Par le Colonel Âź Boubaker BENKRAIEM *
Il est extrĂȘmement facile de se livrer Ă des proclamations enflammĂ©es et grandiloquentes. Mais il est autrement difficile dâagir avec mĂ©thode et sĂ©rieux. Sâil apparaĂźt que nos forces ne sont pas suffisantes pour anĂ©antir lâennemi ou le bouter hors de nos terres, nous nâavons aucun intĂ©rĂȘt Ă lâignorer, ou Ă le cacher. Il faut le proclamer haut. Force nous est alors de recourir, en mĂȘme temps que se poursuit la lutte, aux moyens qui nous permettent de renforcer notre potentiel et de nous rapprocher de notre objectif par Ă©tapes successives. La guerre est faite de ruse et de finesse. Lâart de la guerre sâappuie sur lâintelligence, il implique une stratĂ©gie et la mise en oeuvre dâun processus mĂ©ticuleusement rĂ©glĂ©. .
Peu importe que la voie menant Ă lâobjectif soit directe ou tortueuse. Le responsable de la bataille doit sâassurer du meilleur itinĂ©raire conduisant au but. Parfois, lâexigence de la lutte impose contours et dĂ©tours.
Il est vrai que lâesprit sâaccommode plus aisĂ©ment de la ligne droite.
Mais lorsque le leader sâaperçoit que cette ligne ne mĂšne pas au but, il doit prendre un dĂ©tour. Les militants Ă courte vue pourraient penser quâil a abandonnĂ© la poursuite de lâobjectif. Il lui revient alors de leur expliquer que ce dĂ©tour est destinĂ© Ă Ă©viter lâobstacle que ses moyens rĂ©duits ne pouvaient lui permettre dâaborder de front. Une fois lâobstacle contournĂ©, la marche reprend sur la grande route qui mĂšne Ă la victoire.
Plus dâun leader arabe sâest trouvĂ© dans lâimpossibilitĂ© dâagir de cette maniĂšre. Pourtant, notre dĂ©faite et lâarrĂȘt de nos troupes aux frontiĂšres de la Palestine prouvent la dĂ©ficience de notre commandement. Lâimpuissance des armĂ©es Ă arracher la victoire malgrĂ© lâenthousiasme des combattants Ă©tait due Ă ce que les conditions de succĂšs nâĂ©taient pas rĂ©unies.
Aujourdâhui, les chefs dâEtat travaillent sĂ©rieusement Ă mettre en place un commandement qui soit au niveau de ses responsabilitĂ©s. Mais cela ne saurait suffire. Il est nĂ©cessaire que les peuples se gardent de gĂȘner, par des dĂ©bordements passionnels, lâaction des dirigeants. Il ne faut pas que leur attachement obstinĂ© Ă une certaine ligne de conduite mette les responsables politiques en difficultĂ© pour lâexĂ©cution de leurs plans. Il ne faut pas quâon accuse de dĂ©faitisme ou de compromission tel ou tel leader arabe parce quâil a proposĂ© des solutions partielles ou provisoires si celles-ci reprĂ©sentent des Ă©tapes nĂ©cessaires sur la voie de lâobjectif.
Mais, pour que le peuple ne gĂȘne pas ou ne fasse pas Ă©chec Ă lâexĂ©cution des plans arrĂȘtĂ©s, il est nĂ©cessaire â comme câest le cas en Tunisie â quâil ait confiance en ses dirigeants. Disposant ainsi de leur libertĂ© dâaction, ceux-ci sont en mesure dâavancer plus sĂ»rement vers lâobjectif. Il mâest souvent arrivĂ© de me trouver dans lâobligation, pour ĂȘtre maĂźtre de certaines situations, de recourir Ă la «politique des Ă©tapes ».
Lorsque certains militants faisaient preuve de rĂ©ticence, je mâefforçais de les convaincre que ma mĂ©thode ne pouvait dĂ©boucher que sur la victoire, surtout lorsquâapparaissaient chez lâadversaire des signes de faiblesse. Il fallait alors Ă©branler ses positions de force, entamer son moral et en mĂȘme temps renforcer davantage notre position.
Quant Ă la politique du « tout ou rien », elle nous a menĂ©s en Palestine Ă la dĂ©faite et nous a rĂ©duits Ă la triste situation oĂč nous nous dĂ©battons aujourdâhui.
Nous nâaurions, en aucune façon, rĂ©ussi en Tunisie si nous nâavions abandonnĂ© cette politique et acceptĂ© dâavancer pas Ă pas vers lâobjectif. A chaque pas, Ă chaque conquĂȘte par le peuple tunisien dâune nouvelle position stratĂ©gique, la France cĂ©dait une partie de ses privilĂšges; pour elle, câĂ©tait un moindre mal. Elle sâimaginait pouvoir ensuite arrĂȘter le processus. Mais chaque point stratĂ©gique conquis augmentait davantage nos moyens dâaction. Le processus devenait ainsi absolument irrĂ©versible. Ainsi, pas Ă pas, la France sâest trouvĂ©e acculĂ©e Ă la derniĂšre bataille, la bataille de Bizerte, la bataille pour lâĂ©vacuation des troupes oĂč elle ne pouvait que cĂ©der dĂ©finitivement.
En Palestine, au contraire, les Arabes repoussĂšrent les solutions de compromis. Ils refusĂšrent le partage et les clauses du Livre blanc. Ils le regrettĂšrent ensuite.
Si nous avions en Tunisie refusĂ© en 1954, lâautonomie interne comme solution de compromis, le pays serait demeurĂ© jusquâĂ ce jour sous la domination française.
Il est donc essentiel que le commandement ait la libertĂ© de manĆuvre, quâil soit capable de prendre telle ou telle initiative et quâil ait des qualitĂ©s de sincĂ©ritĂ©, de probitĂ©, de dĂ©vouement et de clairvoyance. Je tenais Ă vous faire part de ces rĂ©flexions en tant que frĂšre rompu depuis longtemps Ă la lutte anticolonialiste. Jâai inculquĂ© les notions que je viens de vous exposer Ă vos frĂšres Tunisiens qui ont fini par adhĂ©rer Ă tous mes plans dâaction.
Il leur est arrivĂ© parfois dâen Ă©prouver un certain malaise. MalgrĂ© cela, ils ont acceptĂ© de sâengager sous mon impulsion dans telle ou telle expĂ©rience car ils ont mis Ă lâĂ©preuve mon dĂ©vouement et ma clairvoyance. Ils ont constatĂ© les rĂ©sultats. Aujourdâhui nous sommes libres et indĂ©pendants.
VoilĂ ce quâun frĂšre a voulu dire Ă lâoccasion de cette visite. VoilĂ le conseil que je crois devoir vous donner ainsi quâĂ tous les Arabes. Il est nĂ©cessaire dâappuyer les sentiments et lâenthousiasme par une vision claire des donnĂ©es du problĂšme, pour que notre action soit pleinement efficace.
Câest un homme en tout point dĂ©sintĂ©ressĂ© qui vous le dit, un homme dont vous ne pouvez contester la sincĂ©ritĂ© ni la profonde affection quâil vous porte.
Nous arrivons au but. Nous nâaurons pas Ă passer dix-sept ou vingt annĂ©es encore Ă nous lamenter vainement sur « la patrie perdue ». Nous en tenir aux sentiments serait nous condamner Ă vivre des siĂšcles dans le mĂȘme Ă©tat. Ce serait lâimpasse.
Il faut que, de la nation arabe, montent des voix pour parler franchement aux peuples, savoir que la lutte doit se poursuivre avec tout ce quâelle comporte de dĂ©tours, dâĂ©tapes, de ruses jusquâau jour oĂč nous aurons arrachĂ©, non seulement pour nous-mĂȘmes, mais aussi pour les gĂ©nĂ©rations futures, une victoire complĂšte et dĂ©finitive.
Je vous demande de mĂ©diter sur ces propos. Chacun de nous aura Ă rendre compte Ă Dieu et Ă sa propre conscience, de ses intentions et de ses actes. Mon voeu le plus cher est que les Musulmans vivent dans une communion des cĆurs encore plus Ă©troite, que les dirigeants rĂ©alisent, entre eux, une meilleure comprĂ©hension et combattent tous les complexes de quelque sorte que ce soit : complexes dâinfĂ©rioritĂ© vis-Ă -vis de lâennemi dont on serait tentĂ© de surestimer les forces, complexes de supĂ©rioritĂ© qui risqueraient de nous prĂ©cipiter dans une catastrophe que nous pouvons sĂ»rement Ă©viter, grĂące Ă un recours incessant Ă la raison et Ă lâintelligence. (fin du discours).
Le monde arabe a grand besoin de dirigeants politiques de la trempe du PrĂ©sident Bourguiba, ce grand visionnaire qui, grĂące Ă sa luciditĂ©, Ă son intelligence, Ă sa tĂ©nacitĂ©, Ă son expĂ©rience acquise aprĂšs des dĂ©cennies de militantisme, des annĂ©es dâexil volontaire ou forcĂ©, dâemprisonnements en Tunisie et en France, nâa pas cĂ©dĂ© dâun pas et a tenu bon, fort de son droit de dĂ©fendre son peuple et de le conduire Ă la libertĂ© et Ă lâindĂ©pendance. Ni la chaleur torride du Sahara, ni lâisolement complet Ă lâĂźle de la Galite, ni les condamnations des tribunaux militaires et les lourdes peines quâil a purgĂ©es ne lâont dĂ©couragĂ© pour abandonner la cause sacrĂ©e quâil a entreprise et dĂ©fendue pour mener la Tunisie Ă lâindĂ©pendance. La seule chose quâil nâait pu accomplir ou participer Ă son accomplissement, faute de temps et dâopportunitĂ©s peut-ĂȘtre, est lâUnitĂ© du Grand Maghreb qui semble maintenant, et malheureusement, sâĂ©loigner davantage. EspĂ©rons que cela sera rĂ©alisĂ© le plus tĂŽt possible, ce qui permettrait Ă cette partie de lâAfrique de changer de statut et de devenir une puissance moyenne.
Bourguiba est immortel et il le demeurera comme le sont Hannibal, Ibn Khaldoun, Aboulkacem Echabbi et Farhat Hached.
QuâAllah accorde au Combattant SuprĂȘme, le PrĂ©sident Habib Bourguiba, Son infinie misĂ©ricorde et lâaccueille dans Son Ă©ternel Paradis.
B.B.
(*) Ancien sous chef dâĂ©tat-major de lâArmĂ©e de terre, ancien gouverneur
N.B. : Lâopinion Ă©mise dans cette tribune nâengage que son auteur. Elle est lâexpression dâun point de vue personnel.