Skander Ounaies : « Entre les illusions de l’Etat-providence et l’absence d’un nouveau type de croissance »
Dans un contexte économique marqué par de profondes incertitudes, le projet de loi de finances (PLF) 2026 suscite de vives critiques et questionnements. Le Professeur Skander Ounaies, ancien conseiller économique au Fonds souverain du Koweït (KIA), partage une analyse claire et sans concession. Il estime que ce PLF reflète un retour à une logique de l’État-providence, inadaptée à la réalité sociale tunisienne. De même qu’il néglige les vrais défis structurels : baisse de la productivité, des investissements publics, gestion inefficace des finances publiques, absence de réformes profondes. Sans langue de bois, il alerte sur les risques d’aggravation de la dette publique et de la crise des finances publiques. Tout en appelant à un changement radical de politique économique, inspiré des réformes du programme d’ajustement structurel (PAS) de 1986, élaboré par des économistes tunisiens. Et ce, pour renouer avec une croissance durable et inclusive et reposant sur l’investissement, la réforme des entreprises publiques et la lutte contre la fiscalité excessive. Interview :
Quelle est votre perception du PLF 2026 ?
Premièrement, on constate un retour en force du concept de l’État-providence. Il s’agit d’un retour à ce concept, avec 20 mesures sur les 33 que comporte le PLF. L’État-providence renvoie à un État d’assistanat. Or, cette forme d’État n’est pas justifiée, au regard de la pauvreté multidimensionnelle qui existe actuellement en Tunisie. Cet indicateur montre la proportion de personnes privées d’accès à plusieurs biens communs essentiels tels que la santé, l’éducation ou les transports.
Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD, octobre 2025), la Tunisie est classée 15e sur 109 pays dans cet indicateur. Moins de 1% de la population tunisienne est concernée par la pauvreté multidimensionnelle, alors que la moyenne des pays émergents est de 18% et que celle de l’Afrique subsaharienne atteint 48%.
Deuxièmement, le PLF 2026 néglige les problèmes structurels de l’économie tunisienne, comme sa faible productivité. Par exemple, des augmentations salariales uniformes ont été décidées sans négociation et sans prise en compte de la productivité, qui demeure la plus faible de tous les pays méditerranéens.
Troisièmement, il y a le problème du taux d’investissement public, une donnée clé souvent ignorée.
Entre 2010 et 2014, le taux d’investissement public atteignait en moyenne 25%, un niveau très honorable. Entre 2020 et 2024, cette moyenne est tombée à 13%, et selon les dernières estimations du Fonds monétaire international (FMI, Perspectives économiques mondiales, Octobre 2025), elle pourrait chuter à 5% à l’horizon 2030. Ce point est crucial lorsqu’on le met en relation avec le Plan de développement 2026-2030. J’ai abordé ce sujet dans un article paru le 9 août 2025, où j’identifie les trois contraintes incontournables de ce Plan, qui ne trouvent pas de réponse dans le PLF 2026. Ainsi, le projet de loi ne répond pas aux contraintes principales du plan 2026- 2030, qui sont au nombre de trois :
-Le coût total et le financement de ce plan.
-Les nouveaux piliers de croissance envisagés, sachant que les trois piliers actuels (demande, exportation et investissement) sont quasiment à l’arrêt.
-La nouvelle politique économique à mener qui nous semble absolument nécessaire. La question qui doit être posée est la suivante : si nous visons un nouveau modèle, comme on l’entend souvent répéter sur de nombreux plateaux télévisés, comment comptons-nous le financer et sur quoi sera-t-il réellement fondé ?
Quatrièmement, ce projet va aggraver la situation des finances publiques. Les augmentations salariales décidées sans négociation vont accroître la dette de l’État. Selon les prévisions du FMI (Perspectives économiques mondiales – Octobre 2025), si les conditions ne changent pas, le poids de la dette publique atteindra 91,6% du PIB en 2030. C’est extrêmement élevé, insoutenable et inacceptable. Le déficit budgétaire prévu pour le PLF 2026 s’élève à 11,5 milliards de dinars, contre 10,2 milliards en 2025, ce qui va encore peser sur les finances publiques. De plus, rien n’est évoqué concernant le système de compensation.
Voici un exemple concret simple : Chaque jour, 900 000 baguettes de pain sont jetées, selon les données officielles. Le prix réel d’une baguette se situe entre 400 et 600 millimes, alors qu’elle est vendue à 250 millimes. Cela représente une compensation d’environ 0,25 dinar par baguette. En calculant 900 000 baguettes × 0,25 dinar × 30 jours, cela correspond à 6,7 millions de dinars de pertes mensuelles liées à la compensation du pain, soit environ 81 millions de dinars par an. Ces sommes sont littéralement jetées par la fenêtre.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce constat souligne clairement un manque d’efficacité dans la gestion de la compensation alimentaire, qui doit obligatoirement être repensée. La question qui doit être posée est la suivante : comment le gouvernement envisage-t-il de réformer le système de compensation pour réduire ces pertes importantes et améliorer l’efficacité des finances publiques ?
Cinquièmement, la Banque centrale de Tunisie (BCT) va devenir ce qu’on appelle un PDR (prêteur en dernier ressort), selon Bagehot, financier anglais du XIXème siècle. C’est une situation qui est contraire à la loi de 2016, qui garantit l’indépendance de la Banque centrale et lui interdit de financer le déficit public. Bagehot expliquait, pour simplifier, que la Banque centrale doit soutenir les banques en cas de besoin, mais en appliquant des taux d’intérêt très élevés pour les dissuader d’y recourir fréquemment et limiter ainsi les risques. Or, selon le PLF 2026, la BCT accorderait des prêts à 0% d’intérêt, sur 15 ans, avec un délai de grâce de 3 ans.
Cela entraîne deux conséquences majeures : D’abord, ce qu’on appelle l’aléa moral : le gouvernement pourrait se reposer de manière continue sur ce financement facile, tandis que les banques seraient incitées à en abuser, et ainsi, les bons paieraient pour les mauvais. Ensuite, ce mécanisme va inévitablement alimenter l’inflation en augmentant la masse monétaire, qui n’aura pas l’offre conséquente de biens et services. La question est alors la suivante: comment le gouvernement compte-t-il éviter l’aléa moral lié au financement à taux zéro de la Banque centrale et garantir un impact réellement positif des mesures d’incitation dans le PLF ?
Cet extrait de l’interview est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin 932 du 19 novembre au 3 décembre 2025
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