Derrière ces images chocs se cache une histoire plus complexe : celle d’un abandon systémique et d’une absence de vision nationale pour protéger un patrimoine à la fois matériel et immatériel.
La Presse — El Kef, le rocher ! Cette ville au passé glorieux, qui a été 3.000 ans durant au cœur de l’histoire tunisienne, a été abandonnée et dégradée par les deux régimes dictatoriaux d’après l’indépendance. Perché à 780 mètres d’altitude sur le dernier promontoire de la montagne sacrée de Djbel Eddir, Le Kef est la ville la plus élevée de Tunisie.
Grâce à sa position stratégique à la frontière algérienne, cette cité millénaire fut, depuis l’Antiquité, une place forte du Haut-Tell. Les traces d’occupation humaine dans la région remontent à la préhistoire, notamment grâce au site archéologique de Sidi Zin.
Autrefois appelée Cirta, El Kef fut un centre spirituel et politique : résidence du roi Syphax, capitale du royaume de Massinissa et prospère sous Jugurtha. Plus tard, les Ottomans y érigèrent au XVIe siècle un important bastion militaire, notamment la Kasbah au XVIIIe siècle, marquant l’essor économique et religieux de la ville, porté entre autres par les confréries soufies comme les Aïssaouia.
Plus d’une centaine de coupoles maraboutiques furent construites, dont celle de Sidi Boumakhlouf, qui demeure aujourd’hui l’un des monuments spirituels les plus emblématiques du nord-ouest tunisien.
La ville a commencé à subir un déclin profond à partir des années 1980-1990. La marginalisation économique, le manque d’investissements et des politiques centralisées ont accéléré sa détérioration. Plusieurs monuments emblématiques — remparts, portes historiques, cinémas, écoles, gare ferroviaire — ont été détruits ou laissés à l’abandon.

Même des sites majeurs comme la basilique Saint-Pierre, les grottes préhistoriques de Sidi Mansour et le Sabat Dar El-Bey ont subi des dommages irréversibles. L’hôpital historique, autrefois célèbre pour son traitement des maladies pulmonaires, est aujourd’hui déclassé et peine à répondre aux besoins de la population.
Le mausolée de Sidi Boumakhlouf, chef-d’œuvre architectural construit au XVIIIe siècle, n’échappe pas à cette dégradation. Ses fissures alarmantes ont récemment été révélées par des clichés publiés le 26 août 2025 par l’actrice Najoua Zouhair, déclenchant une vague d’indignation sur les réseaux sociaux.
Cette zaouïa (mausolée), qui fut bien plus qu’un simple lieu de culte, accueillait autrefois des cercles de dhikr, des sessions de malouf et servait de point de départ à la célèbre procession Kharjat Badr durant le Ramadan, une tradition aujourd’hui largement affaiblie.
Mais derrière ces images chocs se cache une histoire plus complexe : celle d’un abandon systémique et d’une absence de vision nationale pour protéger un patrimoine à la fois matériel et immatériel.
Sidi Boumakhlouf, une figure emblématique
La mémoire orale raconte qu’au XVIIe siècle, un voyageur venu de Constantine, en Algérie, gravit les hauteurs du Kef et y trouva refuge. Cet homme n’était autre que le saint soufi Abdallah Boumakhlouf El-Kazouni, dont la présence allait profondément transformer l’âme spirituelle de la région.
Son passage laissa une empreinte indélébile : il introduisit dans la ville la voie soufie des Aïssaouia, un héritage mystique où les cœurs se rassemblent autour du dhikr collectif, où la musique sacrée s’élève comme une prière, et où les rituels populaires tissent un lien entre le visible et l’invisible.
Depuis, l’histoire de Sidi Boumakhlouf s’entrelace avec celle du Kef, et son souffle mystique résonne encore dans les vieilles ruelles, les coupoles blanchies à la chaux et les cérémonies qui perpétuent une mémoire vivante.
La zaouïa qui lui est dédiée est un chef-d’œuvre architectural mêlant influences andalouses et ottomanes, elle se distingue par sa coupole blanche, son élégant minaret et sa vue panoramique sur la ville. Elle fut bien plus qu’un simple lieu de culte car elle a accueilli des cercles de dhikr, des cours religieux et littéraires, des sessions de musique malouf et a longtemps été le point de départ de la célèbre procession «Kharjat Badr» durant le Ramadan, tradition encore vivante mais largement affaiblie.
Patrimoine en péril
Symbole identitaire et mémoire collective, le monument est aujourd’hui en danger à cause de fissures inquiétantes, aggravées par un désintérêt officiel persistant.
Les signes d’abandon ont commencé à apparaître dès 2011, au lendemain de la révolution, alors que le rôle des zaouïas déclinait dans la vie publique. Pire encore, certaines furent la cible d’actes de vandalisme par des groupes extrémistes.
Entre 2015 et 2019, aucun programme sérieux de restauration n’a été mis en place: les priorités des politiques culturelles se sont concentrées sur les sites archéologiques majeurs, reléguant les monuments spirituels au second plan.
En 2020, les premières fissures visibles sont apparues sur la coupole du mausolée, sans attirer l’attention médiatique ni provoquer de réaction officielle. Ce n’est qu’en septembre 2024 que les autorités régionales ont ordonné des tests techniques, mais aucune intervention concrète n’a été réalisée jusqu’à mi-2025.
Les clichés diffusés par Najoua Zouhair, le 26 août 2025, relancent aujourd’hui le débat publiquement, révélant l’ampleur de la dégradation et la gravité de la situation.
Le cas de Sidi Boumakhlouf n’est pas isolé. En Tunisie, de nombreuses zaouïas — jadis des foyers d’enseignement, de spiritualité et de culture — sont à l’abandon.
Après 2011, plusieurs ont été incendiées ou dégradées, notamment sous le gouvernement de la Troïka. Parmi les plus menacées ou négligées : Zaouïa de Sidi Ibrahim Riahi (Hafsia, Tunis) qui malgré, son prestige, subit une baisse de fréquentation, surtout parmi les jeunes; Zaouïa de Sayyida Manoubia (Manouba) qui est un symbole féminin et spirituel, mais insuffisamment valorisée; Zaouïa de Sidi Mahrez (Tunis), en mauvais état malgré son emplacement central et Zaouïa de Sidi Bou Saïd El-Baji, devenue un site touristique très fréquenté, mais exposée à des dégradations, faute de protection adéquate.

Ces sanctuaires, dispersés dans tout le pays, représentent des fragments de mémoire collective. Leur disparition progressive signe l’érosion d’une identité culturelle plurielle, dans un contexte où aucune vraie stratégie nationale cohérente n’a été adoptée pour leur sauvegarde.
Pourtant ce ne sont pas les solutions et autres propositions de réhabilitations qui manquent. Des experts en patrimoine préconisent une approche participative en impliquant la société civile et les associations locales, en réactivant les zaouïas via des événements culturels et spirituels durables, en classant ces monuments comme patrimoine national protégé. Il est aussi essentiel d’allouer un budget annuel de restauration préventive et intégrer les artisans locaux pour préserver les savoir-faire traditionnels.
Car Sidi Boumakhlouf n’est pas seulement un édifice fissuré : c’est le reflet des fissures de nos politiques culturelles. Le sauver, c’est restaurer un lien avec notre mémoire collective et, au-delà, repenser la place des zaouïas dans la société tunisienne contemporaine.
À travers lui, c’est tout un pan de notre identité spirituelle et architecturale qui est en jeu. Et chaque jour qui passe sans action rapproche ces trésors d’une disparition irréversible.