour de ce meurtre abominable.
Espace et lumière se lisent comme séquences filmiques déterminant le cours des événements qui s’y déroulent, de l’ambiance lourde vécue par les personnages et du sens même de la lutte pour connaître la vérité de l’acte.
3- Il a abusé du silence, Lotfi Achour, mais heureusement car le langage cinématographique est fait d’images mais aussi de silences. Les meilleurs films sont ceux qui donnent la parole au silence. Au lieu de la palabre autour du crime, le réalisateur, afin de nous faire comprendre son parti pris, laisse, avec finesse, jouer ses personnages. Subtile, Latifa Elgafsi, qui n’a pas besoin de gesticuler pour nous faire pleurer, une Salha Nasraoui digne et sans rajouter, sobre dans la tristesse, étaient sublimes dans la retenue du jeu. Sans parler de ce jeune pris dans le tas qui s’exprime avec une maestria juste et sincère. La direction d’acteur, un fort chez le réalisateur, était le point d’orgue du film. Une communion s’était installée entre le maître d’œuvre et ses acteurs dans un silence de connivence. Chez Lotfi Achour, on ne crie pas au meurtre, on le dénonce en silence en créant de l’émotion vraie et sincère pour démontrer son horreur. Le cinéma y a gagné beaucoup. Une leçon.
4- Que d’émotions. Tout au long du film «Les enfants rouges», le spectateur est chargé d’émotion. Prouvant de la sympathie pour certains et de l’empathie pour d’autres, il est appelé, à travers l’image, le jeu, l’espace et le mouvement de la caméra, fixe ou portée, à réfléchir sur le sort du pays à travers le sort de ce jeune qui connaît la vérité sans oser la dire au départ, pour la faire éclater après qu’il a trouvé, prouvé, l’amour. L’amour de sa jeune voisine, qui, avec elle, va mener tout le monde à la vérité. Une histoire d’amour sous tristesse qui se déclare et s’avoue dans la dignité d’une jeunesse respectueuse du sentiment, avec retenue, mais qui se termine par une séparation «obligatoire» afin de préserver la vie.
5- «Edhrari elhomr» inscrit l’histoire de la violence dans les archives de notre conscience pour ne pas oublier. Ce traitement déstructuré de l’œuvre est fait pour vous inciter à ne pas rater ce film magnifique. «Edhrari el Homr», un film «à voir absolument».
M. J.