À chaque époque de l’Histoire, lorsque le monde se fracture en blocs économiques concurrents, le mercantilisme s’institutionnalise, la rivalité s’intensifie et la guerre devient inévitable. De l’Antiquité à nos jours, la montée des logiques protectionnistes et de l’affrontement géoéconomique débouche sur des conflits planétaires. Sommes-nous aujourd’hui à l’orée d’un nouveau cycle ?
Carthage contre Rome : la matrice antique du conflit géoéconomique
Loin d’être une simple rivalité militaire, la lutte entre Carthage et Rome trouve ses racines dans une confrontation économique systémique. Carthage, puissance maritime commerçante, bâtit sa prospérité sur le contrôle des échanges méditerranéens. Rome, au contraire, développe une logique d’expansion territoriale, agricole et militaire. À mesure que leurs sphères d’influence s’entrechoquent, les tensions deviennent irréversibles. Les Guerres Puniques ne furent pas seulement des affrontements d’empires, mais la première grande guerre mondiale autour du commerce et de la domination économique régionale.
Ce modèle se répète dans l’Histoire, chaque fois que deux systèmes économiques structurés autour de réseaux fermés et d’intérêts exclusifs se heurtent.
L’Europe moderne et les empires : le mercantilisme comme ferment de la guerre
Du XVIe au XIXe siècle, les puissances européennes s’engagent dans une course effrénée aux colonies, aux routes maritimes et aux métaux précieux. L’Espagne, le Portugal, la France colbertiste et l’Angleterre impériale adoptent des politiques mercantilistes assumées : enrichissement par l’excédent commercial; monopole sur les matières premières; subordination des périphéries coloniales.
Chaque expansion commerciale entraîne son lot de confrontations. La Guerre de Sept Ans (1756-1763) , les conflits napoléoniens, ou encore la guerre d’indépendance américaine sont autant de symptômes d’un monde compartimenté par des logiques de domination économique. La fermeture des blocs, l’érection de barrières tarifaires et la militarisation du commerce transforment la concurrence en affrontement militaire.
Du XVIe au XIXe siècle, les puissances européennes s’engagent dans une course effrénée aux colonies, aux routes maritimes et aux métaux précieux. L’Espagne, le Portugal, la France colbertiste et l’Angleterre impériale adoptent des politiques mercantilistes assumées : enrichissement par l’excédent commercial, monopole sur les matières premières, subordination des périphéries coloniales.
Les deux guerres mondiales : l’apogée des blocs géoéconomiques rivaux
Le XXe siècle illustre, dans sa brutalité, les conséquences extrêmes du cloisonnement économique mondial. À la veille de la Première Guerre mondiale, le monde est structuré en empires impérialistes, chacun tentant de maximiser ses intérêts commerciaux au détriment des autres. L’absence de régulation multilatérale et la montée des nationalismes économiques accélèrent l’engrenage vers la guerre.
Le schéma est encore plus explicite dans les années 1930. Face à la crise de 1929, les puissances ferment leurs économies, instaurent des zones d’influence fermées, mettent en place des politiques autarciques. L’Axe Rome-Berlin-Tokyo défie ouvertement l’ordre libéral anglo-saxon. La logique des blocs se durcit, les rivalités s’exacerbent, et l’économie mondiale s’effondre sous le poids des tensions. La Seconde Guerre mondiale n’est pas née du hasard, mais bien d’un déséquilibre systémique provoqué par un mercantilisme nationaliste et prédateur.
Le monde contemporain : un nouveau cycle de fragmentation
Depuis deux décennies, les signes avant-coureurs d’une nouvelle structuration en blocs sont de plus en plus visibles. Le retrait des États-Unis de plusieurs accords multilatéraux, la guerre commerciale sino-américaine, la militarisation du commerce technologique et la multiplication des sanctions ont ouvert une ère de découplage. Les BRICS s’élargissent et proposent une alternative à l’ordre occidental en s’appuyant sur la souveraineté monétaire, la dédollarisation et les alliances régionales. En face, l’Occident resserre ses rangs autour de l’OTAN, du G7 et de l’Union européenne, dans une logique de sécurisation des intérêts énergétiques, industriels et géopolitiques.
Le commerce n’est plus un vecteur de paix mais un instrument de pression. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est marginalisée, les chaînes de valeur se régionalisent et la coopération internationale se délite. Chaque bloc cherche à imposer son modèle, à verrouiller ses marchés, à exclure ses rivaux. Le piège de Thucydide devient économique : la montée en puissance de nouvelles économies crée une tension insoutenable avec les hégémonies en place.
Et la Tunisie dans tout cela ? Entre vulnérabilité et opportunité
Dans ce contexte de recomposition globale, la Tunisie se retrouve dans une position d’équilibriste. Trop dépendante de ses partenaires traditionnels pour rompre brutalement avec l’ordre établi; mais suffisamment exposée aux nouvelles routes économiques pour espérer en tirer profit, elle doit impérativement repenser sa stratégie.
Refuser de choisir un camp ne signifie pas rester passif. Il s’agit plutôt de construire une posture active de non-alignement stratégique, fondée sur la diversification des partenariats, le renforcement de la coopération régionale et la montée en gamme de son économie. L’Afrique, les BRICS, la Méditerranée du Sud offrent des relais de croissance que la Tunisie doit saisir sans renier ses ancrages euro-méditerranéens. Mais pour cela, encore faut-il retrouver une cohérence de politique économique, une stabilité institutionnelle et une vision stratégique.
Dans ce contexte de recomposition globale, la Tunisie se retrouve dans une position d’équilibriste. Trop dépendante de ses partenaires traditionnels pour rompre brutalement avec l’ordre établi, mais suffisamment exposée aux nouvelles routes économiques pour espérer en tirer profit, elle doit impérativement repenser sa stratégie.
L’Histoire bégaie, mais l’intelligence peut rompre le cycle
Si l’Histoire nous enseigne que les blocs mercantilistes conduisent inévitablement à la guerre, elle nous rappelle aussi que l’intelligence politique et la coopération peuvent en atténuer les effets. L’après-1945 avait vu naître un ordre multilatéral fondé sur des règles, des institutions et une certaine idée de l’interdépendance pacifique. Ce cadre est aujourd’hui affaibli, mais il peut être réinventé.
L’enjeu pour les puissances émergentes et les pays vulnérables comme la Tunisie n’est pas seulement de survivre à cette polarisation; mais de contribuer à la reconstruction d’un ordre plus équitable, ouvert et résilient. Faute de quoi, la logique des blocs, une fois encore, finira par embraser le monde.
Quelque chose d’essentiel est en train de se briser dans le silence des sommets internationaux. Ce n’est pas seulement une crise de confiance. C’est peut-être la fin d’un pacte, vieux de trois quarts de siècle, entre les deux mondes. Le Nord et le Sud. L’ordre et la marge. L’universel proclamé et l’univers ignoré.
Yahya Ould Amar *
Les pays du Nord, avec leurs sanctions, tarifs douaniers, taxes carbone et normes strictes, cherchent-ils à s’isoler du Sud global ? Cette dynamique, qui s’intensifie à l’approche de 2030 (objectifs de l’Accord de Paris), soulève des enjeux décisifs pour l’économie mondiale, le commerce et la coopération internationale.
La question est de savoir si un divorce est déjà en cours, entre ceux qui croient incarner les règles… et ceux qui en subissent les conséquences.
Quelles sont les motivations des pays du Nord, les conséquences pour le Sud global et quelles sont les pistes pour un avenir équilibré ?
Une mondialisation à sens unique
La mondialisation s’est bâtie sur une promesse : l’ouverture des marchés, le progrès partagé, le développement par la coopération. Cette promesse, renouvelée à Bandung en 1955 puis recyclée à chaque sommet du G7 ou de l’Onu, portait en elle un espoir : celui d’un monde qui, malgré les asymétries, finirait par se stabiliser dans la réciprocité.
Or, ce monde vacille. Les faits sont là : explosion des sanctions économiques unilatérales, extraterritorialité du droit américain, retrait des aides publiques au développement, fermeture implicite des marchés par le biais de normes environnementales, sociales, numériques.
À cela s’ajoute le retour d’un protectionnisme vert déguisé, où la taxe carbone devient barrière douanière, où la norme ESG (Environnemental Social et Gouvernance) devient instrument de tri géopolitique, où les chaînes de valeur sont reconfigurées non pour l’efficacité… mais pour la sécurité.
Le Nord, longtemps chantre de l’universalisme moral, s’est lui-même piégé dans les contradictions de ses positions. En Ukraine, il invoque avec justesse le droit international, la souveraineté des États et la protection des civils. Mais ces principes deviennent soudain malléables, silencieux lorsqu’il s’agit de Gaza, du Yémen, de l’Iran, du Sahel ou d’autres théâtres oubliés. Le deux poids, deux mesures est devenu une constante : on arme certains au nom de la légitime défense, on condamne d’autres au nom de la paix. On célèbre la résistance ici, on la criminalise là. Cette dissonance creuse un fossé : celui d’un monde qui entend encore le discours du Nord, mais n’y croit plus. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la politique, c’est la crédibilité morale de tout un récit civilisationnel.
Régulièrement érigée en condition de partenariat, la démocratie est, pour les pays du Nord, un idéal sacralisé… mais souvent relativisé lorsqu’elle entre en conflit avec les intérêts géostratégiques. Ainsi, l’Occident continue de s’allier, d’armer, de financer ou de protéger des régimes autoritaires dès lors qu’ils garantissent la stabilité, l’accès à des ressources ou la limitation de l’influence d’un rival. On tolère l’oppression au nom de la «stabilité régionale», on ferme les yeux sur la répression pour préserver un accord militaire ou énergétique.
Ce double discours ne fait que renforcer l’idée, dans les opinions du Sud, que la démocratie n’est pas une valeur universelle défendue par principe, mais un instrument de tri utilisé selon les convenances du moment. Un monde qui prêche la démocratie mais soutient l’autoritarisme mine, à terme, sa propre légitimité.
L’extrême droite au Nord : un miroir que le Sud observe
Pendant que le Nord exige du Sud qu’il réforme ses institutions et respecte les droits de l’homme et ses minorités, l’extrême droite progresse spectaculairement dans les urnes occidentales. En Europe comme en Amérique du Nord, les discours de repli, de xénophobie, d’ethno-nationalisme ou de rejet de l’immigration s’installent au cœur des démocraties libérales. Les partis prônant la fermeture des frontières, la préférence identitaire ou la rupture avec les engagements internationaux gouvernent déjà, ou s’en approchent dangereusement.
Ce glissement n’échappe pas aux peuples du Sud : comment prendre au sérieux les injonctions démocratiques venues de nations qui peinent à protéger elles-mêmes l’universalité des droits ? La montée des extrêmes n’est pas qu’un phénomène local : elle entame le socle commun des valeurs partagées, et nourrit l’idée que l’ordre libéral occidental n’est peut-être plus qu’un vernis fragile sur une réalité profondément fracturée.
Une muraille économique : sanctions, tarifs, taxe carbone et normes strictes
Les pays du Nord ont multiplié les outils économiques pour encadrer leurs relations avec le reste du monde. A titre d’exemple, depuis 2018, les sanctions économiques ont explosé, touchant des pays comme la Russie, la Chine, l’Iran… Mais pas Israël, accusé de génocide par la Cour pénale internationale (CPI).
Selon le Global Sanctions Database, plus de 12 000 sanctions étaient actives en 2024, un record historique, visant à limiter les échanges commerciaux avec des nations jugées en décalage avec les priorités stratégiques du Nord.
À cela s’ajoutent les tarifs douaniers, souvent utilisés comme vecteurs de supériorité. Par exemple ceux imposés en 2025 par l’Administration Trump. En 2023, l’Union européenne a imposé des droits de douane de 25 % sur certaines importations chinoises, notamment dans le secteur des véhicules électriques.
Ces mesures, combinées à des taxes environnementales comme la taxe carbone européenne (Carbon Border Adjustment Mechanism – CBAM ou Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières), qui entrera pleinement en vigueur au premier janvier 2026, visent à protéger les industries locales et à promouvoir des standards environnementaux élevés. Le CBAM taxera fortement les importations de produits à forte empreinte carbone notamment celles provenant du Sud global dans les secteurs de l’acier (Maghreb, Afrique australe, Inde), du ciment (Afrique de l’Ouest, Asie du Sud), de l’engrais (Afrique du Nord, Russie, Golfe), de l’aluminium (Guinée, Mozambique) et de l’électricité et hydrogène (Moyen-Orient, Afrique du Nord).
Mais ces politiques ne sont pas sans coût. Selon une étude de l’OCDE, le CBAM pourrait augmenter les coûts d’exportation pour les pays émergents de 1,5 à 2 % de leur PIB d’ici 2030, affectant particulièrement les économies dépendantes des matières premières. Les normes techniques et sanitaires, de plus en plus rigoureuses, compliquent également l’accès des produits du Sud aux marchés du Nord. Ainsi, les exportateurs agricoles doivent se conformer à des normes européennes sur les pesticides, souvent inaccessibles faute de moyens technologiques ou financiers.
La peur stratégique du Nord : perdre la maîtrise du récit
Le Nord se referme essentiellement par peur. Peur de la démographie du Sud, environ 2,5 milliards de jeunes de moins de 25 ans. Peur du poids croissant de l’Inde, de la Chine, du Brésil. Peur de l’effondrement de la hiérarchie construite depuis ces deux derniers siècles (révolution industrielle). Peur de perdre le contrôle de l’Onu et des différentes institutions internationales, conçues autrefois comme des instruments au service de la domination. Peur, enfin, que les valeurs qu’il dit incarner — droits de l’homme, démocratie, État de droit — soient utilisées contre lui, à l’aune de ses propres contradictions.
Cette peur engendre un réflexe défensif : remplacer l’universel par l’identitaire, l’interdépendance par la méfiance, et l’aide par le tri. On sélectionne les partenaires. On sanctionne les désobéissants. On normativise les flux commerciaux. Le Sud global n’est plus vu comme un acteur, mais comme un problème à gérer, une instabilité à contenir, une énergie à canaliser.
Pourquoi les pays du Nord adoptent-ils des mesures de repli ?
D’un côté, ces mesures reflètent une volonté de protéger leurs économies face à la montée en puissance du Sud global, notamment la Chine et l’Inde, qui représentent respectivement 18 % et 7 % du PIB mondial en 2024 (selon le FMI). Pour le Nord, l’ascension économique et politique du Sud – illustrée par la montée du PIB combiné des Brics (36 % du PIB mondial en 2024, contre 31 % pour le G7) – représente une menace existentielle à sa domination historique. Les industries du Nord, confrontées à une concurrence accrue, cherchent à préserver leurs parts de marché. Par exemple, l’industrie solaire européenne, qui ne représente plus que 3 % de la production mondiale face à la domination chinoise (80 %), bénéficie de subventions massives et de barrières douanières.
D’un autre côté, ces mesures traduisent une ambition stratégique plus large : imposer un modèle économique et environnemental global. En imposant des normes strictes, le Nord cherche à forcer le Sud à adopter ses standards, sous peine d’exclusion économique. Cette approche, bien que justifiée par des impératifs climatiques, crée un déséquilibre. Les pays du Sud, souvent en phase d’industrialisation, n’ont ni les ressources ni les infrastructures pour se conformer rapidement.
Enfin de telles mesures risqueraient d’asphyxier économiquement les pays du Sud en affaiblissant la compétitivité de leurs produits.
Un Sud plus lucide, mais pas moins coopératif
Le Sud, pourtant, ne réclame ni charité ni rupture. Il demande une parole respectée, une place équitable, une dignité retrouvée. Il ne rejette pas la mondialisation, mais souhaite en réécrire les termes. Il ne récuse pas les valeurs démocratiques, mais refuse qu’elles soient imposées à géométrie variable. Il ne cherche pas à humilier le Nord, mais à ne plus s’humilier lui-même en acceptant des partenariats fondés sur le soupçon.
De Johannesburg à Djakarta, de Brasilia à Tunis, un mot revient : co-souveraineté. Pas pour se replier. Mais pour bâtir des échanges qui ne soient plus des rapports de force. Le Sud veut une Onu réformée, un Bretton Woods repensé, plus représentatif qui tienne compte des réalités du XXIe siècle. Il veut que la coopération cesse d’être conditionnelle et devienne contractuelle. Que l’aide cesse d’être outil d’influence et redevienne levier de justice.
Le coût du divorce Nord-Sud ne se mesure pas seulement en milliards de dollars de commerce perdu. Il se chiffre aussi en instabilité géopolitique, en rancœurs durables et en opportunités gâchées pour l’ensemble de l’humanité. Un monde où le Sud se referme par défiance et le Nord par crainte est un monde qui se prive de la moitié de ses talents, de ses ressources, de son dynamisme démographique. Selon la Banque mondiale, plus de 60 % de la croissance mondiale d’ici 2050 viendra du Sud global. Rompre les ponts, c’est refuser d’investir dans cette croissance, de participer à son encadrement, d’en tirer les fruits. C’est aussi risquer l’émergence de systèmes concurrents de normes, de monnaies, de récits, qui tourneraient le dos à la coopération multilatérale. Ce coût stratégique serait bien plus élevé que tous les bénéfices supposés du repli.
Pour le Sud, le coût est tout aussi redoutable : exclusion des chaînes de valeur, renchérissement des exportations, désindustrialisation prématurée. L’Afrique pourrait perdre jusqu’à 16 milliards de dollars par an d’accès préférentiel aux marchés occidentaux si les barrières environnementales ne sont pas rééquilibrées. À cela s’ajoute une perte d’espoir. Car un monde où les règles du jeu sont écrites sans ceux qui les vivent est un monde où la radicalisation, l’exode des talents, ou les conflits trouvent un terreau fertile. L’illusion d’un découplage serein est donc une chimère. Le divorce Nord-Sud serait un appauvrissement mutuel, un gaspillage tragique d’intelligence collective, un échec de civilisation. À l’heure où les défis sont mondiaux, la séparation est non seulement coûteuse — elle est absurde.
Le divorce Nord-Sud aurait un coût géopolitique incalculable : celui de la paix mondiale. Car l’exclusion nourrit la frustration, et la frustration engendre l’instabilité. En marginalisant le Sud, le Nord affaiblit les équilibres déjà précaires d’un monde traversé par les tensions identitaires, les fractures économiques et les chocs climatiques. Sans perspective d’équité, des pans entiers de la jeunesse du Sud — plus de deux milliards et demi de jeunes de moins de 25 ans — risquent de sombrer dans les bras de l’extrémisme, de l’exode ou de l’hostilité stratégique. En s’éloignant des mécanismes de dialogue et d’intégration, le système international s’expose à une multiplication de foyers de conflit — ouverts, hybrides ou silencieux — des Balkans à la bande sahélienne, du Pacifique à la mer Rouge.
La paix, dans un monde interdépendant, n’est jamais durable si elle est asymétrique. Rompre avec le Sud, c’est miner les fondations de la sécurité collective. C’est transformer la carte du monde en un archipel de méfiances. Et c’est surtout hypothéquer l’avenir d’un ordre mondial coopératif, fondé sur la reconnaissance mutuelle plutôt que sur la confrontation permanente.
Le divorce n’est pas inéluctable. Mais la thérapie de couple devra être honnête. Le Nord doit comprendre que la reconnaissance de la pluralité n’est pas un renoncement. Qu’un monde multipolaire n’est pas un monde anarchique. Qu’ouvrir la gouvernance des institutions internationales, ce n’est pas s’effacer, mais s’assurer de durer.
Quant au Sud, il devra prouver qu’il ne remplace pas un paternalisme par une victimisation. Qu’il construise, propose, réforme. Qu’il est capable d’unir ses voix non pas contre l’Occident, mais pour un monde mieux équilibré. Il devra enfin convaincre que la coopération reste un choix stratégique, non un réflexe du passé.
L’urgence aujourd’hui est d’éviter une fracture systémique entre le Nord et le Sud. Pour cela, des mesures concrètes et équilibrées doivent être mises en œuvre afin de transformer la relation historique de dépendance en un partenariat de codéveloppement.
Première urgence : réduire les barrières non tarifaires qui étranglent les PME du Sud, en particulier dans les secteurs agricoles et manufacturiers. L’assouplissement ciblé des normes techniques, couplé à des dispositifs de certification financés par les pays du Nord, permettrait d’ouvrir l’accès aux marchés tout en élevant les standards locaux.
En parallèle, le développement des infrastructures vertes dans le Sud constitue un impératif à la fois climatique et économique. Mobiliser au moins 100 milliards de dollars par an — via des fonds multilatéraux pilotés par la Banque mondiale — permettrait d’accélérer la mise en œuvre de projets d’énergie renouvelable en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Ce rééquilibrage géo-énergétique renforcerait l’autonomie du Sud, créerait des millions d’emplois et réduirait significativement les émissions globales. Parallèlement, il conviendrait de réformer le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM) pour qu’il ne pénalise pas les économies vulnérables. L’introduction d’exemptions transitoires (2026–2030), accompagnées d’un appui technique à la transition bas-carbone, permettrait d’éviter que cet outil environnemental ne devienne un levier de désindustrialisation forcée.
En somme, repenser la coopération passe par la consolidation des marchés régionaux du Sud et la mise en place d’un dialogue multilatéral structurant. En soutenant des initiatives comme la Zlecaf ou l’Asean par des transferts technologiques, le Nord contribuerait à la résilience du commerce mondial tout en limitant les effets de dépendance asymétrique. Mais au-delà de l’économique, un dialogue politique permanent sous l’égide de l’Onu, intégrant gouvernance, fiscalité équitable, normes et transition écologique, est nécessaire pour rétablir la confiance. Dans un monde incertain, c’est par le dialogue, la justice économique et la codécision que l’on évitera la fragmentation, en construisant non un monde cloisonné, mais un avenir réellement commun.
Enfin, malgré les dissonances, les fractures et les ressentiments accumulés, l’Histoire n’est pas écrite au passé. Le divorce Nord-Sud, s’il menace, n’est pas une fatalité. Il est une alerte. Un moment charnière où les nations doivent choisir entre la crispation ou la co-construction, entre l’égoïsme stratégique et l’intelligence partagée. Ce qui se joue aujourd’hui dépasse les équilibres commerciaux ou les querelles normatives : il s’agit de redéfinir, ensemble, les fondations morales, politiques et économiques d’un monde habitable pour tous.
Car il n’y aura pas de prospérité durable dans un monde à deux vitesses. Pas de stabilité si l’on continue à nier l’égalité des dignités. Pas de transition écologique réussie si elle s’accompagne d’une exclusion systémique. L’humanité est face à un mur, mais elle en détient les briques. À condition de reconstruire non pas un nouveau rideau de fer, mais une architecture de confiance. De parler enfin d’égal à égal. D’échanger savoirs, capitaux, innovations et modèles, dans le respect des histoires, des cultures et des aspirations.
Le XXIe siècle peut encore être celui d’un sursaut collectif. Si le Nord accepte de ne plus imposer, et si le Sud choisit de ne plus subir. Si les deux s’engagent à bâtir un monde multipolaire non pas comme champ de rivalités, mais comme creuset de solidarités. C’est à cette condition que l’humanité pourra relever ses défis communs : climat, santé, paix, technologies. Et faire émerger non pas deux mondes qui s’ignorent, mais un destin partagé, fondé non sur la domination… mais sur la reconnaissance. L’avenir reste une promesse, à condition d’oser le rêver ensemble.