Auteure d’un ouvrage consacré à la Responsabilité sociale des entreprises, publié aux éditions « Santillana » et préfacé par le professeur Mustapha Mekki, Mouna Ktata, docteure en droit et maître-assistante en droit privé, partage avec La Presse sa vision de la RSE.
Elle explique notamment pourquoi la loi de 2018, jugée peu contraignante, doit désormais évoluer.
La Presse — La Tunisie dispose d’une loi RSE et pourtant peu d’entreprises s’y engagent et encore moins font du reporting ESG, comment expliquez-vous cela ?
L’aspect non obligatoire de l’adhésion au processus RSE a fait que les entreprises polluantes n’y adhèrent pas. Autour de la RSE il y a eu toujours quelques questions clés, notamment comment garantir l’efficacité de la RSE, par la prédominance de la loi ou des minimums légaux.
Il est important de rappeler le cadre de la RSE. Cette dernière suggère une voie médiane de co-régulation, laquelle repose sur une hybridation d’outils de régulation hétéronomes relevant du droit dur et d’outils d’autorégulation relevant d’un droit dit souple, produits par les acteurs eux-mêmes.
D’après la norme ISO 26000, la RSE est la responsabilité de celle-ci par rapport à l’impact de ses décisions et activités sur la société et l’environnement. Elle doit se traduire par un comportement éthique et transparent. Cette RSE doit contribuer au développement durable.
La loi RSE est parue au journal officiel sous le numéro 35-2018 du 11 juin 2018 et comporte six articles. En vertu de son article premier, cette loi n°2018-35 vise à consacrer la conciliation des entreprises avec leur environnement social à travers la participation au processus du développement durable et la bonne gouvernance.
Elle souligne que la RSE a été établie en se basant sur la charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, la charte de l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement.
Dans cet article également, la loi dévoile son objectif qui est de permettre la réconciliation entre les institutions et leur environnement naturel et social en suivant les principes de développement durable et de bonne gouvernance.
L’élaboration du texte de la loi fut marquée par des controverses vives et persistantes qui ont alimenté des doutes quant à la véritable ambition qu’il porte. En effet la loi ne crée pas une obligation de reporting qui aurait pu mettre en place un dialogue concret avec les parties prenantes.
On n’a pas prévu dans la loi une obligation d’allouer une somme à des projets de développement régional ou de protection environnementale. Le choix était clair, on voulait mettre en avant « une culture RSE » qui doit se concrétiser en douceur par l’intégration volontaire de valeurs au sein de l’entreprise.
Par ailleurs, certaines entreprises limitent leur adhésion à la RSE vu les coûts immédiats élevés : investissement pour réduire l’empreinte carbone, revoir la chaîne d’approvisionnement et, vu le retour sur investissement incertain, la réputation et l’attractivité ne sont pas mesurées à court terme.
J’ai vu récemment une entreprise publique très polluante faire la promotion d’une politique ESG qui s’apparentait plus à un du greenwashing, comment peut-on éviter l’instrumentalisation de la RSE ?
Le caractère cosmétique de la RSE concentre bien souvent le feu des critiques. Comment crédibiliser les démarches d’audit en l’« absence » de sanction ? Cela suscite la crainte et touche à la sincérité de l’entreprise.
Pendant longtemps, le droit s’est tenu à l’écart de la RSE. Or, à la réflexion, le constat est double : la RSE est une responsabilité devenue incontournable, étant donné les enjeux et les nouveaux défis auxquels sont confrontées les entreprises aujourd’hui. Néanmoins, elle peut rester lettre morte, un effet de mode ou, pire, elle peut se révéler dangereuse, dès lors qu’elle n’est pas encadrée par le droit.
Plusieurs techniques existent au niveau du Droit et qui permettent de lutter contre l’instrumentalisation de la RSE
D’abord, la technique contractuelle : elle permet d’imposer à l’entreprise de respecter des obligations sociales et environnementales qui ne sont pas reconnues par le droit local. Le contrat devient un vecteur de vigilance qui permet de passer dans une sphère plus contraignante. De façon générale, les entreprises peuvent inclure des clauses dites « RSE » dans leur contrat pour atténuer leurs impacts environnementaux et sociaux dans leur chaîne d’approvisionnement.
La théorie de l’apparence peut permettre une juridicisation des codes de bonne conduite. L’apparence crée un droit au profit. La large diffusion des codes et les engagements des signataires à les respecter peut faire croire au public largement conçu que ces documents contiennent de véritables obligations juridiques.
On peut citer aussi la publicité mensongère sanctionnée par la loi n°98-38, relative aux techniques de vente et de publicité commerciale. Elle définit la publicité mensongère comme la publicité qui contient des indications fausses ou de nature à induire en erreur, il s’agit en outre d’une publicité véhiculée à partir d’un support publicitaire ayant pour objet un produit. Il s’agit d’un délit sanctionné par le législateur.
En RSE, les engagements volontaires pris par l’entreprise (charte éthique, objectifs environnementaux) créent des attentes légitimes chez les parties prenantes. Se contredire peut nuire et affecter ces attentes légitimes.
On ne doit pas aussi ignorer le poids de la sanction économique : Une entreprise qui ne respecte pas ses engagements RSE peut être boycottée par les consommateurs ce qui aboutit à une perte de marchés.
Quelles sont vos recommandations pour une entreprise qui souhaiterait mettre en place une politique ESG ?
Il faut opter pour une RSE réellement stratégique, qui vise à intégrer les préoccupations sociales et environnementales au même niveau que l’objectif économique poursuivi par toute entreprise. On cherche par là un dépassement de la vision philanthropique vers des actions structurées.
Il ne s’agit plus de simples actions philanthropiques mais d’une stratégie pensée de l’entreprise qui implique pour exister de penser les multiples interactions et synergies entre les aspects marketing, comptables, financier et les problèmes d’ordre sociétaux. Il est également essentiel de penser à l’implication des parties prenantes et le dialogue avec les parties prenantes qui se traduit par la notion de management participatif.
Il faut savoir que le management participatif implique, sur le plan social, de parvenir à apaiser les relations salariales, en consacrant une meilleure reconnaissance des salariés comme acteurs de l’entreprise.
L’investissement socialement responsable dessine un autre aspect de la RSE qui peut fortement impacter les entreprises. L’investissement responsable consiste à sélectionner les acteurs en fonction de critères, non pas strictement financiers, mais également extra-financiers.
Cela consiste à orienter les investissements vers les entreprises qui adoptent des pratiques responsables en matière environnementale, sociale et de gouvernance. Cela renvoie notamment aux critères ESG qui permettent d’évaluer la prise en compte par l’entreprise des questions liées à la gestion des déchets, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la prévention des risques environnementaux, le respect du droit des employés, la chaîne de sous-traitance (supply chain) et le dialogue social.
Il est également important de veiller à instaurer au sein de l’entreprise, une politique relative aux droits de l’homme, et un code de bonne conduite vis-à-vis des parties prenantes.
Par ailleurs, une labellisation de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) et la Certification permettrait d’inciter plus d’entreprises à adhérer à un tel processus.