Paroles de palmier
Il y a 20 ans, l’historien Abdelhamid Larguèche a publié un bel ouvrage sur le patrimoine du Djérid où il a inséré un poème qui rend hommage au palmier et que nous ne résistons pas au plaisir de le republier ici, en pleine saison de la cueillette des dattes. Le poème est suivi d’un commentaire de son ex-étudiante Amel Fargi, aujourd’hui artiste comédienne et professeur de théâtre.
Poème de Abdelhamid Larguèche

J’ai vu grandir ton père à l’ombre de mes palmes
comme je l’ai vu un jour, mourir de ses douleurs
Je vous ai tous nourri hommes, enfants et femmes
de mes dattes sucrées, fruits de vos sueurs
J’ai soufflé tant de vies dans vos corps de momies,
vous qui gémissez de soif et de misère
j’ai veillé sur vos saints et embelli leurs fêtes
dans ce désert d’enfer, j’étais leur paradis
De mes jeunes palmes vertes vous avez fait des lits
pour vos rêves de jour et vos amours de nuit
avec mes palmes jaunes et vos mains misérables
vous construisez des haies pour arrêter les sables
J’ai couvert vos toitures de mes branches séchées
au soleil ardent, sous un ciel cuivré
de mon tronc déchiré, vous avez fait des portes
pour garder vos enfants et vos femmes cloitrées
Arbre sacré je suis, l’aimé de vos prophètes
mes contes et mes légendes inspirent tous vos poètes
J’ai rempli votre monde de joie et de couleurs
D’amour, de sainteté, de vie et de fraicheur
Et losque je vieillis, ingrats que vous êtes,
D’un coup de hache mortel, vous me coupez la tête
pour sucer toute la sève de mon corps blessé,
pour aspirer mon âme, éternels assoiffés
De mon tronc abattu, vidé et desséché
vous allumez vos feux, vos fours et vos brasiers
pour cuire votre pain, réchauffer vos bains
et égayer vos nuits, de ma sève fermentée
Métayer de mes peines, ô toi homme maudit
que j’ai hélas porté, comme un enfant chéri
va dire à ton maître, priant dans sa mosquée
sous mes racines profondes naîtra un palmier.
Novembre 2005
De la symbiose à l’exploitation
Amel Fargi

Ce poème intitulé s’inscrit dans une tradition littéraire où la nature devient sujet parlant, témoin des destinées humaines et gardienne d’une mémoire collective.
Le choix de confier la parole au palmier — arbre totémique des sociétés oasiennes nord-africaines — confère au texte une dimension à la fois mythique, sociologique et spirituelle.
Depuis les premiers vers, la voix de l’arbre apparaît comme une instance narratrice omnisciente, capable de traverser les générations, de veiller sur les vivants et d’accompagner les morts. Cette posture en fait un véritable personnage, doté d’une mémoire longue et d’une autorité morale que l’homme ne possède plus.
L’intérêt majeur du poème réside dans sa capacité à associer description ethnographique, fable morale et méditation sur l’ingratitude humaine. À travers une succession d’images très concrètes — le palmier nourricier, l’ombre protectrice, les palmes transformées en toits ou en haies, le tronc devenu porte —, le texte restitue la symbiose ancienne entre les habitants du désert et l’arbre qui assurait leur survie. Mais cette symbiose se retourne progressivement en un rapport d’exploitation. Le palmier, qui fut source de vie et de beauté, est voué à la mutilation, au dépouillement et à la destruction.
La force poétique du texte tient précisément à ce renversement : la générosité de l’arbre ne rencontre que la prédation humaine. En faisant parler l’arbre, le poème offre ainsi une critique implicite mais profonde des logiques extractives, qu’elles soient matérielles, sociales ou spirituelles.
Sur le plan formel, ‘‘Paroles de palmier’’ déploie une écriture imagée, rythmée par des assonances et des répétitions qui rappellent la cadence de la psalmodie. Le phrasé ample, l’alternance entre vers descriptifs et vers moralisants, ainsi que la fluidité narrative contribuent à créer une atmosphère à la fois intime et épique.
L’arbre apparaît tour à tour comme témoin, nourricier, protecteur, martyr et prophète. Cette gradation renforce la dimension symbolique du poème, qui va bien au-delà de la simple évocation du milieu oasien : le palmier devient une figure de la permanence, de la dignité sacrifiée et, paradoxalement, de la renaissance. Le dernier vers, qui annonce la naissance d’un nouveau palmier sous les racines du tronc abattu, ouvre la possibilité d’un cycle régénérateur, où la nature se réinvente malgré la violence humaine.
Texte de mémoire et de dénonciation, méditation écologique avant l’heure, Paroles de palmier propose ainsi une parabole sur la relation de l’homme à son environnement et, plus largement, sur la responsabilité humaine face à ce qui le nourrit et le protège.
Par son ancrage géographique, ses images puissantes et la profondeur de sa voix narrative, ce poème s’impose comme une contribution singulière à la poésie méditerranéenne contemporaine, offrant au lecteur une réflexion à la fois esthétique et éthique.
Cette introduction entend rappeler la richesse de cette écriture qui, en donnant la parole à un arbre millénaire, redonne sens à une relation oubliée : celle de la gratitude envers le vivant.
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