Grand Musée Égyptien | Enseignements et défis de l’avenir
Le Grand Egyptian Museum (GEM), qui a été inauguré le 1er de ce mois, n’est pas seulement un gigantesque complexe culturel réalisé patiemment, dans les règles de l’art et à grand frais en vue de dynamiser un tourisme culturel déjà florissant. Cette réalisation remarquable à plus d’un titre, la cérémonie grandiose de son inauguration et les grandes festivités organisées, à cette occasion, à travers tout le pays en disent long sur les rapports singuliers de l’Égypte d’aujourd’hui avec son patrimoine antique. Elle traduit une ambition tenace de s’approprier davantage un héritage précieux et de le servir non seulement au niveau de l’exposition mais aussi aux plans scientifique et technique. Mais les nombreux enseignements qui peuvent être tirés de la concrétisation du projet ne doivent pas faire passer sous silence les grands défis qui sont à relever.
Houcine Jaïdi *

En évoquant le GEM, les officiels égyptiens, les médias et les particuliers parlent presque tout le temps de la «Civilisation égyptienne», en y ajoutant rarement le qualificatif «antique». Ce faisant, la civilisation pharaonique, à laquelle le nouveau musée est dédié, semble résumer à elle seule toute l’histoire de l’Égypte ou, à tout le moins, en représenter la séquence la plus glorieuse.
Dans la formulation égyptienne, il y a beaucoup de vérités : ne parle-t-on pas d’égyptologie pour désigner la branche de l’histoire et de l’archéologie qui étudie l’héritage de l’époque pharaonique ? La précocité de la civilisation pharaonique, sa longévité proverbiale et ses réalisations matérielles, scientifiques et techniques ne sont-elles pas d’une envergure exceptionnelle ? Cette civilisation n’a-t-elle pas laissé dans le pays, après la fin du pouvoir des Pharaons, de fortes empreintes durant la dizaine de siècles (fin du IVe siècle av. J.-C. – début du VIIe siècle ap. J.-C.) pendant laquelle se sont développées successivement les civilisations hellénistique, romaine et byzantine ?
Glorification de la civilisation pharaonique
Dès les premières années de la République égyptienne, la glorification de la civilisation pharaonique par l’État a été remarquable. La statue colossale de Ramsès II, que les visiteurs découvrent avec fascination dans l’immense hall d’accueil du GEM, avait été installée sur ordre de Jamel Abdennasser, en 1955, au centre du Caire où elle a rappelé, jusqu’à il y a quelques années, aux Cairotes et aux touristes nationaux et étrangers, la grandeur de la haute Antiquité égyptienne.
Cette glorification, exprimée à nouveau, il y a quelques jours, avec toutes les ressources de la grandiloquence orientale, est sans équivalent dans le monde arabe où la civilisation arabo-musulmane prime, sans discussion, sur toutes les époques. De ce fait, l’Antiquité, malgré ses traces exceptionnelles dans certains pays, est reléguée dans une position mineure. Sa prise en charge par l’État donne souvent l’impression d’être «un mal nécessaire». En témoignent, les négligences au niveau de la sauvegarde et de la mise en valeur des sites et des monuments antiques ; en témoigne aussi la manière d’enseigner l’histoire ancienne aux jeunes et l’inefficience de la vulgarisation auprès du grand public.
L’assimilation des vestiges antiques à la Jahilya (période antéislamique) peut atteindre des limites dramatiques. Les grands criminels de l’État islamique n’ont-ils pas, il y a dix ans, détruit les ruines de Palmyre, joyau du monde gréco-romain ? N’y ont-ils pas décapité de manière théâtralisée l’archéologue Khaled Al-Asaad, l’emblématique directeur du site, âgé de 81 ans ?
Pour revenir à l’Égypte, rappelons qu’un «savant musulman», nommé récemment Mufti d’un pays du Golfe, a, il y a quelques années, émis une fatwa interdisant la visite des vestiges de la civilisation pharaonique si le but n’est pas de méditer sur la grandeur de Dieu mais d’admirer les chefs-d‘œuvre antiques.
D’une manière générale, les situations exceptionnelles, où dans quelques pays arabes, les vestiges antiques bénéficient du minimum de soins qu’ils méritent, sont des arbres qui ne sauraient cacher la forêt. La très large négligence dont souffre le patrimoine antique un peu partout dans le monde arabe, d’abord à cause des choix politiques fondés sur l’ignorance, fait que ce secteur est resté un domaine réservé à des spécialistes parfois plus connus et plus considérés à l’étranger que dans leurs propres pays. Ce constat affligeant fait ressortir l’exception égyptienne dans son environnement arabe.
On a souvent dit et écrit qu’en Égypte, la glorification de la civilisation pharaonique n’est qu’une affaire d’argent et de calcul politique : l’argent est celui que rapporte le tourisme archéologique ; le calcul politique est celui des pouvoirs publics qui ont choisi, depuis longtemps, l’époque des Pharaons comme un précieux «terrain neutre», réducteur de la tension chronique qui caractérise les rapports entre les communautés musulmane et copte.
Il est vrai que le tourisme tout comme d’autres sources de revenus importants tel que le Canal de Suez est, pour l’Egypte, une question vitale. C’est pour cette raison que les antiquités, qui avaient été jusqu’en 2011 gérées par le Conseil Suprême des Antiquités relevant du ministère de la Culture, ont eu, de cette date à 2016, un ministère propre à elles avant d’être rattachées au ministère du Tourisme. Ces tâtonnements institutionnels traduisent la recherche continue de la meilleure efficience possible.
Par ailleurs, la communion des coptes et des musulmans autour de la civilisation pharaonique, même aiguillonnée par les pouvoirs publics, serait-elle un mauvais objectif ? Si elle n’était que le produit de l’action politique et même si elle n’a jamais éradiqué les tensions communautaires, n’est-elle pas à saluer comme une réponse politique habile et largement fructueuse ?
En tout état de cause, les considérations d’ordre économique et politique ne doivent pas occulter les efforts de l’État égyptien en faveur du patrimoine culturel pour lui-même.
L’éducation au patrimoine et la maîtrise scientifique
Depuis plusieurs décennies, l’éducation au patrimoine est, en Égypte, une réalité bien palpable. En témoignent les nombreux groupes scolaires qu’on croise très fréquemment dans les différents musées du pays alors qu’ils effectuent des visites guidées.
L’importance accordée au patrimoine archéologique et monumental se voit aussi à travers l’attention apportée par les représentants de l’autorité centrale et régionale à la bonne tenue des lieux et à la qualité de l’accueil des visiteurs.
Par ailleurs, l’État égyptien a manifesté, depuis plusieurs décennies, sa volonté de dépasser l’héritage colonial en mettant en place une vraie politique de tourisme culturel de haut niveau, pourvoyeur de revenus conséquents.
La décision prise, en 2022, de créer le GEM est venue près de trois quarts de siècle après la création, en 1902, du Musée Égyptien du Caire sous le Protectorat britannique. Elle a été précédée, au cours des deux dernières décennies, par d’importants chantiers muséaux conduits au pas de charge. Citons, entre autres, la rénovation du Musée islamique du Caire, qui a été achevée en 2010 et l’inauguration du Musée National de la Civilisation égyptienne en 2021.
Dans l’appellation du GEM, le qualificatif «Grand» peut être compris comme étant un surpassement du «Musée Égyptien» créé par la puissance coloniale, il y plus d’un siècle.
Le Conseil Suprême des Antiquités est un organisme bien plus structuré que son très lointain prédécesseur, le Service des Antiquités mis en place au milieu du XIXe siècle dans un contexte de rivalités coloniales entre la France et la Grande Bretagne, parties à l’assaut d’une Égypte affaiblie.
Parmi les signes du renouveau de la gouvernance des antiquités, citons la forte association des universités aux fouilles comme à la gouvernance de toutes affaires intéressant le Patrimoine.
Au-delà du tourisme, si important soit-il, les antiquités (sites, monuments et musées) sont pleinement perçues en Égypte comme un véritable levier de développement, générateur de nombreux emplois variés et structurant pour l’espace comme pour plusieurs pans de l’économie.

Parmi les aménagements importants réalisés dans la foulée de la construction du GEM, l’aéroport International de Sphinx, situé à proximité du musée et la station de métro qui dessert l’établissement ne sont pas des moindres. Le vaste centre de restauration des antiquités hébergé dans le complexe du GEM et inauguré il y a dix ans est doté d’une vingtaine de laboratoires spécialisés, employant des dizaines de techniciens capables de prendre en charge tous types de travaux. Leur savoir-faire, qui a permis de restaurer une grande partie des objets actuellement exposés au GEM, traduit une maîtrise très avancée des techniques nécessaires à la préservation des vestiges antiques de tous genres. Le travail accompli dans le centre de restauration peut être admiré par les visiteurs à travers une baie vitrée.
Ainsi, par l’importance des objets exposés au GEM, le savoir-faire qui a permis de les restaurer et de les exposer, l’Égypte joue désormais dans la cour des grands. C’est au GEM et non plus au Musée du Louvre ou au British Museum que les férus d’égyptologie du monde entier se rendront à l’avenir pour vivre une expérience unique en son genre dans un cadre insolite. Quel grand saut dans le postcolonial !
Une affaire d’État mais aussi une question sociétale
Toute emphase mise à part, l’État égyptien était dans son rôle en prenant en charge une vaste opération de communication qui a précédé et accompagné l’inauguration du GEM. Ainsi le musée a été présenté par les représentants du pouvoir et leurs relais dans les médias comme une grande affaire d’État, à la croisée de l’identité, de l’économie et de l’image du pays à l’étranger. On est même allé jusqu’à présenter l’œuvre comme «le cadeau de l’Égypte au monde». Creusant ce sillon, les ambassades égyptiennes ont coordonné la transmission en direct de la cérémonie d’inauguration dans les sièges de deux organismes situés dans deux pays arabes (le Maroc et le Qatar) et six grands musées de pays occidentaux (le British Museum, le Musée de l’Acropole d’Athènes, le Musée archéologique de Francfort et le Musée archéologique Johns Hopkins).
En réalité, la grande mobilisation de l’appareil de l’État date de la genèse du projet en 2002. Cela se remarquait déjà à travers la qualité et la diversité des partenariats internationaux. Le soutien financier et technique du Japon, aussi important fût-il n’a pas été exclusif. A titre d’exemple, le savoir-faire belge a été mis à contribution pour la construction de l’établissement et pour le transfert de la statue colossale de Ramsès II au nouveau musée ainsi que pour le très remarquable mapping de l’inauguration. Les partenariats internationaux et les préparatifs de l’inauguration ont été supervisés par les plus hautes autorités du pays ; le conseil d’administration du musée est présidé par le ministre du Tourisme et des Antiquités.
Mais l’affaire n’a pas été seulement étatique. En témoignent les plateaux de télévision, les colonnes des journaux et les réseaux sociaux envahis par les commentateurs élogieux qui, à travers le prisme du GEM, partaient du passé pour faire le lien avec le présent et l’avenir du pays. Les intervenants appartenaient à toutes les catégories sociales : citoyens lambda, stars du show business, personnalités politiques, scientifiques et experts de tous genres. A l’occasion de l’inauguration, l’Université du Caire, qui a beaucoup contribué à la conception et l’agencement de l’établissement, a été illuminée comme plusieurs autres bâtiments officiels prestigieux.
Cet attachement au passé antique n’a pas surgi à l’occasion de l’inauguration du GEM. Il est fortement ancré dans la société égyptienne depuis longtemps. Comme preuve significative, on peut citer la pétition déjà signée par près d’un demi-million d’Egyptiens et qui demande à la France et à la Grande Bretagne la restitution de pièces archéologiques égyptiennes de très grande valeur, exposées au Musée du Louvre et au British Museum.
On pourrait dire que tout régime a, dans tous les milieux, ses partisans dont certains sont mêmes de vrais thuriféraires manipulables et manipulateurs. On pourrait aussi dire que l’inauguration du GEM a réveillé chez beaucoup d’Égyptiens un égo civilisationnel éclipsé, au cours des dernières décennies, par le rôle croissant des richissimes monarchies du Golfe y compris dans les domaines du patrimoine et du marché de l’art. Mais il est difficile de croire que la fierté et l’émerveillement exprimés par d’innombrables Égyptiens, entre autres, à travers les réseaux sociaux, ne sont dus qu’à une simple orchestration de la part des pouvoirs publics.
Les grands défis de l’avenir
Un Musée de l’envergure du GEM ne pourra pas garantir son avenir grâce à la seule richesse de ses collections si fabuleuses soient-elles. Pour atteindre les 5 à 7 millions de touristes étrangers supplémentaires escomptés, annuellement, par le GEM et les importantes recettes qui en découleront, l’Égypte doit d’abord garantir la sécurité des touristes, sans quoi «la quatrième pyramide» risque de tourner à vide ou presque. À elle seule, la sécurité est un défi de taille tant le tourisme balnéaire et le tourisme culturel ont souffert, en Égypte, au cours des dernières décennies, des retombées désastreuses des attentats terroristes. A terme, la paix chantée à répétition, à l’occasion de l’inauguration du GEM, n’est pas seulement une affaire égyptienne ; elle dépend largement de l’évolution générale du Proche-Orient et du Moyen-Orient.
Comme toute grande réalisation sophistiquée, le GEM aura besoin d’une maintenance préventive coûteuse sans laquelle l’avenir de l’établissement risque d’être hypothéqué. Les Égyptiens ont certainement beaucoup appris au contact des nombreux intervenants étrangers qui ont œuvré pour la réalisation du projet. Mais le savoir-faire ne servira à rien s’il ne peut pas compter sur des ressources financières garanties de manière suffisante et régulière. Cette exigence dépend à son tour des recettes du musée qui doivent profiter d’abord à l’établissement pour assurer sa pérennité.
Les musées modernes ne vivent pas seulement des recettes rapportées par l’exposition de leurs collections permanentes si fabuleuses soient-elles. D’importantes expositions temporaires, programmées régulièrement, peuvent faire revenir des visiteurs qui ont déjà fréquenté le musée et en attirer d’autres, intéressés par telle ou telle thématique particulière. Les expositions temporaires, pour lesquelles un espace de 5000 m2 a été aménagé au GEM, nécessitent une mobilisation de longue durée où interfèrent la diplomatie, la logistique, les assurances et bien évidemment le travail des experts. Les congrès pour lesquels un centre de 3000 M2 a été intégré au GEM doivent, par leur qualité et leur fréquence, être à la hauteur des investissement consentis.
Imaginons ce que demanderait une grande exposition temporaire de mosaïques tunisiennes d’époque romaine ! L’évènement, préparé comme il le faut, serait lourd de significations et défrayerait la chronique : des pièces archéologiques de très grande valeur, provenant d’un pays arabe et dont certaines ont été exposées, depuis, plusieurs décennies, dans de nombreux pays occidentaux seraient offerts aux yeux des Égyptiens et des étrangers venus du monde entier pour visiter le GEM!
Poussons encore plus loin la rêverie et imaginons l’Alecso associé au Centre Régional Arabe pour le Patrimoine Mondial afin de faire profiter les étudiants en histoire, archéologie et métiers du patrimoine ainsi que leurs enseignants tunisiens, d’excursions d’étude ayant pour objet de faire connaître un musée qui compte désormais parmi les plus importants au monde et qui est le plus grand établissement dédié à une seule civilisation. D’une telle découverte pourraient découler, entre autres, des projets de stages dans le centre de restauration du GEM. Nul doute que l’Alecso, dont l’une des directions centrales est dédiée au Patrimoine, s’honorerait à initier des telles collaborations entres les pays arabes.
* Historien universitaire.
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