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Tunisie, un pays en voie de « gourbification »

12. November 2025 um 12:05

L’auteur, médecin tunisien installé en Afrique du Sud, étais à Tunis il y a trois semaines pour le lancement de mon premier roman ‘‘Sangoma, le guérisseur’’. Il est rentré profondément écœuré et même malade, pour avoir vu l’état dans lequel son pays se trouve aujourd’hui. Cette tribune est  un véritable cri de colère et de lucidité.

Dr Hichem Ben Azouz *

Il est des mots qui claquent comme des gifles. «Gourbification». Mot inventé, brutal, presque vulgaire. Mais c’est le seul qui dit la vérité. La Tunisie se transforme en un grand gourbi. Pas seulement ses murs, ses trottoirs, ses plages. Tout. La ville, la morale, l’économie, la politique, la société, la terre. C’est une déchéance généralisée, une descente aux enfers que nous regardons, impuissants ou résignés.

Les villes tunisiennes ne sont plus des espaces publics, mais des poubelles à ciel ouvert. Trottoirs occupés par des étals sauvages, ronds-points envahis de plastique, plages rongées par les rats et les égouts. Tunis, jadis carrefour méditerranéen, ressemble aujourd’hui à une zone sinistrée. Les murs s’effritent, les routes se creusent, les façades s’écroulent. Nous vivons dans la laideur quotidienne, celle de nos rues jonchées d’ordures, de nos murs noircis, de nos trottoirs défigurés et le plus tragique, c’est que nous nous y habituons.

Peuple résigné, État fantôme

Nos jeunes rêvent d’ailleurs, même au prix de la noyade. Nos vieux survivent avec des pensions humiliantes. La solidarité s’est évaporée, remplacée par l’indifférence et la compétition pour un litre d’huile ou un kilo de sucre. Le voisin n’est plus frère mais rival. Nous avons accepté de vivre dans le médiocre. Nous appelons «maison» ce qui n’est qu’un gourbi.

Les gouvernants se succèdent, mais l’État se délite. Les institutions semblent tourner à vide, sans vision ni cap. Le pouvoir parle seul, sans écho. L’administration s’enlise dans l’improvisation et le clientélisme. La justice perd sa boussole, la peur s’installe comme mode de gestion, la corruption devient réflexe de survie. Tout paraît réduit à une économie du bricolage et du simulacre. On maquille les chiffres, on colmate les fissures, on attend que l’illusion tienne encore un peu.

Economie de la combine et société civile assiégée

Le travail ne paie plus. Produire ne sert à rien. L’économie est «gourbifiée», informelle, instable, pourrie. Le contrebandier a plus de valeur que l’agriculteur, le pistonné plus de chances que le qualifié. Le diplôme ne vaut rien, la compétence encore moins. Nous sommes devenus une société de magouilles, où tout s’achète, postes, faveurs, justice, dignité.

La société civile est harcelée, malmenée, affaiblie. Ses voix sont surveillées, ses espaces réduits, ses initiatives étouffées sous le poids de la suspicion. Pourtant, elle résiste à sa manière, dans les marges, dans les gestes du quotidien, dans la parole qui persiste malgré tout. Elle tient bon là où l’État vacille. Elle soigne, enseigne, éclaire, témoigne. Elle est ce souffle discret qui empêche le silence de tout recouvrir.

Terre martyrisée et «gourbification» mentale

La mer crache des égouts. Les nappes phréatiques sont pompées jusqu’à la sécheresse. Les forêts brûlent ou disparaissent sous le béton. Les collines sont éventrées par des carrières illégales. Jadis jardin de la Méditerranée, la Tunisie devient une décharge, un paysage d’abandon. Nous détruisons la terre comme nous avons détruit la décence.

Le pire n’est pas la saleté visible. Le pire est dans nos têtes. La «gourbification» est un état d’esprit. C’est accepter le désordre, tolérer la corruption, vivre dans la médiocrité. C’est se dire «ça ira» alors que tout s’effondre. C’est se résigner à survivre, sans horizon, sans rêve, sans projet.

Et pourtant, un souffle…

La Tunisie n’est pas morte. Elle dort dans ses fissures. Et le jour où elle se réveillera, ce seront les murs du gourbi qui s’écrouleront, pas elle.

Il reste des étincelles. Des jeunes qui refusent le naufrage. Des femmes qui se battent chaque jour pour leurs enfants. Des artistes qui peignent, chantent, écrivent et filment la colère. Des citoyens qui nettoient leur rue, qui refusent le fatalisme. La mémoire de la dignité n’est pas morte.

La «gourbification» est peut-être un coma. Et chaque peuple peut en sortir, s’il choisit de respirer à nouveau.

Alors oui, la Tunisie est aujourd’hui «gourbifiée». Mais tant qu’il restera des bras, des voix, des consciences éveillées, rien n’est perdu. Car un pays peut renaître de ses failles, comme la lumière jaillit des pierres.

Et l’espoir tient tout entier dans ce défi : transformer le gourbi en maison, la maison en cité, la cité en patrie digne.

* Médecin tunisien base à Johannesburg.  

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