Un festival, ce n’est plus seulement une vitrine : c’est un engagement, un discours, une prise de position culturelle. Carthage, Hammamet, El Jem, Dougga… Tous sont appelés à faire des choix clairs, à parler à des publics différents, mais avec honnêteté et ambition.
La Presse — Avec l’annonce officielle du programme du Festival international de musique symphonique d’El Jem, la présentation de la nouvelle édition du Festival de Dougga, et quelques révélations autour du Festival international de Hammamet, l’été culturel tunisien commence à prendre forme. Ces grands rendez-vous, attendus par un public fidèle et de plus en plus exigeant, doivent désormais répondre à des attentes précises : diversité artistique, audace créative et expériences humaines fortes.
El Jem joue la carte fidélité
Chaque été, le majestueux Colisée d’El Jem se transforme en temple de la musique classique. Le festival de musique symphonique, ancré dans une tradition d’excellence, attire un public passionné de grandes œuvres orchestrales. Mais la fidélité du public n’exclut pas une demande de renouvellement : un public jeune que le festival devrait penser à séduire assurerait la pérennité du festival et agrandirait son cercle de fidèles. En travaillant encore plus sur le choix des orchestres programmés et en se régénérant avec des propositions moins conventionnels, des fusions inattendues entre musique savante et rythmes du monde, ou encore des projets inédits capables de faire vibrer l’histoire du lieu avec les préoccupations du présent, El Jem s’ouvrirait sur un public nouveau qui apportera un rayonnement neuf au festival et au lieu.
Le cadre est là, grandiose. Il s’agit désormais d’y faire résonner une musique vivante, émotive, en prise avec le monde.
Dougga : le théâtre du possible
Au cœur des vestiges romains de Dougga, le festival du même nom incarne une autre forme de magie. Ici, le théâtre, la musique, se frottent à la pierre millénaire dans un dialogue entre passé et présent. Ce site classé au patrimoine mondial de l’Unesco impose à lui seul un souffle poétique. Son renouveau depuis trois ans avec une direction artistique nouvelle a fait que le public s’attend aujourd’hui à une programmation forte, capable de conjuguer identité locale et ouverture universelle.
Le Festival de Dougga, par son cadre et sa portée symbolique, est l’un des rares à pouvoir mêler profondeur historique et création contemporaine. Les attentes vont donc vers des spectacles qui ont du fond, du corps, du sens. Et aussi vers des soirées où l’on célèbre la beauté sans oublier la réflexion.
Hammamet : scène de l’audace, de l’émotion et de la cohérence
Le Festival international de Hammamet occupe une place à part. C’est un espace pluridisciplinaire, à la croisée du théâtre, de la musique, de la danse et des formes hybrides. Le public qui s’y rend n’est pas simplement en quête de divertissement ; il cherche un parcours artistique, une ligne directrice claire, des prises de risque assumées.
Les premières annonces ne laissent pas entrevoir l’ADN original du festival : on se la joue sécurité avec des noms connus comme Lotfi Bouchnaq, Saber Rebai, Balti et Wael Jassar. Nous sommes, pour l’instant, loin des créations audacieuses, des artistes à l’identité forte, des voix qui racontent notre époque. Nous restons dans l’attente de propositions qui appellent au dialogue avec le public et l’invitent à une expérience sensorielle renouvelée aussi bien avec le site qu’avec la scène.
Plus qu’un spectacle…
une expérience
Au fond, ce que nous attendons de tous ces festivals — qu’ils soient nichés dans des sites antiques, au bord de la mer ou au cœur des villes — c’est plus qu’un programme. Nous appelons à une expérience complète, à la fois esthétique et émotionnelle, un moment qui échappe au quotidien et qui, parfois, le réinvente.
Dans une société marquée par les tensions, l’inflation et les incertitudes, ces festivals deviennent des bulles de respiration, mais aussi des espaces de rassemblement. Il ne s’agit plus seulement d’“offrir des spectacles”, mais de donner du sens, de provoquer des rencontres, de questionner l’époque.
Dans l’attente fébrile autour de Carthage, une chose est claire : ces événements doivent répondre à une double exigence. Offrir du rêve sans trahir l’époque. Et l’époque, elle, est complexe.
Festival international de Carthage : entre mythe et pression populaire
Symbole parmi les symboles, le Festival international de Carthage est plus qu’un événement culturel : c’est une institution nationale, une scène qui a vu passer les plus grands noms de la musique arabe et internationale. Mais aujourd’hui, alors que le programme reste mystérieux à quelques semaines de l’ouverture, les attentes s’aiguisent, la pression monte.
Carthage est pris dans une tension structurelle : comment remplir les gradins avec des spectacles grand public, tout en maintenant un niveau artistique digne de son prestige? Comment préserver son identité historique et artistique, sans tomber dans la facilité commerciale ou l’élitisme inaccessible ?
Le défi est d’autant plus aigu que le coût des cachets des artistes arabes internationaux a explosé, alors que le pouvoir d’achat du public est en berne. Certains spectacles qui semblaient “naturels” pour la scène de Carthage deviennent inabordables, sauf à sacrifier une part importante du budget du festival.
Dans ce contexte, la question se pose : comment continuer à faire exister Carthage ? Doit-il changer de modèle économique ? Repenser ses partenariats ? Investir davantage dans les coproductions régionales ou dans des talents tunisiens à fort potentiel de rayonnement ? Peut-être.
Mais une chose est sûre : Carthage ne peut pas se contenter de survivre. Il doit renouer avec une vision, une ligne artistique lisible, capable de rassembler sans niveler, de faire rêver sans trahir.
Quel choix ?
Aujourd’hui, les festivals d’été ne peuvent plus se contenter d’enchaîner des soirées. Le public tunisien attend une expérience culturelle complète, mais aussi un projet artistique courageux, ancré dans son temps. Un festival, ce n’est plus seulement une vitrine : c’est un engagement, un discours, une prise de position culturelle.
Carthage, Hammamet, El Jem, Dougga… Tous sont appelés à faire des choix clairs, à parler à des publics différents, mais avec honnêteté et ambition. Dans un monde traversé par l’incertitude, ces festivals sont peut-être les derniers lieux où l’on peut croire encore à la beauté, à l’intelligence collective, à la fête qui rassemble sans exclure.