‘‘Carthage’’ l L’épopée revisitée par Irene Vallejo
Roman poétique et historique, ‘‘Carthage’’ (éd. Albin Michel, Les Belles Lettres, Paris, août 2025) d’Irene Vallejo raconte la survie d’Énée et de ses compagnons après la chute de Troie, mêlant aventure, amour et réflexion sur le destin. «Cette nuit-là, j’ai cru que mer et ciel se confondaient. J’ai cru que nous chutions dans les zébrures des éclairs et dans les précipices des vagues.» Ces mots, prononcés par Énée, donnent le ton d’un récit où poésie et épopée se rejoignent, transformant le mythe antique en une expérience profondément humaine.
Djamal Guettala
Après le pillage de Troie, Énée et les survivants affrontent une mer déchaînée et des vents furieux. Mais la tempête, loin d’être un simple obstacle, devient un personnage à part entière, révélant la peur, la fragilité et le courage des hommes.
Énée n’est pas l’héroïque conquérant que l’on pourrait attendre : il est père, chef et survivant, oscillant entre responsabilité et inquiétude, chaque geste, chaque décision étant un acte de survie. Allumer un feu, organiser le camp, veiller sur son fils lule : autant de gestes quotidiens transformés en véritables rituels héroïques par la plume lyrique de Vallejo.
Le pouvoir féminin
Au cœur de ce roman, Elissa, reine de Carthage, s’impose comme une figure féminine puissante et stratégique. Face aux naufragés, elle doit protéger sa jeune cité tout en évaluant les intentions de ses conseillers et soldats. Entre vigilance, prudence et empathie, Elissa incarne le pouvoir féminin dans un monde dominé par la guerre et l’ambition : «Les étrangers peuvent être des marchands pacifiques ou des pirates impitoyables», dit-elle, consciente que chaque décision peut mettre en jeu la survie de son peuple. Avec intelligence et autorité, elle gère son Conseil, déjoue les intrigues, et garde sa liberté intacte, incarnant une force et une clairvoyance exceptionnelles dans un univers en constante turbulence.
La poésie de Vallejo est omniprésente. La mer, le sable, le vent et le feu ne sont pas seulement des décors : ils traduisent les émotions et les états d’âme des personnages. La fumée d’un feu devient «un oiseau qui ouvre ses ailes», les vagues «rugissent dans les zébrures des éclairs». Chaque élément naturel est mis au service d’une musicalité narrative, une immersion sensorielle qui donne au lecteur la sensation de vivre la tempête, la peur et l’émerveillement avec les naufragés.
Le roman se distingue par une polyphonie des voix. Énée raconte la peur et l’espérance, Ana, fille de la magicienne, observe avec lucidité les nuages et les navires, et Elissa réfléchit aux enjeux politiques et humains. Ces perspectives multiples enrichissent le récit et offrent une réflexion moderne sur le pouvoir, la guerre, l’amour et la fidélité, tout en restant profondément ancrées dans le mythe antique.
L’épique et le quotidien
‘‘Carthage’’ explore également le thème de la survie et de l’exil. La relation entre Énée et son fils Lule, séparés puis réunis, devient le fil émotionnel du récit. La crainte de perdre l’enfant, le désir de protéger les survivants et la responsabilité écrasante de diriger un groupe d’hommes affaiblis et blessés confèrent à cette épopée une dimension humaine et universelle. La guerre, la mer et les éléments deviennent autant de métaphores de la vie, de la mémoire et du destin.
L’écriture de Vallejo, riche et sensorielle, transforme chaque geste en acte de grandeur : moudre le blé, préparer le feu, veiller sur le campement. Chaque détail participe à créer un univers où l’épique et le quotidien se mêlent pour produire une expérience de lecture unique.
La traduction française de Bernadette Engel-Roux restitue avec fidélité cette musicalité et cette intensité, permettant aux lecteurs francophones de s’immerger totalement dans l’univers de Carthage.
Sélectionné pour le Prix Femina étranger, ‘‘Carthage’’ a aussi été distingué dans le palmarès Livres Hebdo des livres préférés des libraires. Ce roman est une invitation à redécouvrir les mythes antiques avec un regard contemporain, sensible et poétique. Entre la fascination pour l’histoire, la tension dramatique et la réflexion sur le rôle des femmes, Vallejo réussit à captiver autant les amateurs de mythologie que les lecteurs sensibles à la profondeur psychologique des personnages.
Rigueur historique et modernité narrative
Avec ‘‘Carthage’’, Irene Vallejo montre que l’épopée antique peut renaître à travers la poésie et la modernité narrative. La tempête et le naufrage deviennent des métaphores du destin et de la mémoire, et la survie, l’amour filial et la fidélité apparaissent comme les véritables héros du récit. Comme le rappelle Énée : «Père Énée… nous sommes sauvés» – un souffle d’humanité qui traverse les siècles et donne au mythe une nouvelle vie, profondément contemporaine.
Irene Vallejo, née en 1979 à Saragosse, est écrivaine et philologue. Passionnée par l’Antiquité et la littérature classique, elle est notamment l’autrice de ‘‘L’Infini dans un roseau’’, ouvrage salué pour sa capacité à relier l’histoire ancienne au monde contemporain à travers une écriture poétique et érudite. Dans ‘‘Carthage’’, Vallejo allie rigueur historique, lyrisme et modernité narrative pour offrir une relecture unique du mythe d’Énée et d’Elissa.
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