14 ans aprÚs la révolution tunisienne : les rois sont nus
Le Printemps arabe nâa pas apportĂ© la dĂ©mocratie dans la rĂ©gion, mais malgrĂ© les Ă©checs essuyĂ©s, il reste une lueur dâespoir pour les peuples arabes : les soulĂšvements ont construit une nouvelle relation Ătat-public dans le monde arabe et ont fait sortir le chat du sac : les rois sont nus.
Larbi Sadiki *
Il y a quatorze ans, le 14 janvier 2011, les Tunisiens ont envahi le boulevard Habib Bourguiba, lâartĂšre centrale de Tunis, en criant leur libertĂ© et leur dignitĂ© pour cĂ©lĂ©brer la destitution du dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Il avait fui le pays aprĂšs 28 jours de dĂ©sobĂ©issance civile, exprimĂ©e par des «occupations» de places publiques dans presque toutes les villes du pays, dĂ©clenchĂ©es par lâimmolation du vendeur de fruits Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid.
La victoire du peuple tunisien contre son oppresseur de longue date et son rĂ©gime corrompu et Ă©touffant a Ă©tĂ© si remarquable, si spectaculaire quâelle a inspirĂ© une vague de soulĂšvements arabes dans toute la rĂ©gion.
Dans les grandes villes, du YĂ©men au Maroc, des millions de citoyens avides de libertĂ© ont rejoint les manifestants tunisiens du boulevard Bourguiba pour cĂ©lĂ©brer lâĂ©viction de leur dirigeant autoritaire et rĂ©clamer leur propre libĂ©ration. Avec la conquĂȘte par le peuple tunisien de sa «dignité» et de sa «liberté», un nouveau mouvement est nĂ©, qui a placĂ© toute la rĂ©gion sur la trajectoire rĂ©volutionnaire du «tahrir» (Ă©mancipation).
Plus dâune dĂ©cennie plus tard, lâhĂ©ritage de ces soulĂšvements, connus sous le nom de «Printemps arabe», est pour le moins mitigĂ©. Dans un pays arabe, la Syrie, qui a entamĂ© son propre parcours rĂ©volutionnaire juste aprĂšs la Tunisie, le 30 mars 2011, des rebelles armĂ©s ont rĂ©ussi Ă renverser le dictateur Bachar Al-Assad le mois dernier seulement, aprĂšs 14 ans de guerre dĂ©vastatrice et de pertes. Dans dâautres pays du Printemps arabe, dont la Tunisie, la rĂ©volution est arrivĂ©e plus rapidement mais a Ă©tĂ© de courte durĂ©e, lâautoritarisme, lâoppression et les conflits Ă©tant revenus sur le devant de la scĂšne peu aprĂšs les premiers succĂšs des masses en rĂ©volte.
Les peuples exigent dâavoir leur mot Ă dire
Tout cela, bien sĂ»r, nâenlĂšve rien Ă la valeur morale et politique des soulĂšvements de 2011. Le symbolisme moral de ces rĂ©volutions â en tant que victoires remarquables de peuples autrefois muets contre certains des Ătats les plus coercitifs du monde â a une force durable.
Les nouveaux modĂšles sociaux et politiques de la vie publique qui ont Ă©mergĂ© Ă la suite de ces rĂ©volutions perdurent en Tunisie et dans le reste de la rĂ©gion arabe. Le corps politique de lâĂtat avant 2011 Ă©tait dominĂ© par le dĂ©clin politique de dirigeants dĂ©lĂ©gitimĂ©s et minĂ© par une coercition excessive de la part du pouvoir exĂ©cutif et des pratiques dâexclusion.
Ces rĂ©volutions ont encouragĂ© les peuples de la rĂ©gion Ă exiger dâavoir leur mot Ă dire sur la nature de leur gouvernance et ont changĂ© de maniĂšre permanente la façon dont nous parlons et analysons les relations entre lâĂtat et la sociĂ©tĂ© arabes postcoloniales.
Le 14 janvier 2011 reste encore aujourdâhui un moment historique qui a allumĂ© une flamme morale, un cri de libertĂ© pour les multitudes qui peuplent la gĂ©ographie arabe. Il sâest insinuĂ© dans les cĆurs, les esprits et lâimagination de la jeunesse arabe saisie par lâappel dâun avenir meilleur.
La rĂ©volution tunisienne et celles qui lâont suivie en Ăgypte, en Libye, Ă BahreĂŻn, en Syrie et au YĂ©men ont puisĂ© inspiration, confiance et vigueur morale dans lâeffondrement dâappareils autoritaires entiers que lâon croyait jusque-lĂ Ă lâabri dâun renversement soudain par le peuple.
Il est cependant indéniable que les banniÚres de liberté et de dignité érigées sur les ruines des régimes déchus ont rapidement cédé la place aux contre-révolutions.
Les oscillations du pendule contre-révolutionnaire
AprĂšs le renversement des dirigeants autoritaires en 2011, lâattrait de la rĂ©volution a rapidement perdu de son Ă©clat dans la plupart des pays du Printemps arabe. Cela nâest pas dĂ» au fait que lâidĂ©e mĂȘme de rĂ©volution est tombĂ©e en disgrĂące auprĂšs des populations arabes qui «occupaient les rues». Ce nâest certainement pas parce que les rivaux idĂ©ologiques de la rĂ©volution, y compris ceux qui dĂ©fendent les dĂ©mocraties Ă©lectorales (ou mĂȘme ceux qui soutiennent la «dĂ©mocratie islamique», comme le Tunisien Rached Ghannouchi), ont eu suffisamment de temps pour prouver ou non la justesse de leurs vues. Au contraire, les oscillations du pendule contre-rĂ©volutionnaire de la Tunisie Ă lâĂgypte ont eu pour consĂ©quence de forcer les «rĂ©volutionnaires» Ă adopter une position dĂ©fensive et Ă abandonner leurs revendications «rĂ©volutionnaires». En fait, avec le passage du temps, les rĂ©volutions et les rĂ©volutionnaires ont progressivement sombrĂ©.
Dans des pays comme lâĂgypte, la Libye, la Tunisie et le YĂ©men, qui ont rĂ©cemment acquis des libertĂ©s, les partis politiques ont commencĂ© Ă sâĂ©carter des objectifs initiaux de leurs dĂ©buts dĂ©mocratiques. La rĂ©surgence de vieilles formes de polarisation politique, de divisions Ă©conomiques et sociales, de milices armĂ©es et de tensions systĂ©miques impliquant des acteurs de lâĂtat profond et des protagonistes civils a conduit Ă cette dĂ©viation. Pendant ce temps, lâĂ©cart de richesse entre les riches et les pauvres, qui avait donnĂ© naissance aux premiers cris de libertĂ© et de dignitĂ©, est restĂ© intact. Cette crise multiforme a sonnĂ© le glas dâune vĂ©ritable transformation rĂ©volutionnaire, câest-Ă -dire une rupture complĂšte avec les systĂšmes autoritaires renversĂ©s.
Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© la formation de ce que lâon appelle les quasi-dĂ©mocraties du Printemps arabe, que lâon dit ĂȘtre des «rĂ©gimes hybrides», avec des formes mixtes dâautoritĂ©, nâayant que trĂšs peu des idĂ©aux que la rue arabe avait rĂ©clamĂ©s lors des soulĂšvements du Printemps arabe.
Des prisons peuplées de militants politiques
Aujourdâhui, les prisons de certaines de ces «dĂ©mocraties» sont peuplĂ©es de militants politiques accusĂ©s de «complot visant Ă subvertir le pouvoir de lâĂtat» â des accusations coercitives que beaucoup pensaient avoir Ă©tĂ© relĂ©guĂ©es aux oubliettes de lâhistoire aprĂšs les rĂ©volutions de 2011.
LâĂtat de droit, qui Ă©tait lâune des principales revendications des soulĂšvements, a Ă©tĂ© abandonnĂ©, et la loi elle-mĂȘme est mobilisĂ©e contre des acteurs qui devraient participer aux affaires de la nation depuis une place publique ouverte, voire un parlement dĂ©mocratique. PlutĂŽt que dâutiliser leur savoir-faire au profit de lâĂtat, ils croupissent dans des cellules pour commis le crime de critiquer les pouvoirs ayant pris le contrĂŽle de lâĂtat aprĂšs les rĂ©volutions. De telles purges sĂšment le doute dans lâesprit des citoyens quant Ă la faisabilitĂ© dâune rĂ©volution qui mettrait fin aux pratiques autoritaires traditionnelles du passĂ©.
Dans de tels revers dĂ©mocratiques, oĂč la libertĂ© dâassociation, de participation, de contestation et dâexpression est constamment menacĂ©e, les Ă©lections elles-mĂȘmes perdent inĂ©vitablement leur crĂ©dibilitĂ©. Le faible taux de participation Ă©lectorale tĂ©moigne de cette dĂ©gĂ©nĂ©rescence dĂ©mocratique dans des pays comme lâAlgĂ©rie, lâĂgypte et la Tunisie.
Dans de nombreux Ătats du Printemps arabe, lâopposition politique prĂ©sente les mĂȘmes dĂ©fauts et faiblesses dĂ©mocratiques que les pouvoirs en place, ce qui conduit de nombreux Ă©lecteurs Ă penser que les Ă©lections sont vaines, mĂȘme si elles sont justes et libres en apparence. La dĂ©mocratie au sein des partis reste faible, voire inexistante. Ceux qui dirigent les partis politiques et les organisations de la sociĂ©tĂ© civile ont tendance Ă sâaccrocher au pouvoir et Ă rechigner Ă lâalternance dĂ©mocratique des postes de direction. En consĂ©quence, ceux qui ont rendu possibles les rĂ©volutions de 2011 â le peuple â perdent tout intĂ©rĂȘt pour le processus Ă©lectoral.
Bien entendu, la responsabilitĂ© de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence dĂ©mocratique depuis les rĂ©volutions de 2011 ne doit pas ĂȘtre imputĂ©e uniquement aux Ătats profonds ou aux dirigeants politiques nationaux.
Lâautoritarisme arabe a Ă©tĂ© revitalisĂ© et la ferveur rĂ©volutionnaire a Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e dans plus dâun cas au cours des 14 derniĂšres annĂ©es grĂące aux pactes que les gouvernements arabes post-soulĂšvements ont conclus avec les puissances et institutions occidentales, des Ătats-Unis Ă lâUnion europĂ©enne en passant par le Fonds monĂ©taire international (FMI).
Par exemple, dans des pays comme le Liban et lâĂgypte, le FMI a jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans le maintien de lâautoritarisme en fournissant des fonds aux gouvernements, rĂ©duisant ainsi tout espoir que leurs populations auraient pu avoir de nouveaux dirigeants ou de solutions rĂ©volutionnaires et durables Ă leurs problĂšmes Ă©conomiques et politiques.
La rue arabe nâa pas oubliĂ© le massacre de Rabaa en aoĂ»t 2013, au cours duquel les forces de sĂ©curitĂ© ont tuĂ© des centaines de partisans du prĂ©sident dĂ©chu Mohamed Morsi, qui avait Ă©tĂ© dĂ©mocratiquement Ă©lu. Ils ne sont pas non plus indiffĂ©rents ou inconscients du gĂ©nocide israĂ©lien facilitĂ© par lâOccident Ă Gaza et de lâincapacitĂ© des Ătats arabes Ă y mettre un terme depuis 15 longs mois.
Les peuples arabes sont parfaitement conscients que leurs Ătats dirigĂ©s par des despotes expĂ©rimentĂ©s ou en devenir ne sont plus que des gardiens du terrorisme ou des migrations. Ils protĂšgent les frontiĂšres et cherchent Ă assurer la «stabilité» insaisissable qui est dans lâintĂ©rĂȘt mutuel des dirigeants rĂ©gionaux et occidentaux.
Câest peut-ĂȘtre lâhĂ©ritage le plus important et le plus durable de la rĂ©volution tunisienne et du Printemps arabe dans son ensemble. Le «roi» nâest pas vaincu, bien sĂ»r. Mais il est vulnĂ©rable. Tout comme le roi vaniteux du cĂ©lĂšbre conte populaire danois, la nuditĂ© des Ătats arabes et de leurs dirigeants est devenue impossible Ă dissimuler.
Il nây a plus de vĂȘtements. Il nây a plus de couverture. Il nây a plus de «dĂ©mocratie», de politique de nĂ©gociation, de partage du pouvoir ou de citoyennetĂ© libre. Les soulĂšvements ont construit une nouvelle relation Ătat-public dans le monde arabe et ont fait sortir le chat du sac : le roi nâa plus de vĂȘtements.
Quatorze ans aprĂšs la rĂ©volution tunisienne, la dĂ©mocratie fait toujours dĂ©faut en Tunisie et dans le monde arabe en gĂ©nĂ©ral. Mais les rois sont nus, et les peuples arabes en ont pris note. LâhĂ©ritage des rĂ©volutions perdure.
Traduit de lâanglais.
Source : Al Jazeera.
* Chercheur tunisien Ă la Japan Society for the Promotion of Science, basĂ©e Ă lâuniversitĂ© de Chiba, au Japon.
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