Hatem Ben Salem prédit un nouvel ordre mondial « dur et immoral »
Le Pr Hatem Ben Salem, ancien professeur de droit, ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères et ancien ministre de l’Éducation, fin connaisseur des arcanes diplomatiques, a livré une conférence magistrale sur les bouleversements en cours sur l’échiquier mondial intitulée « Changements et nouveaux défis transnationaux et mondiaux : vers un nouvel ordre international ? », dans le cadre de la journée annuelle des administratrices et administrateurs (ITA), tenue le 11 juin 2025 à Tunis.
Devant un parterre d’administrateurs et de décideurs tunisiens, son diagnostic, aussi rigoureux qu’alarmant, a dépeint un système international en pleine déliquescence, miné par le retour des rapports de force, l’effritement des institutions multilatérales et l’émergence de menaces d’une ampleur inédite.
L’héritage d’un monde en mutation
Le Pr Ben Salem a ouvert son propos en rappelant que l’ordre actuel plonge ses racines dans l’immédiat après-guerre, lorsque la création de l’ONU en 1945 avait suscité l’espoir d’une gouvernance mondiale pacifiée. « Cette architecture, bien qu’imparfaite, reposait sur un équilibre des puissances et des mécanismes de régulation qui ont évité le pire, même durant les pires tensions de la Guerre froide », a-t-il souligné. Il a insisté sur un point souvent négligé : les conflits par procuration de cette époque obéissaient à une logique d’autolimitation, où chaque camp savait qu’un dérapage pouvait conduire à « l’irréparable » – une guerre nucléaire.
La chute du mur de Berlin en 1989 a marqué l’entrée dans une ère d’hégémonie américaine incontestée, mais aussi d’illusions. « On a cru à la fin de l’Histoire, à un monde unipolaire régi par les règles du libre-échange et de la démocratie libérale. En réalité, cette période n’a été qu’un intermède ». L’invasion russe de l’Ukraine en 2022 a définitivement clos ce chapitre, révélant l’échec du projet d’un ordre international fondé sur le droit et la coopération.
Le crépuscule des institutions multilatérales
L’un des développements les plus inquiétants, selon le conférencier, est l’affaiblissement spectaculaire des organisations internationales. « L’ONU est aujourd’hui une coquille vide, paralysée par les vetos et l’absence de réforme du Conseil de sécurité. L’OMC ne joue plus son rôle d’arbitre des échanges commerciaux. Même des agences comme l’Unesco ou l’OMS sont devenues l’arène de batailles politiciennes », a-t-il déploré.
Cette déliquescence a ouvert la voie à l’ascension d’acteurs non étatiques, dont l’influence rivalise désormais avec celle des États. Le Pr Ben Salem a distingué deux catégories : les ONG humanitaires traditionnelles, qu’il a saluées pour leur travail essentiel, et les « méga-ONG politisées », dotées de budgets colossaux et d’agendas opaques. « Certaines de ces organisations disposent de moyens financiers supérieurs à ceux de petits États, sans aucune légitimité démocratique. Leur rôle dans les printemps arabes mériterait une analyse critique approfondie », a-t-il affirmé, sans toutefois citer d’exemples précis.
L’économie et la technologie, nouveaux champs de bataille
La géopolitique contemporaine ne se joue plus seulement sur les champs de bataille, mais aussi – et peut-être surtout – dans les laboratoires de recherche et les salles de trading. « La puissance se mesure désormais à l’aune de l’innovation technologique et du contrôle des ressources stratégiques », a expliqué le Pr Ben Salem. Il a cité un chiffre frappant : en 2024, Amazon a investi 83 milliards de dollars en recherche et développement, soit près de 30% de plus que la France entière (64 milliards).
Cette course effrénée creuse un fossé abyssal entre les nations. « Les pays du Sud sont doublement prisonniers : dépendants des infrastructures numériques qu’ils ne contrôlent pas – comme les câbles sous-marins et les data centers – et incapables de rivaliser dans l’innovation de pointe », a-t-il analysé. Pourtant, des lueurs d’espoir existent. Le conférencier a salué les initiatives Sud-Sud, comme le partenariat entre la Tunisie, le Maroc et le Kazakhstan dans l’exploitation des terres rares, ou les projets d’énergie solaire transcontinentaux. « Ces coopérations montrent qu’une voie alternative est possible, à condition de sortir de la logique de dépendance ».
L’ »homéricus » : un humain nouveau, désengagé et dépendant
Parmi les concepts les plus marquants de sa conférence, celui d’ »homéricus » a particulièrement retenu l’attention. « Nous avons créé un être humain nouveau, esclave de ses écrans, atomisé, et profondément indifférent aux grands enjeux collectifs », a-t-il déclaré. Les chiffres qu’il a cités sont éloquents : en Tunisie, le temps d’écran moyen atteint 7 h 07 par jour (étude 2024), un record régional.
Cette dépendance cognitive a des conséquences politiques majeures. « L’opinion publique internationale, qui fut un contre-pouvoir dans les années 1990-2000, n’existe plus. Regardez Gaza : malgré l’horreur, aucune mobilisation massive n’a émergé. Seuls quelques « îlots de résistance » en Europe ont tenté de briser l’indifférence générale ».
Un avenir sombre, mais pas inéluctable
Le Pr Ben Salem a dressé un tableau sans concession des défis à venir : militarisation accrue (avec l’Allemagne qui prévoit 100 milliards d’euros d’investissements militaires), crises climatiques, pandémies et montée des extrémismes identitaires en Occident. « Nous assistons à la naissance d’une « internationale conservatrice » xénophobe, qui fait de l’islam son bouc émissaire favori. Jamais une religion n’a été autant diabolisée dans les médias occidentaux », a-t-il alerté.
Pourtant, il refuse le fatalisme. « Le nouvel ordre qui se dessine sera dur, injuste, peut-être immoral. Mais rien n’est écrit d’avance. Aux pays du Sud de s’organiser, de mutualiser leurs forces et de refuser d’être les spectateurs passifs de leur propre histoire ».
L’article Hatem Ben Salem prédit un nouvel ordre mondial « dur et immoral » est apparu en premier sur Leconomiste Maghrebin.