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14 ans aprÚs la révolution tunisienne : les rois sont nus

15. Januar 2025 um 12:10

Le Printemps arabe n’a pas apportĂ© la dĂ©mocratie dans la rĂ©gion, mais malgrĂ© les Ă©checs essuyĂ©s, il reste une lueur d’espoir pour les peuples arabes : les soulĂšvements ont construit une nouvelle relation État-public dans le monde arabe et ont fait sortir le chat du sac : les rois sont nus.

Larbi Sadiki *

Il y a quatorze ans, le 14 janvier 2011, les Tunisiens ont envahi le boulevard Habib Bourguiba, l’artĂšre centrale de Tunis, en criant leur libertĂ© et leur dignitĂ© pour cĂ©lĂ©brer la destitution du dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Il avait fui le pays aprĂšs 28 jours de dĂ©sobĂ©issance civile, exprimĂ©e par des «occupations» de places publiques dans presque toutes les villes du pays, dĂ©clenchĂ©es par l’immolation du vendeur de fruits Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid.

La victoire du peuple tunisien contre son oppresseur de longue date et son rĂ©gime corrompu et Ă©touffant a Ă©tĂ© si remarquable, si spectaculaire qu’elle a inspirĂ© une vague de soulĂšvements arabes dans toute la rĂ©gion.

Dans les grandes villes, du YĂ©men au Maroc, des millions de citoyens avides de libertĂ© ont rejoint les manifestants tunisiens du boulevard Bourguiba pour cĂ©lĂ©brer l’éviction de leur dirigeant autoritaire et rĂ©clamer leur propre libĂ©ration. Avec la conquĂȘte par le peuple tunisien de sa «dignité» et de sa «liberté», un nouveau mouvement est nĂ©, qui a placĂ© toute la rĂ©gion sur la trajectoire rĂ©volutionnaire du «tahrir» (Ă©mancipation).

Plus d’une dĂ©cennie plus tard, l’hĂ©ritage de ces soulĂšvements, connus sous le nom de «Printemps arabe», est pour le moins mitigĂ©. Dans un pays arabe, la Syrie, qui a entamĂ© son propre parcours rĂ©volutionnaire juste aprĂšs la Tunisie, le 30 mars 2011, des rebelles armĂ©s ont rĂ©ussi Ă  renverser le dictateur Bachar Al-Assad le mois dernier seulement, aprĂšs 14 ans de guerre dĂ©vastatrice et de pertes. Dans d’autres pays du Printemps arabe, dont la Tunisie, la rĂ©volution est arrivĂ©e plus rapidement mais a Ă©tĂ© de courte durĂ©e, l’autoritarisme, l’oppression et les conflits Ă©tant revenus sur le devant de la scĂšne peu aprĂšs les premiers succĂšs des masses en rĂ©volte.

Les peuples exigent d’avoir leur mot à dire

Tout cela, bien sĂ»r, n’enlĂšve rien Ă  la valeur morale et politique des soulĂšvements de 2011. Le symbolisme moral de ces rĂ©volutions – en tant que victoires remarquables de peuples autrefois muets contre certains des États les plus coercitifs du monde – a une force durable.

Les nouveaux modĂšles sociaux et politiques de la vie publique qui ont Ă©mergĂ© Ă  la suite de ces rĂ©volutions perdurent en Tunisie et dans le reste de la rĂ©gion arabe. Le corps politique de l’État avant 2011 Ă©tait dominĂ© par le dĂ©clin politique de dirigeants dĂ©lĂ©gitimĂ©s et minĂ© par une coercition excessive de la part du pouvoir exĂ©cutif et des pratiques d’exclusion.

Ces rĂ©volutions ont encouragĂ© les peuples de la rĂ©gion Ă  exiger d’avoir leur mot Ă  dire sur la nature de leur gouvernance et ont changĂ© de maniĂšre permanente la façon dont nous parlons et analysons les relations entre l’État et la sociĂ©tĂ© arabes postcoloniales.

Le 14 janvier 2011 reste encore aujourd’hui un moment historique qui a allumĂ© une flamme morale, un cri de libertĂ© pour les multitudes qui peuplent la gĂ©ographie arabe. Il s’est insinuĂ© dans les cƓurs, les esprits et l’imagination de la jeunesse arabe saisie par l’appel d’un avenir meilleur.

La rĂ©volution tunisienne et celles qui l’ont suivie en Égypte, en Libye, Ă  BahreĂŻn, en Syrie et au YĂ©men ont puisĂ© inspiration, confiance et vigueur morale dans l’effondrement d’appareils autoritaires entiers que l’on croyait jusque-lĂ  Ă  l’abri d’un renversement soudain par le peuple.

Il est cependant indéniable que les banniÚres de liberté et de dignité érigées sur les ruines des régimes déchus ont rapidement cédé la place aux contre-révolutions.

Les oscillations du pendule contre-révolutionnaire

AprĂšs le renversement des dirigeants autoritaires en 2011, l’attrait de la rĂ©volution a rapidement perdu de son Ă©clat dans la plupart des pays du Printemps arabe. Cela n’est pas dĂ» au fait que l’idĂ©e mĂȘme de rĂ©volution est tombĂ©e en disgrĂące auprĂšs des populations arabes qui «occupaient les rues». Ce n’est certainement pas parce que les rivaux idĂ©ologiques de la rĂ©volution, y compris ceux qui dĂ©fendent les dĂ©mocraties Ă©lectorales (ou mĂȘme ceux qui soutiennent la «dĂ©mocratie islamique», comme le Tunisien Rached Ghannouchi), ont eu suffisamment de temps pour prouver ou non la justesse de leurs vues. Au contraire, les oscillations du pendule contre-rĂ©volutionnaire de la Tunisie Ă  l’Égypte ont eu pour consĂ©quence de forcer les «rĂ©volutionnaires» Ă  adopter une position dĂ©fensive et Ă  abandonner leurs revendications «rĂ©volutionnaires». En fait, avec le passage du temps, les rĂ©volutions et les rĂ©volutionnaires ont progressivement sombrĂ©.

Dans des pays comme l’Égypte, la Libye, la Tunisie et le YĂ©men, qui ont rĂ©cemment acquis des libertĂ©s, les partis politiques ont commencĂ© Ă  s’écarter des objectifs initiaux de leurs dĂ©buts dĂ©mocratiques. La rĂ©surgence de vieilles formes de polarisation politique, de divisions Ă©conomiques et sociales, de milices armĂ©es et de tensions systĂ©miques impliquant des acteurs de l’État profond et des protagonistes civils a conduit Ă  cette dĂ©viation. Pendant ce temps, l’écart de richesse entre les riches et les pauvres, qui avait donnĂ© naissance aux premiers cris de libertĂ© et de dignitĂ©, est restĂ© intact. Cette crise multiforme a sonnĂ© le glas d’une vĂ©ritable transformation rĂ©volutionnaire, c’est-Ă -dire une rupture complĂšte avec les systĂšmes autoritaires renversĂ©s.

Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© la formation de ce que l’on appelle les quasi-dĂ©mocraties du Printemps arabe, que l’on dit ĂȘtre des «rĂ©gimes hybrides», avec des formes mixtes d’autoritĂ©, n’ayant que trĂšs peu des idĂ©aux que la rue arabe avait rĂ©clamĂ©s lors des soulĂšvements du Printemps arabe.

Des prisons peuplées de militants politiques

Aujourd’hui, les prisons de certaines de ces «dĂ©mocraties» sont peuplĂ©es de militants politiques accusĂ©s de «complot visant Ă  subvertir le pouvoir de l’État» – des accusations coercitives que beaucoup pensaient avoir Ă©tĂ© relĂ©guĂ©es aux oubliettes de l’histoire aprĂšs les rĂ©volutions de 2011.

L’État de droit, qui Ă©tait l’une des principales revendications des soulĂšvements, a Ă©tĂ© abandonnĂ©, et la loi elle-mĂȘme est mobilisĂ©e contre des acteurs qui devraient participer aux affaires de la nation depuis une place publique ouverte, voire un parlement dĂ©mocratique. PlutĂŽt que d’utiliser leur savoir-faire au profit de l’État, ils croupissent dans des cellules pour commis le crime de critiquer les pouvoirs ayant pris le contrĂŽle de l’État aprĂšs les rĂ©volutions. De telles purges sĂšment le doute dans l’esprit des citoyens quant Ă  la faisabilitĂ© d’une rĂ©volution qui mettrait fin aux pratiques autoritaires traditionnelles du passĂ©.

Dans de tels revers dĂ©mocratiques, oĂč la libertĂ© d’association, de participation, de contestation et d’expression est constamment menacĂ©e, les Ă©lections elles-mĂȘmes perdent inĂ©vitablement leur crĂ©dibilitĂ©. Le faible taux de participation Ă©lectorale tĂ©moigne de cette dĂ©gĂ©nĂ©rescence dĂ©mocratique dans des pays comme l’AlgĂ©rie, l’Égypte et la Tunisie.

Dans de nombreux États du Printemps arabe, l’opposition politique prĂ©sente les mĂȘmes dĂ©fauts et faiblesses dĂ©mocratiques que les pouvoirs en place, ce qui conduit de nombreux Ă©lecteurs Ă  penser que les Ă©lections sont vaines, mĂȘme si elles sont justes et libres en apparence. La dĂ©mocratie au sein des partis reste faible, voire inexistante. Ceux qui dirigent les partis politiques et les organisations de la sociĂ©tĂ© civile ont tendance Ă  s’accrocher au pouvoir et Ă  rechigner Ă  l’alternance dĂ©mocratique des postes de direction. En consĂ©quence, ceux qui ont rendu possibles les rĂ©volutions de 2011 – le peuple – perdent tout intĂ©rĂȘt pour le processus Ă©lectoral.

Bien entendu, la responsabilitĂ© de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence dĂ©mocratique depuis les rĂ©volutions de 2011 ne doit pas ĂȘtre imputĂ©e uniquement aux États profonds ou aux dirigeants politiques nationaux.

L’autoritarisme arabe a Ă©tĂ© revitalisĂ© et la ferveur rĂ©volutionnaire a Ă©tĂ© Ă©touffĂ©e dans plus d’un cas au cours des 14 derniĂšres annĂ©es grĂące aux pactes que les gouvernements arabes post-soulĂšvements ont conclus avec les puissances et institutions occidentales, des États-Unis Ă  l’Union europĂ©enne en passant par le Fonds monĂ©taire international (FMI).

Par exemple, dans des pays comme le Liban et l’Égypte, le FMI a jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans le maintien de l’autoritarisme en fournissant des fonds aux gouvernements, rĂ©duisant ainsi tout espoir que leurs populations auraient pu avoir de nouveaux dirigeants ou de solutions rĂ©volutionnaires et durables Ă  leurs problĂšmes Ă©conomiques et politiques.

La rue arabe n’a pas oubliĂ© le massacre de Rabaa en aoĂ»t 2013, au cours duquel les forces de sĂ©curitĂ© ont tuĂ© des centaines de partisans du prĂ©sident dĂ©chu Mohamed Morsi, qui avait Ă©tĂ© dĂ©mocratiquement Ă©lu. Ils ne sont pas non plus indiffĂ©rents ou inconscients du gĂ©nocide israĂ©lien facilitĂ© par l’Occident Ă  Gaza et de l’incapacitĂ© des États arabes Ă  y mettre un terme depuis 15 longs mois.

Les peuples arabes sont parfaitement conscients que leurs États dirigĂ©s par des despotes expĂ©rimentĂ©s ou en devenir ne sont plus que des gardiens du terrorisme ou des migrations. Ils protĂšgent les frontiĂšres et cherchent Ă  assurer la «stabilité» insaisissable qui est dans l’intĂ©rĂȘt mutuel des dirigeants rĂ©gionaux et occidentaux.

C’est peut-ĂȘtre l’hĂ©ritage le plus important et le plus durable de la rĂ©volution tunisienne et du Printemps arabe dans son ensemble. Le «roi» n’est pas vaincu, bien sĂ»r. Mais il est vulnĂ©rable. Tout comme le roi vaniteux du cĂ©lĂšbre conte populaire danois, la nuditĂ© des États arabes et de leurs dirigeants est devenue impossible Ă  dissimuler.

Il n’y a plus de vĂȘtements. Il n’y a plus de couverture. Il n’y a plus de «dĂ©mocratie», de politique de nĂ©gociation, de partage du pouvoir ou de citoyennetĂ© libre. Les soulĂšvements ont construit une nouvelle relation État-public dans le monde arabe et ont fait sortir le chat du sac : le roi n’a plus de vĂȘtements.

Quatorze ans aprĂšs la rĂ©volution tunisienne, la dĂ©mocratie fait toujours dĂ©faut en Tunisie et dans le monde arabe en gĂ©nĂ©ral. Mais les rois sont nus, et les peuples arabes en ont pris note. L’hĂ©ritage des rĂ©volutions perdure.

Traduit de l’anglais.

Source : Al Jazeera.

* Chercheur tunisien Ă  la Japan Society for the Promotion of Science, basĂ©e Ă  l’universitĂ© de Chiba, au Japon.

L’article 14 ans aprĂšs la rĂ©volution tunisienne : les rois sont nus est apparu en premier sur Kapitalis.

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