La traversée de la psychothérapie
Combien de fois m’a-t-on posé cette question «Combien de séances faut-il pour aller mieux ?» Je reste souvent silencieuse. Ce n’est pas de la réticence. C’est un respect. Car derrière cette question, il y a une attente, un besoin de cadre, parfois même une angoisse «Est-ce que je vais m’en sortir ? Est-ce que vous pouvez me promettre que ça va aller ?» En fait, il n’y a pas de règle. Ou plutôt… il y en a, bien sûr. Mais elles ne tiennent pas longtemps face à l’expérience.
Manel Albouchi *

Et pourtant, la psychothérapie n’est pas une promesse. C’est un processus transférentiel. Une rencontre clinique. Un espace liminal, un entre-deux. Un cadre contenant, certes, mais où les repères vacillent parfois pour mieux être reconstruits.
L’attachement
Au commencement, il y a le contact : fragile, timide, parfois méfiant, parfois tout-puissant.
Le patient s’installe, parfois dans le silence. Il observe, il jauge, il projette.
C’est là que commence le transfert : ce mécanisme inconscient par lequel le sujet réactive sur la figure du thérapeute des affects anciens, souvent liés à ses figures parentales précoces (Freud, 1912; Laplanche et Pontalis, 1967).
Parfois il m’idéalise, parfois il m’agresse. Souvent, il ne me voit pas. Il voit quelqu’un d’autre. Et ce n’est pas une erreur : c’est une nécessité.
Le transfert est la matière première du travail thérapeutique. Ce lien teinté d’ambivalence, de répétitions, d’affects archaïques, rend possible la réélaboration psychique.
Bowlby parlait d’attachement : il faut d’abord pouvoir s’attacher, même maladroitement, pour commencer à penser.
Et c’est ce que je vois, séance après séance : les liens se tissent, parfois en silence, parfois à travers un regard, une phrase anodine, un lapsus.
Le transfert
Ce que le patient ignore, c’est qu’il ne vient pas seulement parler. Il vient revivre. Et parfois, revivre, c’est aussi revivre la douleur.
Il y a des jours où le cabinet devient une scène primitive : des mots qui claquent comme des coups, des absences, des silences qui hurlent.
Mais dans cette mise en acte transférentielle, quelque chose se joue, quelque chose d’essentiel : la possibilité d’une transformation. La mise en symbolisation de l’insoutenable.
C’est là que les théories de Bion et de Winnicott prennent tout leur sens. C’est là que l’enfant intérieur trouve enfin un lieu pour pleurer, crier, s’effondrer, sans être rejeté.
Le processus
Une fois la confiance installée, le travail commence vraiment, pas dans les réponses mais dans les questions, dans l’élaboration.
Je ne propose pas une méthode unique. Je navigue entre les approches psychanalytiques, les outils de la thérapie cognitive, les techniques corporelles, les protocoles EMDR, je compose, j’écoute, je ressens.
Chaque patient est une langue vivante, un dialecte affectif. Il faut apprendre à l’écouter dans ses mots, mais aussi dans ses silences, ses fuites, ses résistances.
Et non, ce n’est pas du coaching. Le patient n’est pas un projet à optimiser, un fichier Excel à recalibrer pour la performance. Il ne s’agit pas de fixer des objectifs Smart, mais de laisser émerger ce qui a été longtemps tu.
La psychothérapie ne promet pas de «réussir sa vie»; elle propose de la vivre, déjà, avec ses zones d’ombre, ses incohérences, ses douleurs… et ses petits miracles.
Et ce n’est pas non plus de la psychiatrie. Je ne prescris pas de molécules, je n’éteins pas les symptômes à coups de neuroleptiques. Je ne ferme pas les portes de l’inconscient, j’invite à les entrouvrir.
Le psychiatre coupe l’incendie.
Le psychothérapeute, lui, s’assoit avec vous dans les cendres, pour comprendre comment le feu a pris et pour bâtir, ensemble, une nouvelle structure, plus souple, plus vivante, plus solide.
Le détachement
Puis vient un moment étrange, subtil, où je sens que le patient commence à me quitter. Il ne le dit pas toujours. Mais je le sens dans le ton, dans l’aisance, dans le regard.
Je ne suis plus au centre. Il commence à penser par lui-même, à élaborer seul. Il s’approprie ce qu’on a construit ensemble. Il internalise l’objet.
C’est une joie douce-amère pour le thérapeute. C’est la fin du transfert massif, le début d’une autonomie psychique.
Comme dirait Winnicott, le patient peut enfin être seul, en présence de soi.
Le thérapeute devient un objet interne, un miroir stable, non plus pour refléter, mais pour rappeler ce qui a été traversé.
En guise d’écho
La psychothérapie, ce n’est pas un produit. Ce n’est pas un service. C’est un espace-temps sacré, où deux inconscients se rencontrent, où le sujet peut enfin relier les fragments de lui-même.
Et si je devais traduire cela dans un langage de machine, je dirais :
1. le patient s’attache à son rythme;
2. le processus se déploie parfois lentement, parfois dans une fulgurance;
3. le patient se détache pour redevenir sujet.
Mais ce serait trop simple. Car parfois, on revient, on replonge, on se ré-attache, on re-symbolise.
C’est ça, la vie psychique : un mouvement en spirale, Jamais linéaire, Jamais figé.
La complexité du soin psychique
Ce que j’apprends chaque jour en séance, c’est à penser la complexité. À me méfier des modèles figés, des diagnostics totalisants, des recettes rapides.
Comme l’écrit Edgar Morin, «il faut penser la pensée» et accueillir l’incertitude comme une condition du vivant. Le psychisme humain n’est pas un programme à corriger. C’est un univers, un chaos habité, un palimpseste d’expériences, de souvenirs, de fantasmes, de douleurs.
Le transfert, justement, en est l’un des témoins les plus vivants : il vient bousculer, déstabiliser, mais aussi relier. Il oblige le thérapeute à une présence fine, engagée, parfois inconfortable. Il fait de chaque rencontre une co-création.
La psychothérapie, c’est peut-être ça au fond : un endroit où l’on peut tomber sans se briser, un espace où l’on réapprend à se penser vivant. Et parfois… à aimer.
À aimer autrement. À aimer mieux.
Psychiatre et psychanalyste.
Sources :
Freud, S. (1912). La technique psychanalytique. Paris : PUF, 2013.
Laplanche, J. & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. PUF, 2007.
Bowlby, J. (1969). Attachement et perte. Tome 1 : L’attachement. PUF, 2002.
Fonagy, P. & Bateman, A. (2019). La mentalisation et trouble de la personnalité limite. DeBoek, 2019.
Bion, W. R. (1962). Aux sources de l’expérience. PUF, 2003.
Winnicott, D. W. (1958). La capacité d’être seul. Payot, 2015.
Green, A. (1983). Le discours vivant. PUF, 2015.
Jung, C. G. (1961). Ma vie : Souvenirs, rêves et pensées. Folio, 1991.
Ferenczi, S. (1932). L’enfant dans l’adulte. Payot, 2016.
Dolto, F. (1985). La cause des enfants. Pocket, 2007.
Roussillon, R. (2007). Manuel de la pratique clinique en psychologie et psychopathologie. Masson, 2018.
Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Points.
André, C. (2006). Imparfaits, libres et heureux. Odile Jacob.
Tisseron, S. (2014). Petit traité de vie intérieure. Albin Michel.
Halmos, C. (2001). Pourquoi l’amour ne suffit pas. Fayard.
Filliozat, I. (1999). Au cœur des émotions de l’enfant. Marabout.
Cyrulnik, B. (2001). Les vilains petits canards. Odile Jacob.
De Hennezel, M. (2008). La chaleur du cœur empêche nos corps de rouiller : vieillir sans être vieux. Pocket.
Midal, F. (2017). Foutez-vous la paix ! Flammarion.
Von Franz, M.-L. (1980). L’ombre et le mal dans les contes de fées. Dauphin, 2018.
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